Le verbe illuminé de la transhumance

« A chaque nuit revient le même rêve/ un agneau demande le passage à un taureau/ au ruisseau les étoiles refusent de boire ». Ces vers sont de Saïndoune Ben Ali, le « poète illuminé »[1] de Mirontsy. Sans doute
le plus fulgurant de la nouvelle génération. Une parole remuante pour la jeune et tranquille littérature comorienne d’expression française. Cet article est paru dans le numéro 2 de Mwezi Mag, le magazine culturel d’AB Aviation.

Une figure marquante du paysage. Par son esthétique scripturaire. Une écriture novatrice, renouant avec l’imaginaire du pays, mettant en exergue l’Histoire éclatée, interrogeant la mémoire occultée. Saindoune Ben Ali se situe loin de cette littérature-carte postale[2], irriguant le pays jusqu’en 1995. Il est l’auteur de quatre recueils de poésie. Le premier, Testaments de transhumance, paraît en 1994 aux Éditions Grand Océan à La Réunion. Il sera réédité en 2005 par une maison d’édition comorienne, KomEdit. En 2012, sort Feuilles de feux de brousse chez Bilk & Soul, en 2013, Malmémoires, toujours sous label KomEdit, et en 2016, Rêveries du pays des fées aux éditions L’Harmattan.

Considérée comme l’œuvre majeure de Saindoune Ben Ali, Testaments de transhumance va inspirer toute une génération d’auteurs, à l’instar du poète Anssoufouddine Mohamed ou de l’artiste Soeuf Elbadawi. De lui, l’auteur de Paille-en-queue et vol[3], longtemps son complice, dit qu’il est le premier à « avoir entrevu le naufrage d’un pays ». L’œuvre de Saindoune Ben Ali se lit telle une prophétie. Oracle ou oiseau de mauvais augure ? Il est l’un des premiers auteurs du cru à prédire le drame des morts en kwasa : « Esprit de Lunes, tu verras les enfants partirent en foules démentes vers des vies lointaines où la pluie est aubaine d’abondance et d’illusion… » Saindoune nomme la tragédie du Visa Balladur, avant qu’elle ne survienne. La frontière érigée par la France entre Ndzuani et Maore (70 km) n’existe que depuis 1995, alors que le texte a été achevé une année plus tôt.

Testaments de transhumance se construit également autour de la mort du père de la révolution comorienne : « Nom d’une terre orpheline : Ali Soilihi/ Nom : plaie de notre mémoire/ Passé de notre présent/ Présent de notre passé ». Un deuil insurmontable pour le poète. « J’avance dans la plaie », écrit-il. Une plaie béante et profonde. Saindoune s’interroge sur la manière de « survivre au meurtre ». Le rendez-vous manqué de tout un peuple avec son Histoire. La préface de Testamentsmérite tout un article à elle seule. Elle permet de saisir la complexité de toute son œuvre, son esthétique, sa représentation du monde et du réel. La personnalité marginale, complexe du « poète illuminé », connu pour ses excentricités, également.

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Le poète intervenant dans une école à Nyumadzaha.

Le poète y annonce sa mort, avec celle du Mongozi. Il simule sa fin, affirmant être « mort en 1978, piétiné par une foule carnavalesque dans les rues de son île, à l’annonce du coup d’état qui mit fin à la vie d’Ali Soilihi », alors qu’on le sait encore vivant et mordant[4]. Cette notion de carnavalesque est présente, tout au long du texte. Elle symbolise le chaos, le désenchantement et la désespérance. Cette mise en scène de l’auteur vient signifier l’absurde, l’innommable, « l’ubuesquerie » du peuple qui abdique : « 13 mai 1978[5]à Itsandra / la nuit et la mer accouche/ on assassine sous les hourras patriotiques. Nos joies ont l’ambiguïté d’une pourriture inodore…/ D’un côté les mosquées incendiées d’extase/ d’un autre les mudiria pris d’assaut par les lyncheurs ».

Dès les premiers vers du texte, le poète s’adresse à celui qu’il nomme « Esprit des Lunes ». Une entité immatérielle, un agrégat, qui survit au chaos des « îles de la lune ». On constate dans cette appellation toponymique que les îles disparaissent au pro t de l’astre lunaire, sublimé au pluriel. L’apostrophe à l’Esprit des lunes induit une forme de détachement chez Saindoune, par rapport au paysage, à la matérialité de cet espace. Libre, et survivant au déluge, sous une autre forme : « ton corps n’y est plus ton corps ». Comme pour nommer un état hors du temps. D’ailleurs, le poète ne parle pas du pays. Celui-ci est symbolisé par la ville, qui fonctionne comme l’hyperonyme de « pays ». La désignation du pays coïncide avec le moment, où le poète décide de raconter l’Histoire, par devoir de mémoire : « Je vais tout te raconter… Ne lis pas leurs livres/ Ecoute plutôt la voix de la montagne en érection ».

Il y a comme une nécessité chez lui de dénoncer la confiscation de l’Histoire, de lutter contre l’oubli : « Je cherche à recoudre ma mémoire ». Il dresse un récit apocalyptique autour de ce pays qui sombre, mais qui contribue, largement, à sa déliquescence : « Nous avons planté dans une rivière et la crue est prochaine ! » Détenteur de vérités, le poète inscrit son pas dans une pensée libérée de tous les jougs : « Le poème hérite du vent le pouvoir/ de modeler les dunes/ de bousculer l’espace ». Les textes font également ressortir sa sou rance, sa colère, au grand jour: « Moi faussaire/ je nomme la honte/ le pillage de l’histoire ». De fait, Saindoune annonce l’impossible réconciliation entre lui et ce peuple : « Un âne passe/ le Comorien salue tête baissée/ Aux braiements répondent nos applaudissements ».

Saindoune Ben Ali, intervenant dans un collège à Mirontsy.

Auteur de la marge, Saindoune Ben Ali se refuse obsessionnellement au culte du silence, à l’amnésie historique. L’écriture du poète vient par ailleurs bousculer les convenances et les conventions. Il s’oppose au conformisme (« la poésie, c’est le déchirement des suaires ») et parle d’éveiller les consciences (« poésie du silence insurgé »). Le livre devient le lieu d’une révolution scripturaire. Il peut ainsi se figurer tel un double du mongozi, tombant le masque de ses concitoyens : « Me voici debout et vivant/ dans la soif de maudire/ j’ai choisi de contrarier vos visages muets ». A moins que ce ne soit une résurgence de l’image des insoumis, accolée à Mirontsy, sa cité natale à Ndzuani.

Le poète s’inquiète surtout de la mutité des siens : « Qu’ont-elles ces Lunes ? ». Il réinterroge le vécu colonial. Mais il rappelle aussi que des hommes se sont battus dans ce pays contre l’asservissement, les watoro [de mtoro], figures de résistance, à l’image de « Tumpa le téméraire » ou de « Lopwa ». Saindoune déplore la disparition de ces rebelles, qui ont laissé place à « l’oligarchie aux « hiboux ploutocrates », au règne des clowns.

Saindoune Ben Ali peint un sombre tableau de ses Lunes. Il parle « d’un heurtoir de désespoir, râle inaudible ». De lui, Anssoufouddine Mohamed dit qu’il « ausculte l’esprit mortifère d’un peuple. Ses outrances. Ses apparences défaites. Sa longue et lente désintégration ». Impuissant, face au chaos, à l’apocalypse imminente, Saindoune souligne le désastre : « l’enfer a fini par être ». Dans ces vers, on lit le regret et l’amertume : « Maintenant nous marchandons la survie/ en monnaie de misère. Cependant nous communions au meurtre d’Abel et Caïn lequel des deux êtres ? »

Fathate Hassan
[1] Anssoufouddine Mohamed. 12 lectures, Bilk & Soul, 2017.
[2] Carole Beckett. Anthologie d’introduction à la poésie comorienne. Paris : L’Harmattan, 1995.
[3] Anssoufouddine Mohamed, KomEdit, 2012.
[4] Anssoufouddine Mohamed, qui évoque «une farce » à ce sujet, parle aussi de ce double que Saindoune Ben Ali s’est inventé à l’écrit, et à qui il fait signer certaines de ses préfaces, Burungu Houmadi Bongo : « Plus par héteronymie que par pseudonymie, le personnage se duplique, et nous voyons souvent surgir dans la signature de ses textes le personnage de Burungu. Dès qu’il s’agit de revenir au réel, de décliner son identi- té, de signer une préface ou une épigraphe, le secret poète se rétracte, laisse la place à son Burungu, plus incisif, plus prolixe ».
[5] Date de débarquement des mercenaires aux Comores pour défaire Ali Soilihi.
Pour télécharger le numéro 1 du magazine culturel d’AB Aviation, toujours disponible en ligne, se rendre à cette adresse: MweziMag #1.