Abyati 19

Le premier album des Lyaman – ensemble soufi des Comores – vient de sortir sous ce titre. Abyati (Buda Musique/ Universal), pour dire « poème ». Le chiffre 19, pour marquer l’année de ce rendez-vous discographique. Une expérience inédite aux Comores, puisque ce répertoire y est souvent confiné dans les zawia[1], défendu par les seuls muridi[2].

Lyaman est donc le premier ensemble du genre. Ils sont trois disciples de confrérie à l’animer. Mourchid Abdillah, Mohamed Saïd et Chadhouli Mohamed. Trois piliers de dhikri[3] pour cette aventure discographique aux contours singuliers. D’ordinaire, leur répertoire se partage dans les zawia entre initiés. La shadhuliyya l’yashrutwiyya à laquelle ils appartiennent est celle dont le porte-drapeau est Maaruf (Saïd Mohamed bin Cheikh Ahmad Al Maaruf), un disciple lui-même de feu Abdallah Darweshi de Ntsudjini à l’origine. Ce mystique, dont la disparition, il y a plus d’un siècle, se discute encore dans l’intimité des foyers, serait passé, un soir, au travers d’une ouverture murale, et ne serait plus réapparu, depuis. Son histoire passe pour l’un des secrets les mieux tenus du soufisme aux Comores.

Al Maaruf, disciple de Darweshi, a vu son étoile grandir par la suite dans toute la région indianoceane. De Zanzibar à Madagascar. Avec une base de repli légitime à Moroni, sa cité de naissance, où se dresse son mausolée dans le Shashanyongo, en pleine médina. Aujourd’hui, encore, on se bouscule au portail pour y prier, espérant son intercession auprès du Tout puissant. Au fil des ans, Al Maaruf est devenue cette institution contre laquelle même les fondamentalistes les plus aguerris n’arrivent plus à se liguer. Une institution, symbolisant tolérance et amour du divin, là où les tendances nouvelles de l’islam essaient de vendre la carte du rigorisme le plus roide. Ne pas oublier ! Le soufisme a longtemps incarné le visage de l’islam populaire dans ce pays, où les mythes fondateurs parlent volontiers de religion choisie que de  croisades arabo persanes.

Z4 AuStudio

Mourchid Abdillah, Mohamed Said et Chadhouli Mohamed au Fale City Studio à Moroni.

Six confréries répertoriées au chapitre, si l’on met de côté la shadhuliyya, à laquelle appartiennent les membres de Lyaman. La qadiriyya, la dandarawiyya, la rifaiyya, la anlawiyya, la nakshbandiyya et la tidjaniyya, arrivée plus récemment d’Afrique de l’Ouest. La shadhuliyya, dont le répertoire est connu pour avoir nourri un opus entier chez Buda Musique (label parisien) en 2014, rallie nombre de khalifa[4] désignés dans les quatre îles. Le sheikhi Mohamed Moussa Mirzan en fait partie. Son autorité à Ngazidja lui vient de quatre autres sheikhi à la grâce reconnue : sheikhi Mahmoud Ben Youssouf, sheikhi Mohamed Kassim bin Abdallah, sheikhi Fayadhwi bin Abbas et sheikhi Youssouf Minihadji, tous, aujourd’hui décédés[5]. Leurs noms s’entendent comme autant de bénédictions portées sur Mirzan, qui a autorité sur la communauté zanatany. Une communauté connue pour sa puissance d’interprétation des abyati soufis, à laquelle elle associe le feu ternaire des mélodies indianocéanes.

Mourchid, Mohamed, Chadhou, et leurs amis défendent très justement cette part d’héritage, transmis entre l’archipel et la Grande île dans une dynamique d’ida y vuelta[6]. Des chants d’une beauté incommensurable, à la mélodie tourbillonnante, transformant le daïra[7] en lieu de célébration du divin. On dit qu’en plein dhikri, les muridi peuvent, à force d’être habités par la beauté de leur quête, tutoyer l’invisible. Les anges comme les djinns s’invitent dans le cercle, créatures comme les hommes d’un même Seigneur, dont la puissance n’est plus ici à craindre, mais à vénérer, ne serait-ce parce qu’il relie les hommes entre eux le respect de ce qui les fonde, et la tolérance du semblable. Le divin représente les limites de ce qui déborde l’humain, et qui, pourtant, est censé nourrir son existence. Il est question de responsabilité et de liberté dans l’enseignement soufi. Responsabilité morale et liberté des individus. Des mots que l’ordre religieux et ses nombreux dépositaires auto proclamés cherchent souvent à écraser. Les soufis ne sont ainsi pas toujours appréciés de ceux qui ne le comprennent pas, à commencer par les tenants de l’ordre établi.

Lyaman sur la scène du théâtre Antoine Vitez à Ivry Sur Seine.

Aux Comores, ils seraient apparus sur les rives comoriennes, il y a plusieurs siècles. Il en est qui questionnent l’arrivée des Perses, Chiraziens et affiliés, aux 11èmeet 13èmesiècles, pour déterminer le moment exact de leur apparition dans cet espace. Il en est d’autres qui se contentent de remonter aux premiers muridi réprimés au 19èmesiècle, à cause d’une menace politique pesant sur Said Al Maaruf et ses condisciples. Sa fameuse traversée du Bambao vers le Hambu, à travers sentes et fourrés, coursé de peu par les askari[8] de son cousin sultan, Said Ali Mfaume ; Son épopée à Ndzuani, les affrontements avec le pouvoir local, de Mutsamudu à Ouani ; son repli dans la mosquée d’Al Azhar à Mirontsy ; son retour spectaculaire en boutre à Moroni, d’où il serait initialement parti sous un voile de femme, afin d’échapper aux sbires du sultan à ses trousses ; son triomphe architectural avec la construction du Kalawe[9], la réhabilitation des murs de la mosquée de vendredi sur la place Badjanani et la construction de la zawia du Shashanyongo. Devenus  vestiges de visionnaire, ces quelques traces de son passé de bâtisseur nourrissent la légende d’un homme à qui les cieux auront ouvert les portes de ce monde ici bas.

Une légende, qui, de nos jours, est célébré, tous les saba’ îshrini de l’année. Dans l’ensemble du pays, et bien au-delà. Combien de politiques ignorent-ils encore que la querelle entre gens de Maore et gens des autres îles s’enterre ici sec, dès que la mort d’un sheikhi exige le rassemblent de tous les muridi de l’archipel pour un ultime dhikri ? Aux Comores, les confréries (twarika ou tarîqah en arabe (la voie) ont ce privilège d’unifier les pires adversaires, par delà leurs convictions affichées. Ainsi Damir Ben Ali, historien et anthropologue, rappelle-t-il, au nom du Collège des Sages, cet épisode récent du feuilleton politique de l’archipel (1956), où l’on vit Said Mohamed Cheikh et le prince Said Ibrahim sceller un pacte à l’ombre de Maaruf, dans la zawia du même nom : « Lorsque notre communauté nationale fait face à une crise si violente dans toutes nos relations, sociale, culturelle, politique, et même dans nos pratiques cultuelles, nos guides sur la voie de la foi en Dieu, nos intellectuels et nos cadres techniques et politiques se rassemblaient dans les mosquées pour prier ensemble et demander pardon au Créateur. À partir de là, ils enterraient la hache de guerre et se pardonnaient mutuellement. Ceci permettait d’oublier les propos incontrôlés, les comportements irresponsables et ouvrait la voie vers un dialogue franc et constructif dans l’intérêt du pays ».

Les trois de Lyaman et un compagnon, Said Soilih Soimih, présent sur l’album, à leurs côtés.

Dans la zawia se réconcilient les frères ennemis. Dans les zawia se nouent encore et toujours de nouvelles fratries, qui débordent l’humanité présente dans ses faits et gestes. Est-ce ce qui inspire autant de ferveur à Mourchid, Mohamed et Chadhou dans leur interprétation de ces chants soufis que la mer a balloté entre Madagascar et les Comores ? Leur aventure reste inédite. Tout en étant rattaché à la shadhuliyya l’yashrutwiya – nous le disions plus haut – ils forment le premier ensemble soufi, offrant la possibilité à n’importe quel mélomane d’apprécier cette poétique mystique. De fait, ils incarnent une nouvelle page de l’histoire soufie  en cet archipel, dans la mesure où ils situent leur projet discographique hors des limites du cercle confrérique. Ils mettent l’héritage en partage, y compris sur des scènes inhabituelles. Un fait assez rare pour être souligné, à l’heure où les wahhabites se targuent de pouvoir asséner des vérités indiscutables aux croyants de l’archipel, oubliant  l’histoire extraordinaire de l’homme – Mtswa Mwindza – qui partit chercher le Livre saint à la Mecque au 7èmesiècle. Les Comoriens ont pourtant choisi cette religion, là où d’autres l’ont subie. Ce qui n’est pas sans perturber le débat en apparence clos sur l’imaginaire arabo musulman de ces îles…

Les membres des Lyaman évitent autant que possible de réduire ce débat. En racontant comment ils se sont retrouvés sur une scène de jazz improvisé au Lieu de l’Autre, un lieu de résidence et de création situé à Cachan en région parisienne. En reprenant à l’envi les questions posées, lors de leur apparition dans un spectacle créé au théâtre d’Ivry en novembre 18, lequel spectacle a été ensuite présenté au Tarmac à Paris et à l’Auditorium Sophie Dessus à Uzerche en avril 19. En décrivant l’ambiance d’un récital tenu devant près de trois cents personnes à l’auditorium Anthonin Arthaud d’Ivry sur Seine. En formant cet ensemble, au nom qui parle de paix et de lien entre les êtres, Mourchid, Mohamed, Chadhou et leurs amis s’imaginent dans la complexité d’un Tout-Monde glissantien, là où la diversité n’est que manière de conjuguer la relation, en abattant les murs érigés par les aigris et les sceptiques. Une autre manière de faire sens pour un soufi, c’est de tendre la main au monde qui l’entoure, sans sombrer dans l’angoisse du temps qui passe. L’homme est poussière, dit-on dans les livres, sacrés ou pas. L’homme est aussi cet être de lumière, qui se découvre dans sa geste d’incertitude face au Néant, se disent les trois muridi soufis, en reprenant les douze titres[10] de l’album. Abyati 19 est à écouter avec un art certain de la nuance, en ces temps de bruit et de confusion sur le rapport au sacré. Chose appréciable, la galette est accompagnée d’un livret illustré d’une vingtaine de pages, expliquant cette geste soufie, aujourd’hui, enfouie sous les tropiques.

Soeuf Elbadawi

Abyati 19 (Buda Musique/ Universal) est disponible en ligne et dans les bacs depuis le 12 juillet 2019.
[1] Lieu de recueillement soufi, de prière et de transmission.
[2] Disciple soufi.
[3] Rituel d’invocation divine, propre aux confréries soufies.
[4] Titre confrérie.
[5] Originaire de Moroni Madjenini, Sheikhi Mahmoud Ben Youssouf était khalifa de la zone nord (Mtsangani, Madjenini, Djumwamdji, Milembeni, Magudju, Sanfili, Coulée) de la capitale comorienne. Figure incontournable du soufisme aux Comores, Sheikhi Mohamed Kassim bin Abdallah était à la tête du khalifa de Ngazidja. Originaire de Wani à Ndzuani, Sheikh Mohamed Fayadh bin Abbas a longtemps vécu à Madagascar, fonctionnaire à Mayotte puis à Ngazidja. Il est enterré dans le même cimetière que Sheikhi Qabuli, protégé de Maaruf, à Moroni. De Mohoro dans  le Mbadjini, Sheikh Youssouf  Minihadji était khalifa shadhulii, qadiriyyi et rifayyi, dont il était une figure marquante  depuis Majunga.
[6] « Aller-retour ».
[7] Cérémonie où se tiennent les dhikri.Daïra signifie « cercle ».
[8] Soldats.
[9] La digue sur la baie de Kalaweni, qui a servi d’ancien port.
[10] Dont trois titres édités par Editions Radio France Internationale.