Brouillon de culture

Paru à la date du 1er novembre 2019, le 12ème numéro du journal Uropve s’intéresse de près au dossier mal fagoté de la culture aux Comores. Une question ignorée des autorités de la partie indépendante, prise au sérieux par les autorités françaises à Mayotte, qui exige surtout réflexions et moyens, là où les artistes se contentent de survivre au jour le jour.

Une question devenue hautement politique depuis que la France a pris les devants sur cette scène. A Moroni comme à Mamoudzou se décident des enjeux que la reconnaissance du public comorien ne suffit plus à satisfaire. Dans la perspective d’un soutien financier, les acteurs locaux se bousculent aux portes de la DAC ou du SCAC. La première maison dépend du préfet de Mayotte, la seconde du COCAC de l’ambassade de France à Moroni. Des adresses considérées comme incontournables dans la place, mais qui génèrent du doute, aussitôt qu’un artiste du cru s’y invite. La relation étant ce qu’elle est entre les Etats comoriens et français, la suspicion s’abat aussitôt sur les candidats qui tendent la main au partenaire français.

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La gungu’s performance de 2009 avec le comédien Soeuf Elbadawi, ligoté et traîné dans les rues de Moroni, au nom du combat contre l’occupation française à Maore. Un fait déjà condamné par le droit international et par une vingtaine de résolutions prise aux Nations Unies.

L’opinion se rappelle encore des cas du plasticien Seda Ibrahim et du dramaturge Soeuf Elbadawi, bannis de l’Alliance en 2009, pour avoir commis une performance questionnant le rapport à l’occupation de Mayotte. Ces deux artistes ont longtemps servi de contre-exemple. Il y aurait ainsi un avant et un après-gungu pour les créateurs dans le besoin à Moroni. Une rumeur court les rues, disant que celui qui paie l’orchestre – une phrase d’un ministre autrichien – est seul à décider du répertoire. Manière de rappeler que les créateurs, vivant aux crochets de certains partenaires, devraient apprendre à se taire sur certaines questions. « La scène culturelle comorienne, confie Soeuf Elbadawi au journal Al-Watwan du 13 novembre dernier, ne survit que grâce à une forme de mendicité, liée à la diplomatie d’influence […] Nos créateurs sont tous réduits à mendier leur existence, et n’ont donc pas la liberté de dire ce qui fâche, lorsqu’il le faut ».

Auteur d’un projet multidisciplinaire autour du Visa Balladur (installation, spectacle, livre), il y a quelques années, Soeuf Elbadawi dirige la rédaction de ce journal, Uropve. Normal donc que le support ait fini par investir ce débat sur la culture. Nommant la responsabilitéde l’artiste, du poète ou de l’intellectuel, Soeuf évoque la question de la quête du récit en pays dominé : « Ce pays peine à se raconter […] La faiblesse d’une nation – depuis le coup d’éclat du 6 juillet 1975 – empêche l’éclosion d’un grand récit ». Il évoque les vestiges d’une poétique, héritée du passé, grâce à laquelle l’habitant de cet espace parvenait à défendre une forme de dignité : « Obtenir un financement, un visa de tournée ou une forme de reconnaissance, doit-il forcément à une domestication de la pensée, au point d’oublier de poser les questions à ses concitoyens ? L’autocensure et le formatage des objets de culture sont-ils la bonne réponse face au réveil des monstres au pouvoir ? Celui en place, comme celui, qui, tapi dans l’ombre, contribue à nuire au destin commun ? ».

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Goba la salama à Mitsudje. Vestige d’une poétique des temps passés.

Dans les pages de 12ème numéro de Uropve se racontent d’autres histoires, politiquement incorrectes. Celle relative à l’absence de politique culturelle au niveau de l’union résume à elle seule toute la complexité d’une scène qui n’a jamais eu que ses dents pour rayer le parquet. Kamardine Soule y questionne le manque de moyens évidents au sein de la direction générale de la culture. Les promesses non tenues de l’Etat dans ce domaine, les limites de l’expertise existante, les petites magouilles de fonctionnaire en place. Son récit est loin d’être exhaustif, mais son propos décrit bien la faillite d’un Etat, auprès de qui les acteurs culturels ont du mal à exister. « Avec les conséquences que l’on sait, précise le journaliste, à savoir que la culture d’un pays devient [vite] le joujou idéal des agendas de la diplomatie d’influence ». Kamardine Soule rappelle les difficultés rencontrées par le fleuron de l’institution culturelle au sein de l’Union – le CNDRS – dont le cahier des charges ne se maintient que grâce à des subsides étrangers. Un ancien de la maison, Abdallah A. Naguib témoigne du désastre : « L’Etat ne participe en rien, sauf pour payer les fonctionnaires ».

Uropve reprend l’appel lancé par un collectif d’artistes, poètes, intellectuels et professionnels de la culture en octobre 2018, invitant leurs collègues et amis à réfléchir ensemble au devenir de la scène comorienne : « Le temps est venu pour nous de prendre notre situation en main, en instruisant d’autres codes, d’autres langages, susceptibles de faire bouger les lignes. Rien ne nous oblige à mendier notre existence ». Un appel qui n’a connu aucune suite depuis, et dont les signataires ne parlent presque plus. Ce qui renforce l’idée d’une tâche ardue qu’une geste d’artistes ou de poètes ne peut suffire seule à résorber. Sous la signature de Fouad Ahamada Tadjiri, ce numéro évoque aussi la question tumultueuse du CCAC Mavuna, ce lieu que l’Etat a cru bon d’offrir aux créateurs, sans le moindre accompagnement financier, et qui, aujourd’hui, s’enlise dans des polémiques inutiles et dans l’absence d’une vision novatrice en matière de production et de diffusion. Cofondé par le comédien Soumette, dirigé à moitié par le slameur Dagenius depuis un moment, le lieu résonne comme la « métaphore » d’un «  échec collectif ».

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Damir Ben Ali, cofondateur du CNDRS à Moroni. un gardien du temple ?

Autre article important de ce numéro 12, celui de Med sur la politique menée à Maore par l’Etat français. Une avalanche de chiffres, qui avale tout sur son passage, sur l’île occupée comme sur les autres îles, à une vitesse qui finit par anéantir toute possibilité de questionnement. L’imaginaire en mouvement de ce pays en a pourtant besoin. Maore se situe à un endroit où la polémique n’est jamais absente, qu’elle se situe au niveau de la préfecture (DAC) et du conseil départementale (DILCE), ou bien au niveau des créateurs eux-mêmes, avec le retour notamment des batailles de soroda et de serrelamen à l’affiche. Ce qui n’empêche pas de voir l’île comme la locomotive possible de cette scène archipélique, en espérant que cela ne se fasse pas au détriment des intérêts du pays lui-même. Pour l’heur, l’objet de la politique établie se résume à ancrer davantage « Mayotte » dans le territoire de l’Europe. Enfin, pour conclure, il y a cette interview, accordée par l’historien et anthropologue Damir Ben Ali au journaliste Madi Soilih autour des mutations de la culture dans l’Union des Comores, et au sujet du CNDRS. Un très bon numéro sur un sujet, qui a rarement l’occasion d’être discutée d’une façon aussi nourrie.

Uropve, qui en est à sa quatrième année d’existence, continue de cheminer dans l’alternative d’une information citoyenne, évitant de sombrer dans les pièges de l’actu. Un numéro, une thématique ! Avec une page – la 4èmede couv. – désormais dédiée à la pub, afin de soutenir l’existence de ce projet innovant. Les promoteurs reconnaissent volontiers une diminution du lectorat, liée à la distribution du support en circuit fermé. Uropve n’est toujours lu que par ceux qui le soutiennent. Un enjeu de taille dans un pays où la lecture de la presse analytique n’est pas donnée, concurrencée qu’elle est par le jeu des post internet intempestifs et des tweet express. Une entreprise de presse singulière, dont la qualité ne fait pas oublier que les plus vertueux des médias de la place ont dû se battre pour exister. L’Archipel et  Kashkazi, pour ne citer que ces deux-là, en témoignent encore de nos jours…

Moha

L’image du lagon de Mayotte à la Une de cet article est une oeuvre de Isma Kidza.