L’imaginaire des enfants au royaume des touristes

C’est l’histoire d’une poupée (mwana mvangati) jetée en mer, qui trouve refuge auprès d’un monstre de poils et de cornes, mais que sa mère, inconsolable, vient arracher à l’ombre de la forêt. Par amour, et pour la protéger. C’est aussi l’histoire d’une tradition, celle de la poupée de bois, devenue poupée de fer, avant d’être rendue galet. L’article que nous reprenons ici est paru dans le numéro 2 (août-novembre 18) de Mwezi Mag, le magazine culturel du groupe AB.

C’est l’histoire de la poupée anjouanaise, ainsi nommée par les colons, parce qu’inexistante dans le patrimoine des autres îles. Une tradition singulière. Qui ravit les étrangers, investit les intérieurs des foyers, et, surtout, remplit les fillettes de bonheur. Dans Archipelago perfumes, premier livre de photos consacré aux Comores,
 par les éditions Delroisse, on 
la voit debout, sur un fond de 
rouge orangé, avec sa coiffe 
noire de souveraine, son piercing nez en or, ses boucles
 d’oreilles aux pierres taillées 
dans un bleu émeraude, ses
 deux colliers, sa robe et son 
voile transparent aux motifs 
du shiromani. Le corps, son
 visage, sont vêtus de blanc.

« Cette photo symbolise toute une époque. Maintenant, on peine à trouver d’aussi belles figures. Peut-être même que plus personne n’en façonne des comme ça. Déjà, le bois se fait rare, le savoir-faire également. Et puis nos enfants ne rêvent plus que de poupées Barbie », raconte Mma Sitti Bourahima, une maman, la soixantaine, venue de Ndzuani à Paris, il y a un peu plus de quarante ans. Elle se souvient encore des longues conversations qu’elle tenait avec sa poupée mvangati à l’âge de dix ans. « Mvangati », c’est le nom donné au bois, avec lequel on les fabrique, apparenté à la famille des palmiers. Le peintre Chakri en parle comme d’un bois rare : « On ne le trouve qu’en grande forêt. Un bois séché, qui ne se détériore pas trop vite, et qui est très léger, tel fwamu. Pas raide, facile à manipuler, pour lui donner les formes de la beauté féminine ».

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La poupée traditionnelle à base de Mvangati.

Ce bois était arrangé, de manière à faire ressortir un visage, des bras, des jambes. Il y avait ce désir, ensuite, de magnifier la femme. Ses habits. Maquillage, bijoux et autres accessoires de beauté. « On travaillait à rendre la poupée humaine, du moins à en donner le sentiment, aux petites filles, à qui on l’offrait », note Chakri. La poupée mvangati devait incarner une icône, ses robes et ses voiles. « C’est une tradition présente partout dans l’île. Dans tout Anjouan, tu rencontreras cette manière de se vêtir, gauni et shiromani. Ici, on parle du costard de la femme : nde likotri la mtrumama ». Un classique de vieux glamour, célébré dans les mariages, à Ndzuani. Historiquement, la poupée mvangati servait aussi à occuper l’esprit des petites filles, qui jouaient à la petite maman. Celles-ci l’habillaient, la nourrissaient à base de cailloux, et lui contaient des histoires, en chantonnant. « Ce sont les jouets que nos grand- mères ont connus dans leur enfance ».

Par le passé, se racontaient aussi de belles histoires. Des contes de poupée en bois, rendues plus vraies que nature. Ainsi de celle, qui, jetée en mer, s’en va se marier avec un monstre de poils et de cornes. Une petite fille, inconsolée d’avoir perdu cette poupée (mwana mvangati), viendra l’arracher du royaume des ombres, pour la ramener chez les hommes. Un conte, qui aurait pu traduire passions et désamours autour de cette poupée anjouanaise, qui, menacée de disparition par ses concurrentes importées, a dû, par moments, être ramenée à la vie par les promoteurs d’un savoir-faire traditionnel. Le peintre Chakri en fait partie. Responsable de Swanaacom, un label d’artisanat local, il a découvert ce savoir-faire auprès de Mma Nuru ya Salama, mutsamudienne, aujourd’hui décédée. Il contribue à la réhabiliter, bien que la technique de fabrication paraisse quelque peu dépassée à certains.

Il en est qui citent le travail de Mma Fatima Baraka, elle aussi mutsamudienne et décédée. Défenseure d’un imaginaire issu de l’enfance, mais malmené par Barbie et autres harpies venues d’ailleurs, Fatima Baraka aurait révolutionné le genre, en remplaçant le bois par un socle en fer. A l’image des santons de Provence, entrevus dans le Sud de la France, où elle a vécu, un temps. « Elle a investi ce champ, en fabricant ces poupées, du début à la fin, avec une minutie de folie », s’enthousiasme Isabelle Mohamed, libraire, qui compte, parmi ses dernières acquisitions, la femme au Coran. Mma Fatima Baraka considérait que cette poupée, représentant une maîtresse d’école coranique (bweni fundi) en train de lire, avait sa place en ses bouquineries, (Habomo et Passamainty), où l’on défend si bien le livre.

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Un couple issu de la arabique de Mma Fatima Baraka.

Isabelle Mohamed poursuit : « Regarde ! Elle avait trouvé ce système d’armature en feraille pour que la poupée tienne mieux debout. Et à partir de là, en fait, elle a décliné toutes les situations possibles de la société ». En s’inspirant des tenues traditionnelles, et des contextes de vie. Le petit enfant de brousse et sa maman, fagot sur la tête, leurs habits en toile de jute (guni), le vieux paysan et son pantalon, des femmes au tari ou dansant le wadaha. Les poupées étaient parfois accompagnées d’une indication sur l’origine du costume. Mma Fatima Baraka a cherché à transmettre son savoir-faire, selon Isabelle Mohamed. « Elle a formé pas mal de jeunes. Mais c’est tellement minutieux, tellement exigeant, tellement fin, comme travail que ça ne s’est pas poursuivi. Et surtout, personne n’a jamais fait un travail de cette qualité-là ». Tout le monde s’accorde, pour lui attribuer une excellence, confortant l’importance du mythe des poupées anjouanaises.

Un mythe, actuellement en passe d’être complètement renouvelé par la poupée en galet. Une invention suisse en terre comorienne. Kathrin Schildknecht, compagne du pasteur Willi, cherchant un moyen, comme d’autres comoriennes, à leur époque, d’occuper et de divertir ses filles, nées aux Comores, sans succomber aux pièges modernes de la poupée formatée, s’empare des galets en bord de mer et les repeint selon le motif consacré des shiromani. Faisant vite le choix de ne pas réserver ce petit plaisir à ses seuls enfants, la missionnaire ouvre un atelier, à côté du centre national de l’artisanat à Itsandra, où elle enseigne sa technique à de jeunes artisans. Le succès pointe à l’horizon. Les adultes, surtout, se laissent émouvoir par ces bouts de femmes, dont on imagine les regards sous le voile coloré.

Le retour du couple de missionnaires en Europe n’a heureusement pas mis fin à l’aventure. Deux de leurs apprentis, Ali Youssouf et Allaoui Ousseine, de Komoni dans le Nyumakele, perpétuent le savoir-faire, avec un bonheur certain. La quarantaine bien tassée, ils officient depuis un container discret, sur la route de la Corniche à Moroni, où touristes et revendeurs viennent s’arracher leurs petites merveilles, peintes à la main. Un travail, là aussi minutieux, mais qui prend cependant plus de place dans le patrimoine dédié aux touristes que dans les foyers comoriens. La créature, qui se distingue des poupées de noces traditionnelles, a les traits d’un poupon nippon ou d’une poupée gigogne russe. Elle n’entre pas du tout dans l’imagerie de la sultane aux parures joyeuses, mais elle a l’avantage de figurer la grâce et la modestie des femmes du peuple. Son shiromani exprime une forme d’humilité certaine, qui fascine et charrie du respect.

Farah Zineb

L’image en Une représente les poupées en galet, signées Ali Youssouf et Allaoui Ousseine, les surdoués de Kathrin Schildknecht.
Pour télécharger le numéro 1 du magazine culturel d’AB Aviation, toujours disponible en ligne, se rendre à cette adresse: MweziMag #1.