Ces élections annoncent le retour du nauséeux. A croire que le séparatisme a encore de beaux jours devant lui. Quoi de plus étrange en effet que de voir des leaders politiques prétendre à une représentation nationale avec des discours d’appartenance à une île ?
Les prétendants au trône se réclament chacun d’une communauté d’île, pendant que Faurec et Gevrey[1] s’en donnent à cœur joie dans l’au-delà.Les candidats semblent n’agir que par rapport à leurs intérêts du moment, et ne survivre qu’en manipulant le cliché de l’appartenance insulaire. Ils se disent volontiers de l’autre île. « Anjouanais », « Grands-comoriens », « Mohéliens » ou « Mahorais »[2] ! Un débat qui sent le rance, et la haine de soi. Car ce sont les mêmes familles, déplacées, recomposées ou situées dans l’entre-deux, qui se défient dans cet espace. Difficile de croire que les questions de filiation, de langue, de croyance puissent encore leur poser problème. Avec ce que l’on sait de l’intimité familiale des uns et des autres.
Mais il est vrai que beaucoup continuent à jouer sur la fibre séparatiste pour se maintenir en politique. Un vieux legs de l’histoire coloniale. Plus on s’affirme d’une île, et plus on a de chances d’exister. Avoir une ambition réellement nationale est un projet trop complexe à gérer. Les séparatistes et leurs amis ne se distinguent que dans cette capacité qu’ils ont à se laisser enfermer dans des niches insulaires, alors même que se poursuit une véritable guerre de classe, où des familles prédatrices, au vu et au su de tous, s’empiffrent au pouvoir. D’être issu d’un certain milieu procure encore des avantages en politique, matériels ou symboliques, même si les lignes sont de plus en plus biffées ou sciemment brouillées par ceux qui s’en revendiquent.
Il fut un temps où le jeu était bien plus clair. Les lignées de palais (mwana mjumbe) ou la noblesse de robe (sharif nasaba) traversaient cet archipel comme dans leur salon, en contractant des accords de sujétion au nom de tous (avec l’ancienne puissance coloniale notamment), pendant que la plèbe (wamatsaha/ warumwa) trimait dans les padza, avec une seule identité assignée à la naissance. Celle des laissés-pour-compte, à qui les séparatistes venaient revendre le discours de la division, ensuite. « Abel contre Caïn/ Lequel des deux »[3], écrivait Saindoune, le poète de Mirontsy, qui rajoutait, aussitôt : « shondra uka nde fikira »[4].
Un extrait de presse datant de la crise sécessionniste de 1997 à Anjouan.
Aujourd’hui, tous les chats sont gris. Bien nés, mal-nés, sont des expressions déconnectées du réel, qui, lui, entraîne tout le monde dans la mêlée. Dans les cercles de pouvoir se retrouvent aussi les enfants de la plèbe d’hier. Avec des envies de revanche sociale et des discours tendancieux, qui n’ont rien de progressiste. Une anecdote ? Dans un hôtel à Mutsamudu – le Papillon – un homme, il y a moins d’un an, vocifère : « On se prépare ». Il hausse la voix : « J’ai le droit de m’exprimer ». Il parle de « grand-comorien », de « rancune », de « dictature d’opinion ». Dans un contexte où les renoncements à la complexion d’un pays-debout se confondent souvent avec un fort sentiment de résistance, la confusion est ici établie. L’homme, issu d’un milieu social déclassé, fait partie de ceux que rallient, aujourd’hui, les séparatistes, qui, eux, ne viennent pas toujours du « petit peuple ».
Cet homme n’est pas si différent de cet autre pantin politique, qui, dans un QG de campagne à Moroni, s’enflamme contre le candidat du régime ? « Nous remettrons le pouvoir aux Anjouanais en 2021. Nous ne pouvons garder le pouvoir pour nous seuls ». Car il est et se revendique « grand-comorien ». Un phénomène étrange que cette notion d’appartenance à territoire limité dans un archipel où tout n’a été que recomposition et alliances depuis l’origine. De savoir que la majorité des prétendants à la prochaine présidentielle se reconnaissent volontiers dans une micro identité au cerveau rétréci finit par perturber. Les séparatistes ont réussi à labelliser leur grille de lecture depuis plus de 60 ans[5]. Pour survivre en politique, il suffit de plonger. Ou comment saper la mémoire en partage, en troquant ses convictions sur une carte d’archipel contre un siège de nouveau maître. Le nombrilisme de la petite différence est en hausse…
Aucun politicien n’a le courage d’initier une rupture et e condamner l’affront séparatiste, alors qu’il s’agit bien souvent d’un crime. Un crime contre le rêve d’une communauté d’archipel. Un crime anticonstitutionnel, qu’il faudrait punir, d’autant que le refus de la complexité encourage aux raccourcis, aux discours simplistes, caricaturaux. Ramenée à cette perspective, la bataille électorale de mars est synonyme d’une défaite collective. Les discours des candidats et de leurs partisans ne servent qu’à entretenir le vide structurel d’une nation mort-née, alors même qu’ils sont tous héritiers de cet ensemble historique, au sein duquel des réfugiés, des rescapés, des déracinés, venus des quatre coins du monde, ont su, jadis, conjuguer l’utopie du shungu.
Le président Azali Assoumani, qui se représente, est accusé de prôner un discours « séparatisant » par des opposants, qui, eux-mêmes, se pensent « mohélien », « anjouanais », « grand-comorien ». Ses sorties publiques jouent parfois d’une manière totalement déplacée sur le fait d’être de Ngazidja. Mais aucune loi ne prolonge la constitution dans une volonté de réguler ou de condamner les discours aux relents séparatistes. Ce qui ouvre un énorme boulevard à tous les « nauséeux ».
Aujourd’hui considéré comme un vieux legs, vidé de sa substance, cet imaginaire du shungu a sans doute besoin d’être réinvesti. Le « nous », certes, longtemps fantasmé, mais reconnu comme un puissant moteur de réinvention du soi, est le seul horizon susceptible de rendre leur dignité aux Comoriens. A voir s’agiter, se contorsionner les politiques actuels, avec leurs discours nauséabonds, on se rend compte de ce qu’il leur manque une audace dans la gestion des communs. Les conflits d’appartenance réduisent les utopies collectives d’hier à la sécheresse d’un présent immédiat. Il paraît nécessaire de redonner sens aux mots, qui, hier, sacralisaient la vie, et sans lesquels des êtres diminués, surgis de l’ailleurs, n’auraient pu trouver l’apaisement dans la passion du semblable en ces lieux.
Ceux que le vent ramenait sur ces côtes savaient l’aridité des contrées originellement quittées, et ne cherchaient qu’à y retrouver le goût de l’autre. Ils avaient un tel appétit du collectif que le destin commun, avec tout ce qu’il suppose de conflits et de tâtonnements, ne pouvait leur faire peur. S’il est vrai qu’il n’a rien de ces primo arrivants, le Comorien d’aujourd’hui appartient quand même à un monde abîmé, fracassé, concassé, par des années de domination sournoise. Un monde qui, à force de se voir saccagé, a perdu sa vertu originelle, qui se situait dans le groupe, l’attachement, le vivre-ensemble. De nos jours, le Comorien se noie dans une spirale, où la nature des liens est régie par la course à l’argent sous la dictature des apparences _ consommation marchande et clientélisme politique en sus.
Mange pour éviter que l’on ne te mange ! La prédation comme norme de conduite pour tous ! Les Comoriens deviennent des loups ! Mais combien d’entre eux savent-ils que l’on ne naissait pas « homme » dans l’ancien temps ? La tradition comorienne exigeait qu’on le devienne, en contribuant au destin commun, et en apprenant à concilier les différences. Un préalable au projet d’une société égalitaire (la société du shungu), auquel aspiraient, sans y parvenir, tout à fait, les Anciens. Il n’empêche qu’ils se cherchaient des raisons de faire corps. Ils se savaient dépendants les uns des autres dans un paysage aussi âpre. Un paysage de feu et de noir de lave. Au lieu de se laisser ronger par l’obsession du pouvoir, les gens de ce pays s’inventaient des alliances dans l’ancien temps, au sein desquelles l’égalité partait parfois du plus petit dénominateur commun, sur la base du don et du contre-don.
Une vieille carte de cet archipel, prétendument passé de quatre à trois îles.
Un principe qui supposait solidarité, générosité et partage. Ces gens ne voyaient pas ce pays comme un espace à occuper, mais plutôt comme un passage où allaient se réécrire des réalités nouvelles. Ils entretenaient en eux cette même volonté de se défaire des liens passés, afin d’en esquisser d’autres. Ils sont ainsi parvenus à fonder une sororité d’obédience matrilocale, au sein de laquelle le pouvoir avait valeur de garde-fou contre l’éclatement. Un imaginaire que la relation coloniale, avec le soutien ferme des ambitieux et des opportunistes, est venu bousculer, en inversant les liens d’appartenance. D’où ce désastre…
Les politiques actuels, en inscrivant leurs pas dans le nauséeux du séparatisme, enfoncent le clou. Que ne cherchent-ils à transformer les institutions, à commencer par cette constitution aux perspectives archipéliques si raccourcies ? L’audace en politique serait d’imaginer un peuple rassemblé à nouveau, et non de petites entités claniques, négociant leur survie au prix du baril annoncé[6]. Il paraît tellement simple de se sentir grand-comorien ou anjouanais de nos jours qu’on en perd son mohélien, entre deux crises de mahorité[7] aiguë. Et voilà pourquoi ces élections n’échapperont pas aux démons de la division…
Soeuf Elbadawi