Mayotte ou le débat de la rente

Il y a longtemps que Mayotte est devenue une rente pour les poètes et les artistes. L’île attire les opportunismes de tous bords. Son « drame » interpelle les tailleurs de fiction, en quête d’inédit et de sensations fortes. Le cas le plus parlant est celui de Natacha Appanah, auteure du célèbre roman Tropique de la violence. Un récit qui fait, à présent, son chemin au-delà même des bacs de libraires.

Tropiques de la violence est ce qu’on appelle un grand succès. Sa sortie en poche affirme son caractère indétrônable : « Le roman aux 13 prix littéraires ». Le livre réunit tous les critères de légitimation qu’un écrivain francophone puisse espérer. On en parle à la radio, dans la presse. Critiques et prix littéraires s’accordent : « un chef-d’œuvre ». Sa parution en poche le rend même éligible à différents programmes d’enseignement, malgré son propos discutable sur Mayotte, dernier département français.

L’écrivaine y donne une image sombre de Mayotte, jouant avec les codes de l’exotisme littéraire[1]. Le titre lui-même – Tropique de la violence – réveille tout un « imaginaire colonial »[2]. Ce qui explique en partie le succès rencontré par ce récit auprès d’un certain lectorat français. Il continue, en tous cas, de faire son chemin dans le PAF[3], par delà les attentes de l’auteure. Dessinateur, metteur en scène et cinéaste y voient un filon, grâce auquel ils peuvent puiser l’inspiration qui leur manque. Ce qui, en retour, nourrit la notoriété de l’écrivaine.

La bande dessinée.

En mars 2019, le roman se voit adapté en bande dessinée. Frédéric Lavabre, éditeur chez Sarbacane, s’aperçoit du potentiel que représente ce drame de Mayotte. Il finance un voyage de deux semaines sur l’île[4] pour Gaël Henry, un jeune dessinateur, histoire de s’imprégner des lieux. Il ne s’agira pas d’une simple réappropriation de l’objet initial : « Tout de suite, j’ai des images qui viennent en tête. Je sens que la BD peut apporter un plus, ou en tout cas une vision différente du roman… qui n’est pas une simple adaptation copiée-collée », confie Henry sur le site de France Info. Ce qu’admet Appanah :« L’objet final, comme toute adaptation, reste cependant l’œuvre de Gaël Henry ».

On en parle alors comme d’une réactualisation de l’objet, à l’instar d’une invention débordant son créateur. A Mayotte, Gaël Henry apprend que les « Mahorais » n’ont pas bien accueilli Tropique de la violence. Alors que les « blancs », si ! Ce qui conforte la position d’une certaine critique lors de la première parution du roman en 2016, qui le trouve sombre et misérabiliste, taillé pour un public occidental[5]. Une vision que prolonge la bande dessinée, avec « un dessin volontairement grimaçant ». Dixit le président du jury Clouzot[6], dont le prix est revenu en 2020 à Gaël Henry. Le bédéiste insiste volontiers sur les scènes de violence. Le récit s’engage par ailleurs sur un discours urbain stéréotypé, délesté du poids de l’histoire politique propre à cet archipel.

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Les esquisses scéno de la Camara Oscura pour Tropiques de la violence.

Un succès en appelant un autre, le récit de Natacha Appanah s’invite aussi au théâtre et au cinéma. Sur scène, le projet est porté par la compagnie La Camara Oscura. Il y est question là aussi de souligner le côté sombre de l’histoire, y compris sur un plan scénographique. Alexandre Zeff, le metteur en scène, souhaite donner corps aux personnages crées par Appanah, en intensifiant l’émotion ressentie à la fermeture du livre. Reste à savoir si le metteur en scène saura traiter de la complexité de ce territoire occupé ou s’il se contentera de dépiauter le récit, en excluant toute référence à l’histoire coloniale de l’archipel. Fidèle à la réputation d’artiste engagé qui est la sienne, Alexandre Zeff se doute probablement du scandale que représente la France à Mayotte. Voudra-t-il en parler ? La logique des vautours s’en passe, d’ordinaire.

Au cinéma, Tropiques de la violence se fond sous l’écriture de Delphine de Vigan et de Manuel Schapira. La première est auteure et réalisatrice, lauréate de plusieurs prix, dont le Goncourt des lycéens. Le second est réalisateur, César du meilleur court métrage 2013. De Vigan parle d’un coup de cœur. Assez fort, pour se lancer dans le projet d’un film avec Schapira. Le projet se réclame de plusieurs financements, dont l’aide à la réécriture du CNC[7]. Il bénéficie également d’une subvention destinée à faire connaitre les Outre-mer[8]. Difficile, cependant, de croire que les auteurs du film vont privilégier la perspective d’une Mayotte attrape-touriste, à lagon et sable blanc. La romancière elle-même a eu du mal à faire entendre autre chose que le récit d’une Mayotte à feux et à sang. Le seul problème étant qu’elle s’éloigne des raisons de la colère, propres à la jeunesse dont elle parle sur l’île. Appanah a sciemment choisi un point de vue volontiers simpliste sur les tragédies de ce bout d’archipel.

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Extrait de la presse mahoraise.

Reste ce nœud ! Qui dit que le Département de l’île se refuse à soutenir le film. Dans Les Nouvelles de Mayotte, en date du 03 février 2020, est apparu ce titre : « Les élus ont perdu la tête ». L’article parle d’un financement à hauteur d’un demi-million, lâché pour le film : « Ils ont carrément pété un boulon puisque, figurez-vous, que la commission permanente a accordé […] une subvention de 500.000 euros pour aider à financer le tournage d’un film tiré d’un roman Tropique de la violence de Natacha Appanah, une auteure mauricienne, qui explique comment se passe l’immigration clandestine à Mayotte et ce qui s’y rattache, le tout de manière romancée ». Les « Mahorais »  à qui le récit de la mauricienne déplaît, ne semblent pas d’accord sur l’octroi d’une subvention.

Dépeindre Mayotte comme une fournaise qui implose n’est pas du tout de leur goût, même si Appanah relaie des histoires, de nature à séduire les décideurs politiques. La nouvelle a été démentie par le Département de Mayotte[9], qui n’admet pas de financer un film contribuant à ternir l’image de l’île. L’assemblé délibérant « considère que soutenir ce film serait contreproductif ». La société de production, Windy, annoncé comme demandeur, bénéficiera par contre de l’aide de la Région Réunion[10]. A quel titre ? Difficile à dire. Mayotte refuse en tous cas de servir de faire-valoir à ces tailleurs de fiction, en soif d’expériences inédites ou de sensations fortes, dans un projet instrumentalisant des tragédies, aujourd’hui, difficilement assumées.

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Image  de Koropa, film de Laura Henno.

En fait, cette histoire ramène  à un phénomène déjà éprouvé en ces lieux. Que des créateurs, fraîchement débarqués du Nord, puissent arracher des subsides locaux ou y rencontrer une forme de reconnaissance, en se saisissant des maux de l’archipel, sans trop se poser de questions, n’est pas nouveau ! La même année que le roman d’Appanah est sortie Koropa de Laura Henno. Un film sur les « passeurs »[11] entre Anjouan et Mayotte, labellisé « Comores », notamment à travers un cycle de projections, dédié aux documentaires de l’Océan indien, par l’association Ciné D’Îles à la Réunion. Le film n’interroge nullement la complexité dans laquelle s’inscrit la mobilité des riverains de cet archipel, mais a servi à arracher le soutien de la Région Réunion sur un prochain projet, également consacré à Mayotte : « Mtsamboro ».

Ces ambiguïtés, induisant des rapports intéressés vis-à-vis de Mayotte, ne sont toutefois pas propres aux seuls artistes étrangers. Nombre de créateurs, provenant de la partie non occupée des Comores, y succombent avec armes et discours, alors qu’ils sont parmi les derniers à décrypter les enjeux du moment. Les « Mahorais » eux-mêmes se repaissent des violences exacerbées dans cet espace, en niant ce qui les relie à l’histoire coloniale. En réalité, le roman de la mauricienne n’a fait que prolonger un mouvement, au sein duquel s’agitent d’autres noms, comme ceux de Charles Masson[12], ou, plus récemment, Eugène Ebodé[13] et Marcel Séjour[14]. Une situation que la critique s’autorise à interroger, uniquement, lorsqu’il s’agit d’acteurs locaux, comme cela a pu être le cas pour des artistes Alain-Kamal Martial, Nassuf Djailani, Soumette et Salim Hatubou.

Fouad Ahamada Tadjiri

[1] Celui qui raconte un voyage qui a été fait, décrivant un ailleurs tellement différent, jouant sur l’esthétique de l’étrange, de la noirceur, etc.
[2] Cf. Alain Mabanckou, Huit leçons sur l’Afrique, Grasset, 2020.
[3] Le paysage audiovisuel français.
[4] « Le roman Tropique de la violence adapté en BD » ; Franceinfo, le 08/04/2019.
[5] « La voix du chasseur toujours plus forte » ; Muzdalifa House, le 08/12/16
[6] Lors du festival Regard Noir à Niort. Le jury du prix 2020 est présidé par Terkel Risbjerg.
[7] Centre National du Cinéma (France).
[8] Le CNC accorde le montant de 100 000 € pour aide à la réalisation ; le PROCIREP accorde le montant de 25 OOO à Windy Production (la société de production).
[9] A travers un communiqué du 03/02/2020, intitulé : « Non, le Conseil Départemental de Mayotte n’a pas financé à hauteur d’un demi-million d’euros le filmTropique de la violence »
[10] La Région Réunion accorde à Windy Production le montant de 300.000 euros.
[11 Voici le synopsis : « Dans la nuit noire, au large de l’archipel des Comores, Patron apprend à devenir « Commandant ». D’ici peu, il emmènera en vedette ses premiers voyageurs clandestins vers Mayotte ».
[12] Droit du Sol, Charles Masson, Casterman, 2009.
[13] Le balcon de dieu,Eugène Ebodé, Gallimard /Continents noirs, 2019.
[14] Lire la postface de la réédition de Liberté, Egalité, Magnégné, Marcel Séjour, Denam’neyo, 2019.