Mika Mila est le titre du nouvel album de M’toro Chamou. Dix pistes qui sonnent comme une mise en garde contre la dépossession, contre la main insidieuse du « mkolo », parlant de Mayotte. Après Punk Islands, son précédent album, paumé dans le « no futur »entre « Mayotte » et les « Comores », ce dernier M’toro se réclame résolument mahorais. C’est toujours dans la veine punk, blues, rock, que M’toro tente de réinventer son mgodro[1]. Si sa guitare est toujours aussi vive, son discours, lui, paraît ambigu.
Il y a ce titre Kamariya, un adieu : « mwana bweni Kamariya / tsa hudala be tsihuva mengo »[2]. Quelques accords plaqués à la guitare sur un binaire pop rock et une basse bien tassée, Kamariya est un morceau à allumer les briquets. Une mélancolie certaine, avec la voix de M’toro, confiant cette histoire d’amour, de choix et de séparation. Il semble faire allusion à la rupture au sein de l’archipel des Comores. « Kamariya » vient de l’arabe Qamar[3], tout comme « Comores ». On lui tourne le dos pour une autre. Un choix prétendument assumé. Pourtant « Kamariya » hante l’artiste, tel un spectre : « tsi jua ntro amba risi mana bweni/ tsi paka yike ya umana hata paka meso suku ya kiyama »[4]. Des états d’âmes qui traduisent le besoin de se rassurer : « Tsi hairi vo nahwangaliya matsoni / na hwambia mba / nisi mvendza de bweni Sania »[5]. La vérité d’une rupture mal digérée ? Dites, les yeux dans les yeux ! M’toro ici fait penser à la chanson de Daouda Koné qui confiait, non sans humour, son incapacité à choisir une épouse entre deux femmes[6], « Fanta » et « Amina », se retrouvant balloté de l’une à l’autre. Le morceau « Kamariya » trahit un même manque de sérénité, qui rappelle incidemment le rapport des « mahorais » à leur identité originelle.
M’toro Chamou.
M’toro joue de sa musique comme d’une baguette magique, qu’il suffit de brandir pour arranger les soucis. Dans le titre C’est la vie, il chante : « neka wantru wa mana duniani vanwe/ de heli ya dunia / neka wantru washindrana duniani vanu/ de heli ya vumoja »[7]. Ainsi va le monde. Avec une guitare qui cingle tel un fouet, la mélodie fait voyager. Dès l’intro, on s’imagine facilement dans un face à face de western. Le mystère, l’issue de l’affrontement, s’entretient avec un arpège de guitare, ralentissant par endroits, pour laisser souffler le vent, ou s’arrêtant net, pour augmenter le suspens. M’toro Chamou nous embarque, mais fait aussitôt retomber la tension, avec ces paroles candides : « Natso vendza ri samilihane / ridale zi mbi ra faniyana »[8], car « c‘est la vie, c’est comme ça ». Une poétique de la table rase, qui se poursuit dans le morceau Zi Viri[9] :« nari sikane mihono/ rilishe fikira za nkondro/ za vira zi viri »[10], dit le refrain dans un recyclage mélodique – bien aiguisé – de la chanson « Mwaylera »[11].
Un discours d’enfant sage, limite naïf, contrastant avec l’idée de rébellion, de virulence et de subversion, que l’on se fait du « m’toro ». Cela, d’autant plus que l’on se rappelle de la chanson Dzinala[12], où l’homme justifiait le choix de ce nom d’artiste : « udjama wangu/ us’sikitihe na dzina na djiva/ tsi djihiri amba mi m’toro/ dzinalo lina kweli zahe »[13]. L’album Sika Mila est en phase avec la réalité de Mayotte, notamment celle des enfants livrés à eux-mêmes dans les rues. Dans Udjendra, c’est un de ces enfants que M’toro questionne : « Basi wawe usendra havi / wawe ukentsi havi / ta udjendrawo »[14]. Le morceau est un blues orné de notes de banjo. S’y ajoute un son d’harmonica, pour une alchimie assez new-orleans, qui sait accueillir les « ah » d’un daira[15], donnant au morceau le visage d’une prière : « he wana wa vone wana »[16]. Prier, cet ultime recours lorsque les évènements vous débordent. L’artiste attribue la responsabilité de la situation de ces gamins de rue à l’Etat : « Yinu lera ya likoli / nisi huwona mavareni/ wuri kavsi sirikali »[17].
Live direct.
A propos de ces enfants, qui font couler l’encre à Mayotte comme en France, on se souvient de wana weke[18], un titre du rappeur « mahorais » Bo Houss. Ce dernier les décrivait : « naritunde wana wa pareni/ amani mana wawo wasi lala mavareni/ Mtsana wa juwa au wa nvuwa / umiya mbeli mwa duka/ wana wawo wawe uwajuwa »[19]. L’artiste interrogeait la responsabilité de tous : « tsi shanga mana wasi uwangalia matsoni / afa kavu tsena wanadamu waliona imani »[20]. Nous étions en 2011, la situation n’était pas aussi explosive qu’aujourd’hui sur l’île, en matière de délinquance juvénile. L’émotion dans la voix, Bo Houss ne manquait pas de courage pour poser les vraies questions :« rina djukuma mbeli za wana / wasi walezi kafadhalika madhwamana/ nari lishe yilazimu mawore vu buze hawa / manamkini walezi wawo wa amiwa na djapawa »[21]. Un constat qui s’oppose au foisonnement de récits coloniaux, parlant d’enfants volontairement abandonnés par leurs parents. Une thèse que M’toro Chamou prend le risque de prolonger, sans rien dire sur la raison pour laquelle ces enfants sont dans les rues. Son propos s’avère flou, s’agissant, à travers ces mômes, du rapport entre Mayotte et la partie indépendante de l’archipel.
A l’heure où l’île hippocampe est sujette à la division et à l’injustice sociale, M’toro Chamou accuse « Babylone ». Il se désole : « Dalawo ntrini neka kavasi niya / be siayasa nawu hanyisa yi Maore »[22]. Si Mayotte en est là, c’est peut-être bien parce que ses enfants n’ont pas su écouter la voix des aïeux, s’essaie à dire l’artiste. Et pendant ce temps « Babylone » en profite pour asseoir son pouvoir, à un point tel que l’artiste tient à rappeler que les natifs sont toujours chez eux à Mayotte : « ra pvanu »[23]. Il chante : « vanu zaja vanu zisi ri songe / mwisoni ziri reme ngwe/ tsena zija vanu hawu djabari/ hatru lewo ». L’album Sika Mila[24] semble vouloir alerter sur les effets d’une mécanique insidieuse, celle de la dépossession[25]. M’toro enjoint la jeunesse mahoraise à se prendre en main, en évitant les pièges d’une consommation servile. « Shababi m’maore usi lale bure, bure » ou encore « wawe mwana m’makua ziya udji kuwa, kuwa », dit-il dans Sika Mila. Une rythmique reggae contenue sur un groove rock. Il y est question de culture ou de tradition en péril. Surgit vers la fin, les voix d’un chant « deba », en écho, probablement à ce titre éponyme.
Son premier clip à la sortie de l’album.
Dans Wasi de wale, M’toro semble se réveiller : « wasi nde wale wadzade watru wako waha madjahaze/ lewo wananyangwe zendre jeje hata yilaka karsinayo »[26]. Le constat y est amer, quant au déni de soi. Le morceau se souvient d’un temps révolu. Ce temps où les natifs de Mayotte avaient encore du savoir-faire, avant que le legs ne se mette à disparaître. Le martiniquais Edouard Glissant parle de la perte de la technique comme un des pièges du colonisateur, soucieux de garder une mainmise sur l’espace occupé. Toutefois, bien qu’alerté, M’toro, se pense capable de ruser contre l’adversité. Il achève de nous surprendre : « neka wawe mkolo/ wasi watoro »[27]. Dans une île, où l’on réclame les mêmes droits que la « Métropole », le propos de l’artiste ne mâche pas ses mots dans « Mgodro Rebel » : « wudhuluma nawulawe / pare Maore yi trendre »[28]. Il poursuit : « Kwaheri ushonga wa Babylone », comme pour tourner le dos à l’aliénateur.
M’toro Chamou l’a compris. Une forme de néantisation menace le « Mahorais », aujourd’hui. L’artiste invoque la culture pour s’y opposer [29]. Avec l »aide du mgodro, musique populaire, qui exprime, ici, l’ancrage identitaire : « mgodro watru wuno / wuna mila na mwenge wa patsa ». Mais ne faudrait-il pas creuser dans le passé pour savoir ce que charriait cette musique de l’archipel, afin d’éviter de sombrer dans un folklore mal-habile ? Dans« Mwenge »[30], un salegy blues, le chanteur exprime mieux sa peur de voir s’éteindre la culture des siens, sous le poids de l’aliénation : « zendza mwafaka nasi/mila yatru yisi baki shidzani »[31].
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Musique populaire des Comores.
[2] « Jeune fille Kamariya/ je ne t’oublie pas/ bien que je t’aie tourné le dos ».
[3] « Lune » en arabe.
[4] « Je sais que l’on se déchire/ mais cela ne peut durer éternellement ».
[5] « N’ai-je pas mieux fait, en te disant les yeux dans les yeux que j’aime Sania ?»
[6] « Mon cœur balance », Daouda Koné chante : « J’ai un problème/ j’aime deux filles/ je ne sais pas laquelle choisir ».
[7] « Si les gens se déchirent dans ce monde, ainsi va la vie ».
[8] « J’aimerais que l’on se pardonne/ Que l’on oublie le mal qu’on s’est fait ».
[9] « C’est passé », une manière de dire allons de l’avant.
[10] « Tenons-nous la main/ mettons fin aux idées de conflit / enterrons le passé ».
[11] « Mwaylera », version cosignée avec Mikidache dans l’album Mgodro Gori, sorti en 2006.
[12] « Mon nom ».
[13] « Mes proches/ Ne vous étonnez pas/ de mon surnom/ Je m’appelle M’toro/ ce nom tient d’une vérité ».
[14]« Où vas-tu, donc ? / Où habites-tu ? / Que fais-tu seul dans la rue ? ».
[15] Rituel soufi.
[16] « Qu’ils en soient bénis, les enfants ».
[17] « C’est l’heur de l’école/ je te vois dans la rue/ Où est donc passé l’Etat ? »
[18] Signifie « Enfants seuls », un morceau de l’album Tsenga 2,un projet collectif regroupant plusieurs artistes de l’archipel des Comores et d’ailleurs.
[19] « Ouvrons les yeux/ à quand la paix, ces enfants dorment dans les rues/ qu’il fasse soleil ou pleuve/ ils font la manche devant les magasins/ ces enfants-là, tu les reconnais ».
[20] « Ce qui m’étonne, c’est qu’on arrive à les regarder dans les yeux/ Sommes-nous à ce point insensibles ? »
[21] « Nous sommes tous responsables face au sort de ces enfants/ il faut que la situation change à Mayotte/ peut-être que leurs parents ont péri sous les djapawa ».
[22] « Quel remède si nous continuons à nous diviser ?»
[23] « Nous sommes là ».
[24] « Préserve ta culture ».
[25] Lire, à ce propos, « Le discours Antillais » d’Edouard Glissant.
[26] « Il fut un temps, chez nous, où les femmes construisaient des boutres/ Aujourd’hui, mes frères, comment se fait-il que même le port ne nous appartient plus ? ».
[27] « Si tu es le colon/ nous sommes les watoro ».
[28] « Que cesse l’injustice/ pour que Mayotte grandisse ».
[29] Le titre de cet album fait penser au festival Mila Tsika. Ce dernier prétend s’ouvrir au monde avec la volonté de « placer Mayotte au cœur d’un réseau culturel régional », labellisant au passage une « culture mahoraise », larguant les amarres avec le reste de l’archipel. Pour y être programmé, il faut être conforme à l’esprit du festival : « ouvert au monde, source d’inspiration pour les jeunes générations, d’émulations et d’échanges ». Déclarant la guerre au « fantasme d’une tradition pure », figée, ce festival souhaite renforcer les échanges entre département français et la région, pour que Mayotte s’en nourrisse. Ainsi peut-on y voir des artistes de différents horizons : Moh Kouyate de la Guinée Conakry, Akousta de La Réunion, ou encore un groupe Sri Lankais, le Ceylan Music Band. Comment y croire, à ces échanges, lorsque dans la même période, l’Etat français se dit « prêt à dépenser sans compter pour expulser des Sri Lankais », qui arrivent clandestinement sur l’île ? Ce festival est financé, entre autres, par le Ministère français de la Culture, le Ministère des Outre-Mer et le Département de Mayotte, donc par le même Etat français qui enferme Mayotte dans de nouvelles frontières au destin de meurtrier. Comment y croire ?
[30] « Lumière ».
[31] « Ce qui serait mieux pour nous/ c’est que notre culture ne reste pas dans l’ombre ».