De toutes les formes d’art pratiquées aux Comores, aucune n’arrive à se distinguer, sur un plan économique. Où l’on reparle de la contribution des artistes dans le destin de l’Union, et de leurs attentes, en l’absence d’une politique culturelle, au niveau national.
La culture est l’un des outils indispensables au développement d’un pays. Les industries culturelles et créatives génèrent actuellement 2.250 milliards de dollars et participent à hauteur de 10% du PIB de certains pays. Ils offrent également environ 30 millions d’emploi à l’échelle planétaire, selon un rapport de l’Unesco. Aux Comores, les arts ne contribuent que peu au développement. A travers des activités caritatives et grâce à des manifestions culturelles, notamment dans le secteur social. Hôpitaux, foyers, dispensaire, route et équipes sportives villageois bénéficient parfois du soutien des artistes. Mais on ne peut parler d’un écosystème véritablement organisé, susceptible de générer un intérêt indiscutable pour l’économie nationale.
La majorité des artistes comoriens font endosser la responsabilité de cette situation à l’Etat, plus précisément au ministère de la Culture. Le président du CCAC (Centre de création et d’animation culturel des Comores), Soumette Ahmed, avance un constat : « l’Art est plus vue dans des pays où l’Etat accompagne beaucoup les artistes et soutient les festivals et les structures artistiques et culturelles. Malheureusement, l’accompagnement de la part de l’Etat [comorien] reste quasi inexistant ». Force est de reconnaître qu’il n’existe pas de politique connue en ce domaine. La culture, bien souvent, n’est qu’un mot arrimé au libellé global d’un ministère. Mais si Soumette Ahmed n’explique pas pourquoi les autorités ne soutiennent pas le secteur, il ne dit pas non plus pourquoi elles devraient le faire.
Soumette Ahmed au CCAC à Moroni (D.R.)
Comme lui, les autres artistes ont souvent du mal à justifier leur nécessité dans un contexte, où il paraît plus simple de pointer l’Etat du doigt. D’autres secteurs vitaux sont négligés par les autorités publiques. La culture n’est donc pas seule à en souffrir. Mais peut-être que ses acteurs gagneraient à se poser des questions bien plus concrètes, telles que la question de la mobilité professionnelle ou de la circulation de leurs œuvres. « L’artiste comorien doit essayer de prendre son destin entre les mains », plaide Salim Ali Amir, qui ajoute, aussitôt : « J’ai proposé à mes confrères, il y’a bien des années, la création d’une association ou d’un syndicat, visant à protéger le droit d’auteur et à défendre les intérêts des métiers d’arts. Mais certains m’en ont dissuadé. Nous avons refilé l’idée au ministère de la culture, qui, depuis n’a pas su faire ». Les artistes sont-ils capables de s’unir autour d’un tel projet ?
En 2018, un collectif d’artistes, poètes, intellectuels et professionnels de la culture, s’était constitué, à l’initiative du dramaturge Soeuf Elbadawi, invitant leurs collègues et amis à réfléchir ensemble au devenir de cette scène. A penser une meilleure implication de tous dans la promotion et la défense de leurs intérêts. Anssouffoudine Mohamed, poète, Akeem Ibrahim Washko, chorégraphe, Eliasse, auteur-compositeur, Cheikh Mc, rappeur, Hachimiya Ahamada, réalisatrice, étaient parmi les premiers signataires du manifeste lancé à cette occasion. D’autres créateurs avaient suivi, tels les rappeurs AST et JTCN Balancier, le slameur Mo Absoir, l’ancien directeur de la culture Abdallah Chihabiddine. Mais la dynamique n’a jamais pris. « Nous avons été incapables d’échanger véritablement. Certains ont cru qu’il suffisait de signer l’appel, que les choses allaient se faire tout seul. On se paie avec des mots, parce qu’il est plus facile de dire que c’est la faute à l’Etat. Mais nous, on fait quoi pour avancer ? On se tourne les pouces eton se regarde en chien de faïence », poursuit Soeuf Elbadawi.
Soeuf Elbadawi au festival Plumes d’Afrique à Tours (© Monique Imbert)
Nde Mbwana – nom donné à leur manifeste – exprimait ce vœu : « Nous ne pouvons laisser à d’autres le soin de mener ce combat à notre place. Nous méritons une digne place dans cette société, où la culture, plus que jamais, incarne un espace de résistance contre les temps gris, qui s’annoncent. Faire front commun pour le devenir de notre scène culturelle, en ne privilégiant pas que le discours du legs, c’est ce que nous appelons, nos collègues producteurs de sens et de formes, à faire à nos côtés. Il est des questions sur lesquelles nous devons nous recentrer. Statut et droits du créateur, politique de soutien, circulation des biens culturels, mobilité des professionnels, promotion des savoir-faire, formation et suivi des plus jeunes, défense des droits liés à l’activité, etc. » Cette initiative, comme d’autres avant elle, n’a donné lieu à aucune suite, faute d’entente entre les concernés : « On est tout le temps dans la défiance, avec la peur d’être utilisé, alors qu’il n’y a pas d’autre solution que de se mettre ensemble, sauf à vouloir défendre quelques intérêts personnels, sans avenir pour la scène qui nous occupe. Mhono mdzima koreme kotsi », argumente Soeuf Elbadawi.
Pour des raisons historiques évidentes, les créateurs se fondent parfois sur l’expérience française. Mais ils oublient de reconnaître que tous les pays ne connaissent pas la même logique de culture subventionnée que le pays de Malraux. Aux Usa, au Nigeria, en Tanzanie, par exemple, la production artistique est fondée en grande partie sur des logiques privées. Certains artistes ressentent néanmoins le besoin de s’auto organiser. C’est le cas des principaux acteurs du label Watwaniya Prod. ou des techniciens de TL vent. « Nous sommes préparés à aller de l’avant de façon indépendante. Je chante depuis plus de vingt ans et ce n’est pas aujourd’hui que je vais me décourager ou vouloir l’aide de l’Etat et surtout pas celle d’une direction de la Culture. On leur demande de nous accompagner juste pour pouvoir être le plus indépendant possible », déclare Cheick Mc, patron de Watwaniya Production, même s’il ne détaille pas plus ce qu’il entend par le mot « accompagner ».
Cheikh Mc sur la place Ajao à Moroni.
Les artistes comoriens à l’international, quant à eux, participent à l’économie de leurs pays de résidence ou de programmation. C’est le cas pour des rappeurs à double nationalité comme Soprano ou Rohff, qui sont devenus des locomotives sur le marché hip hop hexagonal. On peut également citer le cas plus banal de certains musiciens, qui, en pressant leurs albums en France ou en y effectuant une tournée, payent des droits (charges sociales) et des taxes (tva et autres sdrm) obligatoires, dont ils ne profitent pas toujours, une fois rentré chez eux. Pour chaque contrat exécuté en France, les artistes comoriens de passage se retrouvent à cotiser pour l’ensemble des caisses sociales, tout en étant soumis à une retenue à la source (15%), relative à l’impôt sur le revenu. Rares sont ceux parmi eux qui en tirent un bénéfice, plus tard, dans la mesure où ces mécanismes relèvent d’une logique administrative (sécurité sociale, intermittence ou congés spectacles), qui leur est étrangère.
« Je suis en train de préparer mon album au Sénégal et je vais obligatoirement payer des droits, afin de protéger mon album. Je sais déjà que cela va profiter à l’économie sénégalaise », raconte Rahim El Had Ahamada, slameur connu sous le nom du Parolier du Karthala. Aujourd’hui soutenu par des acteurs culturels du pays de la Terranga, Rahim pense que les artistes comoriens ne devraient pas tout attendre de l’Etat, qu’ils devraient se constituer en association, pour se faire entendre de la direction nationale de la culture, afin qu’elle s’implique plus dans leurs projets. « Il est temps que l’expression tsanga nge wutsangiwa (donner pour recevoir) prenne tout son sens ». L’Etat, selon lui, va continuer à accorder quelques subventions par-ci et par-là, mais ne va jamais investir dans un secteur qui ne promet rien en retour. Une logique, ramenant au principe du don et du contre-don dans le shungu traditionnel.
Salim Ali Amir sur la pochete de son dernier album, « Tsi wono zindji ».
Les seules activités participant d’une économie de la culture dans le pays se développent plus dans l’informel. Impossible de statuer sur les chiffres du monde de l’édition, du spectacle vivant ou des arts visuels. En fait, seule la musique arrive à offrir quelques éléments d’appréciation au critique. Les artistes ne communiquent pas facilement sur le nombre de spectateurs payants à leurs spectacles, ne disent pas ce que leur accordent leurs sponsors ou partenaires, ni ce qu’ils dépensent en salaires pour leurs équipes, notamment techniques. En revanche, on peut connaître la moyenne des cachets payés par une institution comme l’Alliance française à Moroni. De 100 à 600 euros le show, selon l’importance de la tête d’affiche. En clair, 500 euros environ pour un groupe relativement connu comme Sambeco, moins de 150 euros pour un artiste comme Le Clown Bavard, 600 euros pour une figure nationale comme Maalesh. On peut aussi spéculer sur le coût d’une chanson de mariage. Un domaine consacré, où évoluent des stars comme Zaza ou Samra, et où l moindre chanson pour les tourtereaux peut atteindre les 250.000 francs, voire les 500.000 francs, nets d’impôts.
Le cas le plus singulier en musique demeure à priori celui de Salim Ali Amir, la seule vedette nationale à se targuer d’avoir un calendrier de tournées rempli à l’année, avec un cachet à la clé de 400.000 kmf par date de twarab programmé. Salaire brut ou net ? Qui est payé, qui ne l’est pas sur cette somme ? Assume-t-elle toutes les charges ou pas ? La sono et la sécurité sont prises en charge par les organisateurs. Le cas, unique en son genre dans toute l’Union, mérite l’attention, mais n’autorise aucun bilan du secteur. Salim n’explique pas, par exemple, de quelle manière il fidélise ses équipes, artistiques et techniques, afin d’assurer ses shows, sans accrocs. Par contre, il fait le distingo entre une pratique et une autre : « La chanson de mariage rapporte beaucoup plus que les autres prestations, du fait qu’en plus du cachet de production, nous gagnons encore plus le jour de la prestation scénique ».
Mahdawi Ben Ali