Eliasse le rêve est permis

Belle année pour l’artiste ! En tournée jusqu’au mois de juin, il prépare la sortie de son prochain album, prévue chez Soulbeat Records en septembre. Vingt neuf dates, qui vont le mener de l’île Maurice aux Pays-Bas, en passant par la Belgique et l’Italie. De belles rencontres en perspective, notamment avec les Groundation, pour lesquels il assure quelques premières parties. Un nouveau départ pour l’enfant du Zangoma, avec qui nous nous sommes entretenus.

2 EliasseUne bonne tournée qui débute ces derniers jours dans l’Océan indien, et qui se poursuivra en Europe, ensuite. Les artistes comoriens aiment bien se plaindre de leur manque de visibilité. On peut dire que c’est loin d’être votre cas ?

Se plaindre, c’est humain. Maintenant, chacun essaie de se faire une place dans le froid, puisqu’on a déjà le soleil chez nous, avec ses propres moyens. Et question visibilité, ce n’est pas pour faire le rabat-joie, mais la route est encore longue devant moi ! Je ne peux pas me dire que ça y est, j’y suis arrivé ! Certes, ça peut donner cet effet pour des gens qui ne sont pas du milieu, mais le plus gros reste encore à faire.

Votre horizon s’élargit et vous rend moins tributaire de la scène locale. Vous évoluez désormais sur d’autres scènes. Mais qu’est-ce qui empêche l’entrée des artistes comoriens dans le vaste monde, selon vous ? Un problème de visibilité, de moyens ou de contenus ?

Pour se joindre au vaste monde, comme il est dit ici, il faudrait faire le point sur la richesse de notre patrimoine, avant d’aller voir ailleurs. On doit aussi travailler cette scène locale. Y proposer des lieux d’expression et de diffusion, afin que les artistes puissent faire évoluer leurs pratiques… La visibilité, les moyens, ça se trouve. Le contenu, c’est la base, mais en se posant les bonnes questions : pourquoi ? à qui je m’adresse ? comment ? Est-ce qu’un twarab traditionnel, fondé sur les mêmes accords/mélodies, reste pertinent pour un public qui ne comprend pas notre langue, par exemple ? Oui et non ! Oui ! Si l’exécution musicale, les instruments choisis,  sont à la hauteur des attentes d’une oreille novice et curieuse. Non ! S’il nous manque une certaine authenticité dans l’interprétation, une technicité et/ou une originalité, etc.  On n’est pas obligé de se plier à la demande. Quand le twarab est arrivé chez nous, il y avait du violon, de l’accordéon, et puis il s’est modifié avec le temps. La radio nous a fait découvrir le synthétiseur, la guitare électrique. Donc même sur notre petit caillou, il y a eu cette démarche de transformation, peut-être pas toujours d’une manière réfléchie, mais elle a eu lieu, instinctivement. Mais il y avait le contenu, à la base.

Votre musique se revendique zangoma. Un clin d’œil à Baco ?

Ce n est pas qu’un clin d’œil. C’est une fierté de porter haut et fort son concept. Je le fais mien. Car je trouve qu’il répond exactement à mes attentes. Pourquoi se trouver chacun « son propre style » alors que défendre un seul et même style nous donnerait peut-être une chance d’être plus visible ? Je parle de tous ceux [les Comoriens ?] qui se trouvent dans ce gros panier qu’on qualifie de world, sans étiquette… Ce n’est pas parce que quelqu’un d’autre a eu l’idée avant nous qu’on se doit absolument de créer autre chose. Ça ne nous enlève en rien notre côté créatif. Le zangoma résume mon univers. Il contient tout ce que à quoi j’aspirais, à un moment donné. Maintenant, c est une vision au sein de laquelle j’inscris une démarche personnelle.

Les artistes comoriens ont du mal à se réclamer d’une bannière commune. La peur de se laisser noyer par le succès d’autrui, sans doute. Cette scène évolue dans des formes de défiance, qui, bien souvent, rappellent l’atmosphère dans laquelle s’englue le pays, non ? Moi, moi, moi…

Il n’y a pas que les Comoriens ! C’est l’être humain qui est comme ça, en général, alors qu’on est obligé de vivre en société. D’ailleurs, les lois sont là pour canaliser les individualités. Il faut savoir mettre son égo de côté. La peur que l’autre soit plus visible ou l’emporte sur toi est un manque de vision évident. A mon avis, plus y en a qui sont visibles, plus ils éclaireront les autres d’une façon ou d’une autre. « Petit pays, petit esprit » ! Je le dis souvent, mais ceci n’est pas une généralité, fort heureusement. Et comme je l’ai dit, c’est un sentiment humain, qui se trouve renforcé sur un petit caillou comme le nôtre. Ça  reste surmontable, si les gens ont vraiment confiance en leurs qualités, assument leurs défauts, reconnaissent leur niveau. Savoir qui est le plus fort et le moins fort autour de soi est la meilleure façon d’avancer sans peur, tout en transmettant son expérience aux autres. Si on veut trop montrer le bout de son nez, c’est qu’on n’a finalement pas si confiance en soi, à mon avis. Et c’est ce qui nous amène à des situations où s’exprime la peur d’être noyé sous la lumière d’autrui, d’être noyé sous le poids des autres.

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Que peuvent les créateurs pour un pays aussi déchiré que les Comores ? 

Il ne faudrait pas que les artistes se donnent une responsabilité aussi lourde. Si on se souciait de la qualité de notre art, de la solidarité entre nous, le reste suivrait. L’artiste reste avant tout un être humain, avec ces défauts et ses qualités… Notre rôle est de réfléchir et d’essayer de faire réfléchir, et surtout de rêver et de faire rêver. Avec les rêves, l’espoir de changer les mentalités serait possible et  le reste suivrait.

Un nouvel album annoncé pour septembre 2019 ? Qu’est-ce qu’il raconte ?

Ça raconte la « vie », surtout celle des Comores et des Comoriens. Un duwa[1] pour ce pays, qui s’enfonce à chaque minute de notre vie. Ça parle de Amani way[2] pour le monde, de Hanywa tsi kasha[3] pour la liberté d’expression, de Endra mwambiye[4], un bora[5] pour les Comores, de la situation entre Mayotte et les/ses îles sœurs, etc. Les Comores sont le centre de mes mots sur cet album.

Travailler avec un label comme Soulbeat Records influe-t-il sur le son à venir ?

Je ne dirais pas qu’il influence dans le sens d’une mainmise, mais que grâce à un choix artistique commun, il me donne les moyens d’expérimenter et de faire évoluer ma musique. Je peux ainsi puiser dans la tradition (rythmes ou textes) et aller chercher d’autres sons, d’autres courants musicaux. Pour moi, les influences sont une richesse, quand elles ne sont pas imposées. J’apprécie le fait que ce label respecte l’âme originelle de l’artiste et lui permette de sublimer son travail.

Si votre son devient plus rock, plus blues, plus reggae, comme on l’a vu, ces derniers temps, sur scène, c’est que vous vous éloignez d en plus en plus de vos premiers pas au sein de la Maalesh Team ?

Je ne m’éloigne pas du tout de mes débuts, mais je continue à apprendre, toujours. Prenez un titre comme Ntsobwe de Maalesh, qui le joue d’une manière plus acoustique, alors que moi je vois du rock dedans. Il suffirait de faire un autre choix sonore et ça sonnerait autrement. Je ne fais rien pour m’éloigner de histoire, mais j’apprécie de pouvoir expérimenter de nouvelles choses.

Chercher à travers la musique, c’est ce qui me permet de ne pas me lasser de moi-même. Faire le choix de l’art ne se réduit pas à faire toujours la même chose, en tout cas au début… Et je me considère toujours à mes débuts à chaque nouvelle aventure entamée. Maalesh, lui-même issu de la formation Abou Chihabi, a évolué, en expérimentant pour trouver son propre univers, et ainsi de suite.

2 Eliasse

Il y a un phénomène inquiétant. Par le passé, l’univers musical du comorien était plutôt riche. A la fois, au niveau du patrimoine et au niveau des influences étrangères. De nos jours, l’artiste comorien donne l’impression de n’écouler que trois notes, les mêmes, sans jamais chercher à s’ouvrir à plus de complexité. Il y a une totale absence d’audace dans les propositions…

Il faut aussi se dire que c’est une logique, qui s’inscrit dans l’évolution de ce monde. On fait que ce qui est facile, accessible, rapide. On consomme, on jette… et au suivant ! Mais même si on tourne sur deux accords, l’essentiel est de vivre la chose, pleinement et sincèrement. Y aura toujours de la place pour les techniciens et les puristes, qui veulent explorer beaucoup plus.

Est-ce que la dimension pop de votre musique ne risque pas de diluer sa force originelle et sa pertinence déjà saluée, et par la critique, et par votre public?

Déjà qu’est-ce qu’on qualifie de pop ? Si la question concerne le fait de s’ouvrir à d’autres publics, alors oui, ouvrir ma musique, tout en gardant mon âme, est une continuité et une possibilité de faire passer les messages qui me tiennent à cœur, au plus grand nombre. On est plus fort à être plus écouté. Et cela donne plus de chances d’être entendu. C’est ma façon de voir. Et on doit expérimenter et ne pas rester sur ce qu’on sait déjà faire. On doit prendre des risques, se planter ou non, mais pour moi c’est une façon de me remettre toujours en question. Cela ne pourra que m’enrichir humainement et artistiquement.

Au-delà du désir d’expérimenter, est-ce qu’il n’y a pas un blocage dans les milieux artistiques comoriens, dû à un manque d’outils et de savoir-faire. Pour créer, on a besoin de savoir d’où l’on part, de maîtriser son monde, avant de se confronter à de nouvelles possibilités. Beaucoup d’artistes se sont formés sur le tas, sans avoir les moyens de parfaire leur technique. Ce qui les fragilise et les accule à rejouer la même chose. C’est une situation qui n’aide pas à s’ouvrir et à tenter le grand saut, non ?

Aujourd’hui, je ne pense pas que le souci concerne l’outil ou son apprentissage en musique. C’est une réponse trop facile, qui permet de jouer à la victime et de ne pas creuser plus, même s’il y a une grande part de vérité contenue dans la question. C’est vrai que pour acheter de bons instruments, par exemple, c’est compliqué, mais pas impossible. Pour apprendre, c est vrai qu’il n’y a pas d’école, mais l avantage, par rapport à avant (il y a à peine 20 ans), c’est qu’il y a internet ! Ok ! Il n’y a pas d électricité, tout le temps.. lol ! Je crois que c’est le temps et l’énergie qu’on mise pour accéder à tout ça qui restent fondamentaux, surtout en étant aussi éloignés (l’archipel) sur la carte du monde. Il faut savoir être curieux, se renseigner sur ce qui se passe déjà autour de nous (région océan indien), puis élargir sa perspective. La curiosité des artistes peut être très largement nourrie avec internet. Les choses ne sont pas faciles, mais  c’est justement le challenge ! Et la réussite n’en sera que meilleure pour tous. On est toujours dans la course, je crois.

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi

Toutes les dates de cette tournée 2019 : 26 février, 07, 09 mars, 09 juin à la Réunion, 01, 02, 03 mars à Maurice, 27 mars en Italie, 28, 29, 30, 31 mars, 07, 09, 10, 12, 13, 14, 17, 21 avril, 18 & 31 mai en France, 03 avril aux Pays-Bas, 04 avril au Luxembourg, 05 avril et 06 avril en Belgique.
[1] Prière.
[2] Chemin de paix`.
[3] Litt. la bouche n’est pas une malle. Elle est faite pour parler, s’entend.
[4] « Va lui dire… »
[5] Chant de louanges.