Sorti en 2014, ce court-métrage de Mohamed Said Ouma, rouvre un débat sur la difficulté rencontrée par nombre de créateurs de l’archipel dans leur volonté de nommer la complexité qui est la leur. Le film surnage dans les stéréotypes, sans parvenir à nommer l’arrière-plan d’une histoire mutilée.
Tous les réalisateurs le savent. Soigner le début des scènes d’un film vous garantit une audience, même si le film se finit très mal. Les premières images sont souvent cruciales. Celles de Magid le magicien – qui bénéficie d’une belle photo – traduisent un ressenti. Par delà les clichés, Mayotte reste avant tout une affaire de sous. Ce personnage, qui fouille et trifouille dans ses sacs, pour en extirper quelques euros, dans un banga au décor d’affiches chaotique, relève d’une situation que le film ne cherche nullement à expliquer. Difficile, en effet, d’imaginer que ce court-métrage porte sur la clandestinité ou sur le bourbier français aux Comores. Même les mots – « bienvenue dans le ghetto » – inscrits sur la porte de la case ne restituent pas un contexte. A moins de sombrer dans le cliché…
L’auteur a beau notifier à bras raccourcis dans le scénario – « J’ai un frère qui arrive d’Anjouan. Je cherche un pêcheur pour qu’il aille le récupérer » – l’œil perçoit mal l’enjeu du récit. Histoire d’un homme, qui, une fois accueillis son frère (et sa maladie des poumons) à Mayotte, disparaît, on ne sait pourquoi, embarqué par des gendarmes. Said Ouma fait le choix de ne pas verbaliser sur ces faits, au risque de se noyer dans un bout à bout invraisemblable. En dehors des motifs connus sur « l’Anjouanais » ou le « Comorien », il n’est rien – ni arrière-plan, ni perspective – qui renseigne le spectateur. Pas même de cow-boy à la PAF pour signifier la complexité de cet espace sous tutelle, où l’autorité, au nom de sa loi inique, « clandestinise » un peuple et son histoire.
Magid le magicien génère une petite tension pour quiconque connaît l’histoire de l’archipel. « Mayotte française » n’est pas un simple pitch à démonter pour un réalisateur comorien sans le sou. Car il s’agit bien de cela. Mohamed Said Ouma ambitionne de ramener son pays à la face du monde. Mais les bons sentiments ne suffisent pas à faire un bon film. il serait même intéressant de savoir qui finance le projet. Autorise-t-il les ellipses dans un contexte politique aussi miné ? « Les barbares ont un art. Faisons-en un autre » disait Brecht. Sauf qu’on peut se demander comment contribuer comme Ouma à une alternative des images en son pays, avec deux focales et des bouts de ficelle. On connaît la chanson ! A peine si l’Etat comorien reconnaît une vie aux artistes dans sa mise en récit. Or, Magid le magicien – c’est son drame – se réclame de cet espace.
Réunionnais d’adoption, Said Ouma préside une association de cinéastes au cahier de charges très serré. Ils oeuvrent pour un cinéma ancré dans la mémoire des peuples du Sud-Ouest de l’Océan Indien. Formateur, il enseigne le documentaire, dirige des ateliers d’écriture et de mise en scène. Des qualités qui auraient dû nourrir ce court-métrage, probablement destiné à nourrir un plus long – Sara – en cours de développement. Dans Magid le magicien, on ne sait si l’absurdité des situations provient de la caricature d’une prétendue migration, de l’absence de progression dans la dramaturgie ou des dialogues trop empruntés. La photo est bonne, mais les images perturbent dans ce qu’elles ne disent pas du monde alentour. Mais peut-être est-ce dû au format, qui n’autorise pas à nourrir le propos, davantage. Magid le magicien est un film contrit au final, alors qu’on n’écrit pas impunément sur une tragédie aussi lourde que celle de « Mayotte française ».
Bande-annonce du film.
Le film est produit par une société dont le nom créole – Palaviré – parle d’aller-retour, entre le passé, le présent et l’avenir. Un concept qu’on ne retrouve pas dans ce projet, où ne figure nulle part la complexité d’un archipel, rongé par les ombres déformées de la colonie. L’idée originale du film viendrait de Rogério Manjate, un artiste mozambicain, pour qui le récit est le lieu d’une certaine jouissance. Mais comment se représenter la joie de conter des histoires, lorsque le sens s’en trouve évacué ? Magid le magicien pose un problème de point de vue. On a du mal à deviner la motivation réelle du cinéaste, à qui l’on évitera un mauvais procès d’intention (a-t-il voulu par opportunisme coller à une actualité de migrants ?), pour se demander pourquoi son film donne cette sensation d’être arrachée à sa chair originelle ?
On l’imagine écartelé dans un entre-deux, où l’imagerie sur-boostée du clandestin trahit l’incapacité pour tout un peuple – Said Ouma n’y échappe pas – à nommer ce qui le ronge. A Mamoudzou comme à Moroni, la France passe pour être le seul guichet en soutien aux créateurs, à qui l’obligation est faite de taire les maux qui fâchent, d’une rive à l’autre. En gros, on leur suggère d’épouser la focale du dominant. La duplicité qui en découle peut s’entendre dans le discours de la maman du film. En français, elle accuse les Comoriens de piquer le pain des « Mahorais », alors qu’elle dit n’être là que depuis 30 ans. En shikomori, elle accuse plus précisément les wangazidja – vieille antienne du séparatisme mahorais – et les wandzuani – motif repris du discours séparatiste actuel à Mayotte – de tous les maux, sans souffrir la moindre opposition à l’écran. Comme si le réalisateur se refusait lui-même à l’examen contradictoire.
Said Ouma oppose le silence de la fille à sa mère. Un geste renforçant le non-dit, par une mise en relief, maladroite, du déni de soi et de la réécriture de l’histoire. Une manière de noyer le poisson, alors qu’il se situe déjà sous l’eau. Ce qui fragilise le discours. Puis il y a cette phrase du poète William Souny, mis en exergue à la fin du film : « A toutes celles et ceux qui portent près du cœur le code clandestin d’une délivrance ». Faut-il deviner [là] ce qui n’est pas énoncé dans les failles du récit ? Est-ce trop demander à un cinéaste comorien que d’espérer que sa caméra représente ce que l’on réserve d’ordinaire au hors-champ ? Apprécier le projet de Said Ouma oblige à revoir ses grilles de lectures. Son degré d’implication dans la mise en récit de son pays ne devrait pas effacer le poids de son histoire. Est-il possible de taire la tutelle et ses effets sur le paysage dans un film, malgré tout, destiné à raconter une tragédie coloniale ?
Dans Magid le magicien, la violence de l’autorité s’estompe pour laisser place à des zombies sur un territoire à la mémoire transfigurée. Le « spectre anjouanais », dont use le réalisateur comme motif d’interpellation, ne suffit pas à consolider le récit. La lecture du film se trouve engluée dans le non-dit. Certes, un poème rempli n’a besoin de nulle exégèse pour forcer les imaginaires confits, mais les enjeux semblent trop importants pour laisser croire à la moindre négligence à l’écran. Où l’on se rappelle que Mayotte est aussi devenue une rente pour nombre de créateurs aux récits tronqués. Trop peu de voix s’élèvent face au drame de cette île. Ce qui rejoint un débat encore plus vaste, au sein duquel les critiques d’une poignée d’auteurs comoriens sur le succès trouble de Tropiques de la violence – roman de la mauricienne Natacha Appanah – soulignent la difficulté des créateurs comoriens à trouver un langage en art qui sied à leur monde.
Soeuf Elbadawi