Il est une page d’histoire des Comores sur laquelle les spécialistes font l’impasse. Une histoire que les cercles de pouvoir officiels ignorent volontiers, par peur de ses effets sur la jeunesse actuelle. Une histoire de bravoure, qui, certes, s’est terminée dans le drame, lors des événements dits du Mbude, mais laisse entrevoir la possibilité d’une utopie libératrice par le recours à l’insurrection. Récit.
Nous sommes en 1915, les habitants de l’archipel semblent n’avoir jamais été en paix depuis que la puissance française s’est intéressée à ces îles. Officiellement annexé en tant que colonie en 1912, après bien des accords, le pays se voit rattaché à Madagascar. Comme dans nombre de colonies où elle est présente, la France y exige une participation à l’effort de guerre. Les Comoriens consentent même à l’envoi d’un bataillon[1] au front. Les conditions de vie devenant plus difficiles en temps de guerre, la population a de plus en plus de mal à s’acquitter des impôts nouveaux, créés vingt ans plutôt.
L’impôt sur les pirogues et celui de capitation[2] sont particulièrement contestés. La question est que le colon essaie à ce moment-là d’organiser une économie au service de son expansion. Ce qui perturbe les usages anciens, et les habitants, obligés de payer une dîme au conquérant. Les impôts sont aussi une ruse, permettant aux colons, Humblot en particulier, de faire travailler la population sur les terres expropriées, sans la rémunérer. Les personnes n’ayant pas le moyen d’honorer ces impôts doivent en effet travailler pour les coloniaux. Une façon de payer leur dû en nature. Les Comoriens là encore consentent…
Tous ceux qui ne paient pas et qui refusent de travailler gratuitement sont arrêtés et emprisonnés. Les autorités traquent les réfractaires. Parmi eux se trouvent des habitants de Ntsaweni, dans le Nord-Est de Ngazidja. En 1905, ils sont arrêtés et emprisonnés. Certains se résignent aux « travaux forcés », en retournant travailler sur les champs du colon ; d’autres prennent le chemin de l’exil, vers le Tanganyika ou Madagascar. Pour les autorités chargées de prélever l’impôt, la situation se complique néanmoins, dix ans plus tard. Entre juillet et août 1915 vont se produire « les troubles du Mbude » : « nde nkodo ya mbude »[3].
Deux timbres du temps des colonies, l’un montrant la Grande Comore et Ntsaoueni, et l’autre célébrant la garde indigène.
L’administration coloniale envoie la Garde indigène arrêter les individus se refusant « à l’acquittement de l’impôt »[4] dans cette région, alors même qu’elle génère de la pauvreté, en dépossédant les habitants de leurs terres. Dans le hameau de Djomani, les réfractaires à l’impôt sont arrêtés, hommes et femmes, attachés tels des animaux les uns aux autres à la taille, formant une chaîne humaine si serrée que lorsqu’un individu voulait faire ses besoins, tout le monde devait s’accroupir. Mal vécu, cet événement humiliant échauffe les esprits, et les captifs refusent d’obéir. Une maison est réquisitionnée pour les enfermer sur place.
Une prison improvisée au sein de laquelle va se vivre une seconde humiliation: la goutte d’eau qui fait déborder le vase. A l’endroit, en effet, où se trouvent les prisonniers, une femme enceinte, en train de perdre les eaux, demande à accoucher dans une autre pièce. Les autorités s’y opposent. Ce qui est considéré comme un affront par les insurgés. Fidèle à l’adage comorien – « Kairi hufa rahana zona haya »[5] – la population de Djomani, où se déroulent ces événements, se soulève. Les choses s’enveniment. Et les gardes sont attaqués, lapidés, désarmés.
Tous les hommes valides de la région se mobilisent alors en direction de Djomani. Ils coupent les routes menant à Mitsamihuli, où réside l’administrateur Teyssandier, ainsi que celles menant à Moroni, principal chef-lieu de l’île, pour empêcher l’arrivée de renforts potentiels. La région est ainsi coupée du reste de l’île, sous le contrôle des insurgés. Très vite, la nouvelle du soulèvement se répand, telle une trainée de poudre. D’autres régions vivant les mêmes injustices décident d’imiter leurs compatriotes du Mbude.
Dans le Dimani, à l’Est, le soulèvement s’avère plus féroce, et trois hommes vont se distinguer, en allant jusqu’à donner leur vie dans les affrontements. Le premier, Masimu, est un jeune homme sans histoires, connu pour sa bravoure, fils d’un ancien haut dignitaire du temps du sultan Said Ali. Son charisme réussit à rameuter des jeunes issus des régions voisines. Le second, Mtsala, tout aussi brave, démontre le même zèle au combat contre les humiliations et l’oppression. Le troisième est connu sous le nom de Hamadi Patiara.
Devant les tombes de Masimu et Mtsala sur la route de Diman (© DR).
L’audace de Masimu lui assure la confiance des jeunes désirant comme lui en finir avec ce système. Les insurgés font le serment à sa suite de bouter les colons hors de l’île, voire de l’archipel[6]. Obtiennent quelques victoires au début, ils réussissent à prendre le percepteur des impôts et ses gardes en otage, avant d’être contraint de les libérer, à la demande de leurs aînés[7]. Pris de panique, l’administration coloniale[8], envoie du renfort depuis Madagascar.
Les événements prennent alors une autre dimension, d’autant que les soldats en provenance de la grande île sont lourdement armés. Ils ouvrent le feu sur la population, libérant l’administrateur Teyssandier, jusque-là condamné à ne pas quitter sa résidence de Mitsamihuli. Les soldats décident ensuite d’en finir avec Masimu et ses alliés. Le 30 août 1915, un affrontement violent a lieu près de Sambamadi. C’est durant cette bataille, opposant les tirailleurs sénégalais, armés de fusils, venus de Madagascar aux jeunes des régions de Ngazidja, armés de bâtons et de pierres, que Masimu, Mtsala et Patiara tombent sous les balles. On déplore des dizaines de blessés. De nombreuses arrestations ont lieu. Nombre de rebelles sont déportés à Madagascar et Maore, d’autres emprisonnés sur place.
l’Histoire étant racontée par le vainqueur, ces événements ne figurent dans aucun manuel scolaire. Aucune stèle ne rend hommage à ces révoltés. La patrie préfère de loin célébrer ceux qui sont tombés, en défendant l’oppresseur. Reste ce cri de résistance que les historiens officiels ne peuvent ignorer. Celui de la mère de Masimu, Zema Bwana, dont la complainte[9], chantée à l’annonce de la mort de son fils, est encore présente dans les mémoires des plus âgés. Une œuvre inspirée que complèteront les vers du poète Ipvesi Bungala[10]– Mgomri de son vrai nom – qui, ayant également pris part aux événements, s’est vu condamner à la déportation.
Expropriation des terres, violences coloniales, compromissions des notables pour tempérer une jeunesse indignée et révoltée contre l’humiliation, l’injustice, l’oppression… Autant de raisons qui ont conduit aux événements tragiques dits « du Mbude » en 1915. Nous sommes en 2019, et la question demeure de savoir si le combat de Masimu, Mtsala, Hamadi Patiara pour la dignité n’a pas pris fin avec leur disparition ?Qui s’en inspire encore dans l’archipel ?
Kari Kweli