L’archipel, comme le reste du monde, vit ce temps apocalyptique, où le covid-19 régit tout. Muzdalifa House a demandé à certains acteurs de la société civile de nous raconter la manière dont leur quotidien a changé depuis l’annonce de cette maladie. Aujourd’hui, nous publions ce texte de Wadjih S. M. Abderemane, anthropologue et enseignant à Mayotte, auteur de Djambo Djema et autres contes comoriens, de Les conteurs de la pleine lune, tous deux recueils parus aux éditons Komedit.
Chaque ville, grande ou petite, est un peu animale. Elle se réveille, court, saute, s’emballe et dort, avant de reprendre le même cycle perpétuel, le lendemain. Pamandzi et Labattoir, deux petites villes voisines à Mayotte ne font pas exception. D’habitude animées, résonnant de mille bruits différents, les deux cités représentent à peu près tout l’espace habitable de ce qu’on appelle la « Petite terre ». Par opposition à « la grande terre », plus vaste, plus vivante, habitée par plus de monde. « Petite terre » est un espace exigu. Un îlot investi par des gens qui, déjà, vivent dans une sorte de confinement naturel.
Mais cette vie s’interrompit net dans sa folle course à partir de la mi-mars. Comme beaucoup de pays au monde, une maladie appelée Covid-19 par les savants, que nous préférons tous appeler Corona ici, obligea Pamandzi et Labattoir à se cacher, à se confiner. Au début, puisqu’aucun cas n’était signalé à Mayotte, le confinement n’était pas très respecté, comme si, protégé par cette mer qui nous entoure, nous n’étions nullement vulnérables. On pouvait ainsi entendre des gens dire : « Si le virus doit entrer à Mayotte, ce sera sûrement en Grande terre, là où il y a plus de monde ». Ils oubliaient que la Grande terre était aussi une île protégée par la mer. Or, c’est justement de cette mer – et aussi des airs – qu’il fallait se méfier. Car le Corona, cela était une certitude, allait emprunter l’une des deux voies, transporté par un voyageur.
C’est ce qui s’est passé. Quelques jours avant le début du confinement. Un premier voyageur introduisit le premier cas à Mayotte, mettant un terme définitif aux espoirs des habitants de l’île de ne jamais être confrontés à la dite maladie. On se précipita dans les magasins, on acheta tout ce que l’on pouvait : riz, sardines, farine, sucre, mabawa… Ici, la peur d’une pénurie était plus forte qu’ailleurs. Ne produisant presque rien sur place, nous craignions l’arrêt de l’importation des consommations de première nécessité. La question était : les bateaux vont-ils continuer à circuler et à nous ravitailler à Mayotte ? Les jours suivants, les cas de Corona se multiplièrent, et là, Pamandzi et Labattoir se confinèrent. Les rues, jadis animées, se vidèrent. Les écoles, les mosquées, l’administration, les bars, tout été fermé. Seuls quelques rares individus osent encore sortir de chez eux pour aller faire des courses, depuis. Situation inédite, peur inédite. L’animal dort.
La symbolique du rat confiné
C’est peut-être tout cela qui a poussé mon vieux voisin confiné, mais toujours assis devant sa porte, à me faire cette remarque : « nous sommes devenus des rats ». En y réfléchissant, je me suis rendu compte que le vieux avait raison, que sa métaphore résumait, non pas l’état dans lequel se trouvent nos deux petites villes, mais celui dans lequel se trouve le monde entier.
Et je ne sais pas pourquoi, je ne cesse de penser à la parole de ce vieux. Oui, le monde entier est devenu une histoire de rats, confinés. Nos courses folles, nos business, nos projets, nos fêtes, nos enterrements, bref, tout ce que pouvait entreprendre l’homme est subitement interrompu à cause du coronavirus. Le vieux a raison de nous comparer à ces petits rongeurs, les plus haïs, les plus méprisés, qui soient. Misérable ! L’homme, hier si puissant, bâtisseur de cités, dompteur d’immenses forêts, explorateur de l’univers, capable de pénétrer le génome humain, capable de créer du vivant, en contournant les lois de la nature, est là aujourd’hui, contraint de se cacher dans des trous. Voilà ce à quoi pensait le vieux…
Je le sais maintenant.
Dans mon propre confinement, terré dans mon propre « trou à rat », je prends le temps de creuser la métaphore. Le contraste paraît saisissant. Car qui l’eut cru ? Qui eut cru qu’un Donald Trump et un Emanuel Macron, hommes si puissants, se terreraient dans leurs « trous » – dorés, certes – comme le dernier des pauvres hommes sur la terre ? Le plus frappant, ce n’est pas que l’homme soit devenu un rat et qu’il se terre. Non ! Ce n’est pas cela. Si c’était au moins à cause de la menace d’un chat, d’un chien ou d’un tout autre prédateur, cela se comprendrait. Mais c’est à cause d’un moins que rien, plus petit qu’une fourmi, invisible, ridiculement infime: un virus. Mais c’est ce moins que rien (en taille) qui nous fait courir, fuir, nous tue et nous humilie. Étonnant !
Le jour du serrer la main
Il est vrai, me suis-je dis, que l’homme a réussi à atteindre le rêve de Descartes : « devenir maître et possesseur de la nature ». Il peut se targuer d’avoir maîtrisé en trente ans plus de choses que l’homme a pu le faire en 20.000 ans. De « mon trou à rat », je pense cependant à la parole réflexion de Blaise Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer ».
Pamandzi et Labattoir somnolent encore, en attendant le jour où la vie reprendra, où l’on pourra à nouveau se serrer la main.
Abderemane Wadjih