Pour un 18 janvier à Mirontsy – Ndzuani

Ce 18 janvier 2020 à Mirontsy se tient une grande prière en hommage aux victimes du Visa Balladur, imposé par l’Etat français aux Comores. Un événement, venant rappeler que cette tragédie (+20.000 morts) a débuté une même date, il y a 25 ans. Le Club Soirhane, qui a érigé une stèle dans le village depuis le 5 décembre 2019, est à l’origine de ce rendez-vous.

Il ne sera pas dit que l’archipel a coutume de fouler ses morts aux pieds. Il ne sera pas dit non plus que Mirontsy a le souvenir aveugle. On ne compte plus les cités de l’archipel ayant perdu un enfant dans la tragédie du Visa Balladur. Rares sont celles qui osent entretenir leur souvenir à ciel ouvert. Les autorités comoriennes, elles-mêmes, ont du mal à en causer. Il leur est plus facile d’aller s’aligner sur la Place de France pour commémorer le visage d’une guerre étrange, celle de 14-18, à laquelle leurs enfants ont été obligés de prendre part. En 2014, un artiste, Soeuf Elbadawi, s’est vu interdire sur la même place le droit d’offrir un visage aux victimes du mur Balladur. L’autorisation reçue du maire de la ville, Laith Ben Ali à l’époque, s’est aussitôt heurtée à une escouade de petits gendarmes, qui, par excès de zèle, pensaient se faire bien voir à l’ambassade de France.

Soutenus par le préfet de l’époque, Ahmed Djouhoud, ils interrompirent la construction de la stèle entamée par l’artiste sur cette Place de France, en invoquant une nébuleuse affaire de « secret défense ». Un responsable du cabinet du ministre de l’intérieur s’était dit surpris par cette intervention de la maréchaussée qu’aucune loi n’autorisait à agir sur la question. L’un des gendarmes avait cru bon de préciser que l’ordre – malgré l’autorisation de la municipalité – venait de son commandant, Rafik Abdallah, qui, lui, avait aussitôt nié l’avoir donné. L’artiste espère toujours renouveler son geste : « Ce pays a besoin de mémoire pour se rappeler à sa propre existence. Cette tragédie est la plus importante que le pays ait vécu depuis 1975. Elle s’affirme comme un prolongement parfait du feuilleton colonial, et cela nous écœure d’imaginer que l’on puisse bouffer du poisson nourri à la chair humaine dans nos propres eaux. Avec notre bénédiction, puisque nous acceptons de traquer les kwasa au nom d’accords bilatéraux, et en dépit du droit international », confie-t-il.

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Le projet interrompu de Soeuf Elbadawi sur la Place de France à Moroni.

En attendant, Anjouan lui emboîte le pas depuis décembre. Mironsty devient la première cité comorienne, qui entreprend de figer la mémoire de cette tragédie dans le béton, afin que personne jamais n’oublie.  Une stèle y a été construite. Rappelons que c’est à Mirontsy que réside le poète Saindoune Ben Ali, auteur des Testaments de transhumance. Le premier a avoir exprimé son indignation dans un phrasé rendu prophétique depuis : « Et l’anonyme mort grandit/ isolée dans l’invisible/ et dans les pleines lunes calcaires/ Sans le vrai silence ». Son poèle évoque des « voix fantômes », des « rameurs épuisés »,les « plages noires de Mtsamboro », les « cauchemars de sel »,des « martyrologues »,des « pièges à moucheron »et des « jeux de ministre ».

Une mémoire tourmentée qu’aucun programme scolaire n’enseigne dans les écoles du pays, alors même que s’engagent les nouvelles traques anti kwasa en mer, orchestrée par les garde-côtes comoriens en lieu et place de la PAF française. L’opinion comorienne sait en son âme et conscience que ce qui génère les naufrages de ces embarcations n’est pas une nature hostile, mais une culture de répression sans nom. C’est la peur de la maréchaussée qui fait basculer les kwasa. Les accords en train de se signer entre Paris et Moroni prévoient en tous cas une coopération délicate entre les autorités françaises et comoriennes sur la question. Le fragile consensus affiché autour de ce processus cache mal l’absence de débat sur ces disparitions en mer. Il y a notamment le risque de sortir du cadre légal, imposé par le droit international, en matière de souveraineté nationale.

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Prière lors de l’inauguration de la stèle à Mirontsy le 5 décembre 2019.

En attendant, Mirontsy, cité côtière qui en a vu des vertes et des pas mûres sur les horreurs de cette tragédie, répond non au culte de l’oubli. Le Club Soirhane, sous la houlette du poète cardiologue Anssoufouddine Mohamed, y a fait surgir une stèle de 2,5 m sur 1,5 m de large dans la cour d’une école primaire, en hommage à ces morts. Il est question de crever le mur de silence érigé autour de cette incroyable tragédie. A noter que les membres du Club Soirhane ne se réclament nullement de la sphère dite politique. Ce sont des petits lutins, dont le destin se réclame d’un autre âge. Celui des livres de littérature que l’on sacralise dans l’espoir d’y puiser les sources d’un libre-arbitre salvateur. Ce sont de jeunes enfants, qui, à force d’apprendre à penser par les livres, se retrouvent à poser des questions sur la mémoire et le paysage, obligeant leurs proches à se positionner sur ce terrible fait d’histoire, où les êtres deviennent étranger à leur propre terre.

« Il s’agit de la première stèle du genre dans l’archipel. C’est notre manière à nous de rappeler à ces morts que nous ne les avons pas effacé égoïstement de nos vies » déclarait le poète Anssoufouddine Mohamed, lors de l’inauguration de cette stèle le 5 décembre 2019. Il explique le geste par la nécessité du legs : « Nous le faisons dans la volonté de dire à nos enfants, à leur suite, que ce pays a connu la tragédie dans ses chairs. Il se dit que près de 20.000 personnes sont concernées par cette tragédie. Imaginez 20.000 personnes pour un si petit pays… » Un rapide calcul lui fait dire que 4% au moins de la population comorienne s’en est allée. « Des morts qu’on ne peut ignorer, qui font partie de nous ». Ali Combo, maire de Mirontsy, pense que le temps est venu de bousculer les choses, pour que cela s’arrête : « Cette question nous tient à cœur, et nous ne lâcherons rien ».

Le film de l’inauguration de la stèle de Soirhane à Mirontsy en décembre.

« Si nous n’agissons pas, ces noyés viendront nous hanter » s’exclame Anssoufouddine Mohamed. Il parle de ces plongeurs iraniens, qui posaient la question de savoir comment des musulmans comme les Comoriens pouvaient-ils laisser autant de cadavres errer sous la mer, sans sépultures. Il cite un fait divers, survenu à Pomoni, en 2018. On y a trouvé une tête humaine dans le ventre d’un poisson. « Aujourd’hui, il y a des gens à Mayotte qui ne mangent plus de poisson. Ici, également. Les gens pensent que ces poissons bouffent de l’humain. C’est de notre devoir de se rappeler à ces morts. Pour éviter qu’ils nous hantent. Près de 20.000 personnes sans sépultures… C’est une chose importante à faire pour nous. Que nos enfants et les générations qui suivent comprennent que nous avons vécu une chose terrible. Et c’est la seule chose que nous pouvons faire pour ces hommes et ces femmes qui ont perdu leurs proches. Pour qu’ils ne se sentent pas seuls, pour leur signifier notre solidarité, là où les leurs ont trépassé dans la bêtise la plus cancre, juste pour avoir voulu se rendre d’un point à l’autre de leur pays ».

Abdulhamid Afraitane, secrétaire général du gouvernorat d’Anjouan, présent à l’inauguration de la stèle de Soirhane à Mirontsy, insistait sur la geste de résistance, incarnée par ces morts : « Nous saluons ce travail de mémoire, pour que nos enfants comprennent que des gens se battent dans cet espace, afin de maintenir l’unité de cet archipel. Ces gens qui meurent en mer, qui continuent à braver l’interdit et qui ne cessent de penser que Mayotte est une partie de leur pays. On ne peut nous l’interdire. Il y aurait un mur dans cet océan qu’ils le traverseraient quand même… ceci est une leçon pour que nos mémoires restent vives face à l’idée de l’unité de l’archipel. Un pays, quatre îles. Mayotte, c’est les Comores. Que nos enfants comprennent dès leur prime jeunesse que l’unité de cet archipel est essentielle. C’est une chose dont ils doivent être fiers ». Il rappelle dans son discours que les « Mahorais » apprécient de prolonger les traditions qui rassemblent ce pays méthodiquement morcelé. « Personne, dit-il, ne peut venir ériger une barrière, nous empêchant d’aller à Mayotte. Peut-être qu’il nous appartient à présent d’inventer une stratégie pour que  cette unité de l’archipel soit effective, afin de contribuer à réduire ces morts en mer ».

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Pour plus d’infos, voir cet article de Claire Dao (PDF à télécharger), paru le 23/02/15 sur le site de la revue Africultures, lors de la commémoration des 20 ans du Visa Balladur : presse_2015-2-20_africultures