L’île de Ndzuani en pleine bataille anti Covid-19

L’archipel, comme le reste du monde, vit ce temps apocalyptique, où le covid-19 régit tout. Muzdalifa House a demandé à certains acteurs de la société civile de nous raconter la manière dont leur quotidien a changé depuis l’annonce de cette maladie. Aujourd’hui, nous publions ce texte du Dr Anssoufouddine Mohamed, membre de la coordination nationale de gestion de crise. Il nous parle de Ndzuani, le terrain sur lequel il agit depuis le début de la pandémie.

Conscients de l’enjeu de l’épidémie de Covid-19, qui, partie de la Chine, étendait vertigineusement ses tentacules sur la planète, nous sommes un groupe de professionnels de santé à aborder la Direction Régionale de la Santé d’Anjouan en février, pour lui apporter, dans un élan de devoir citoyen, notre appui en termes de réorganisation et de préparation d’une riposte. Nous nous rendions compte du grand défi organisationnel, qui nous attendait. La structuration régulière du système de santé, déjà défaillant, à bien des égards, ne pouvait pas faire face à une pareille urgence sanitaire. La leçon tirée de l’expérience des dernières épidémies du Continent, telle que l’Ébola, devait être mise à contribution, pour, entre autres, la mise en place d’une riposte « express »et appropriée au Covid-19.

5 pum

Si nous réalisions la portée et l’impact d’une telle épidémie, en tant que professionnels de santé, la population, elle, se considérait comme inatteignable. L’épidémie lui semblait alors lointaine. Mais quand le virus fit son apparition, les mêmes, dans un total déni des faits, virent en nous de  petits malins, qui, après avoir récolté les mannes du cyclone Kenneth, un an plus tôt, se découvraient un nouveau filon. La Covid-19 promettait d’être « généreuse », si la communauté internationale venait à s’en mêler. Par une dérision hargneuse, le petit peuple rebaptisa assez rapidement  la pandémie en  « Covid-business ». Mais le travail de sensibilisation a vite porté ses fruits, jusqu’aux localités les plus reculées. La connaissance de la maladie par la population est attestée par les appels du 1717 : le numéro vert mis en place pour le suivi de la pandémie. Une centaine d’appels enregistrés par jour, en provenance des différentes régions de l’île. Demande d’informations, alertes ou signalement de cas suspects. La connaissance de la maladie par la population ne souffre d’aucun doute, même si la représentation qu’elle s’en donne reste en dessous de toutes les attentes, au vu de sa faible adhésion aux mesures de prévention physique.

Il nous a semblé salutaire, dans ces circonstances, de puiser dans l’imaginaire collectif, en interrogeant les expériences d’épidémies désastreuses vécues dans l’Archipel. Histoire de convaincre les acteurs sociaux, les citoyens et les religieux. Pour qu’ils nous viennent en aide dans la mise en place d’une riposte. Dans nos rencontres avec les communautés, nous découvrions les stigmates laissés par des épidémies aussi lointaines que celle de la variole de 1867, qui avaient dévasté Anjouan. A Mirontsy, on nous montra une parcelle de cimetière, où plus personne n’ose inhumer un corps depuis des lustres. L’histoire raconte qu’on enterrait des corps talqués à la chaux –  pour les décontaminer – à cet endroit, à longueur de journée. Dans le Nyumakele, on nous rapporta l’histoire de ces corps incinérés (1922 ? Grippe espagnole ?), afin de  couper à la chaine de transmission, au cours d’un autre épisode de variole. Evoquant les mesures-barrières propres au Covid-19, nous attendîmes parler de mesures similaires, prises dans le passé. En rapport avec la dénonciation des tousseurs chroniques (tuberculeux) au pouvoir colonial, avant le cyclone de 1950. En rapport avec l’isolement des lépreux à l’île de la Selle. Et dans un  passé proche, on nous apprit l’histoire des enfants enterrés, à cause de la rougeole en 1969. Des sexagénaires s’en souviennent encore. Tout comme ils se souviennent de cette épidémie de 1975, d’abord apparue dans la région de Mitsamihouli, qualifiée d’épidémie « mortelle non identifiée » par l’administration coloniale. A la suite d’une grève de la dizaine de médecins que comptait l’Archipel, on sut qu’il s’agissait du choléra.

4 RéunSensibilisation295

Durant la sensibilisation des communautés.

Pour une gestion authentique de la crise, il nous parut judicieux de prendre appui sur ce  vécu, ancré dans l’imaginaire profond, pour d’une part montrer que la Covid-19 est loin d’être une vue de l’esprit, et de l’autre susciter la dose d’émotion nécessaire dans la sensibilisation de tous. Nous savions qu’il serait difficile d’impliquer la population et d’emporter son adhésion dans cette lutte, si on empruntait les canaux de communications habituels, axés, bien souvent, sur la reproduction mimétique de formats fournis clés en main par des organisations internationales. Pour éduquer, informer et persuader, il fallait retrouver une fibre, relevant de la communauté de destin. Ressusciter les tourments d’une maladie vécue collectivement, par ceux qui nous ont devancés dans l’Archipel, y contribuait. En investissant les places publiques, les centres de santé et les mairies, nous conviâmes tout le monde à réfléchir sur la gestion de cette crise. Les médecins-chefs de districts, les infirmiers, les agents de santé communautaire, les chefs de village, les maires, les préfets, les associations. L’enjeu, dans un premier temps, a été de retarder l’entrée du virus dans l’île, en imaginant la riposte la plus appropriée. Une fois l’épidémie déclarée, la gageure, au niveau communautaire, a été de suivre les « personnes-contacts » et d’encourager la détection rapide des cas communautaires.

Difficile de ne pas être rattrapés par les fake-news et les inventions politiques de toute sorte, à l’heure du néolibéralisme, des déchirements socio-politiques et des post-vérités par web interposé. Nous fumes assez vite rejoint par la faune des spécialistes es projets, qui, à leur tour, voulurent monnayer la pandémie. Des statuts d’associations et d’ONG aux desseins plus ou moins fourbes parvinrent jusqu’à nous, et jusqu’aux portes des organisations internationales, en demandant de l’aide. Une situation qui nous fit passer pour de potentiels profiteurs de l’aide étrangère dans certaines localités où nous menions une campagne de sensibilisation. Les mesures-barrières que nous recommandions à longueur de journée provoquèrent des huées, réduisant nos efforts à une guerre de fermeture des mosquées, amplifiée par les réactions discutables des réseaux wahhabite, tabligh, chiite ou soufi. Les réunions de sensibilisation se transformèrent rapidement en joutes sans fin, où nous devions nous justifier, chacun y allant avec ses versets coraniques et ses hadiths du prophète. Comme frappés d’une cécité incurable, personne parmi nos détracteurs du moment ne posait la question essentielle : comment survivre à cette pandémie ? En dépit de toutes ces tribulations, nous réussîmes, néanmoins, à mobiliser de bonnes volontés, aux premières heures de la crise, avec l’appui du gouvernorat d’Anjouan. Des opérateurs économiques, des associations villageoises, des sociétés d’État et des banques de micro-finance, comme l’Union des Sanduk d’Anjouan.

2 Anssouf

Dr Anssoufouddine en pleine campagne de sensibilisation.

Dès le mois de février, la Direction Régionale de la santé devint un centre d’état-major pour l’île, où les médecins, les cadres de santé, les agents de santé communautaire, se retrouvèrent, chaque matin, pour deviser sur l’ennemi commun. On y fit le point sur le suivi des personnes suspectes, revenues de voyage, sur la veille sanitaire, mise en place pour surveiller les cas de fièvres et les syndromes grippaux, sur l’organisation de la mise en quatorzaine et sur la surveillance des points d’entrée de l’île : port, aéroport ou débarcadères improvisés de kwasa. Le long du littoral, des points d’entrée de kwasa furent identifiés. Une trentaine de comités villageois virent le jour en réponse à ces kwasa, qui, pour fuir Mayotte, infectée par le virus, dérivèrent en sens inverse. En trois mois, 35 entrées de kwasa furent signalées. 4 furent interceptés et incinérés. 30 voyageurs entrés par cette voie maritime (dont – ironie du sort – un originaire de Mayotte) furent saisis et « mis en quatorzaine » dans le site d’isolement de Ntrenani. Ce dispositif nous permit de constater que des voyageurs,  entrés dans l’île par kwasa, dans le district de Pomoni ont pu échapper au filtre établi sur les côtes. A la suite  de cette constatation, un dispositif de  surveillance plus appuyé nous servit à noter une recrudescence des fièvres et des syndromes grippaux dans ce district, les semaines qui suivirent. La campagne de dépistage communautaire ensuite engagée nous donna la possibilité de déceler de manière active le premier cas de Covid- 19, apparu sur l’île.

Si en février, au tout début de notre intervention, nous nous conformions aux recommandations de l’OMS, n’autorisant le port du masque qu’aux personnes malades, aux proches et aux soignants, nous nous inspirâmes de Cuba, dès le mois de mars, pour l’expérience des masques alternatifs en tissu lavable. Un de nos confrères, Docteur Alhidhiri Abdousalam nous fit une revue de la littérature existante sur la question et proposa un modèle de masque, fait de trois couches de tissus. Une quinzaine d’associations de jeunes, de femmes, furent formées pour la confection de ces masques. Avec l’appui en intrants des opérateurs économiques, des ONG, des  bonnes volontés, des associations, aujourd’hui, plus de 8.000 masques de ce type furent distribués aux Comités d’Intervention Rapide des districts, à destination des personnes ayant été en contact avec des malades. Au nombre de 7, ces comités constituent les unités opérationnelles de la prise en charge communautaire, au niveau du district sanitaire. Composé de médecins de district, d’infirmiers, d’agents de santé communautaire, avec un superviseur, dépêché par le niveau central, à leur tête, chaque comité est doté d’un véhicule, d’équipements de protection, et, surtout, de masques en tissus, destinés au « personnes-contacts ».

3 Formationformateur7

Lors d’une formation de formateurs dans la lutte contre la pandémie.

Pour chaque cas de Covid-19 dépisté, le Comité d’Intervention Rapide, correspondant au district d’où provient le malade, remonte et trace la chaîne des personnes, ayant été en contact avec le cas en question. Cette chaine de « personnes-contacts » est suivie quotidiennement, par les agents de santé communautaires et par les agents du Croissant Rouge, pendant 14 jours. Au moindre symptôme,  un test est réalisé. Les « personnes-contact » sont par ailleurs sensibilisés sur le respect des mesures de confinement et voient leurs foyers désinfectés, au même titre que les foyers d’où sont dépistés les cas. Sur notre sillage, des seaux à robinet remplis d’eau chlorée apparurent un peu partout sur le pas des  portes. Grâce à une mobilisation de fonds endogènes, 91 agents de santé communautaire, représentant les 91 villages d’Anjouan, furent formés sur le respect des mesures de prévention physique, sur la surveillance des syndromes grippaux, sur la détection des personnes suspectes, venues de Mayotte par kwasa et sur la surveillance des décès au niveau communautaire. Grâce à ce même canal, les médecins des 7 districts d’Anjouan reçurent une formation à leur tour. Sur la reconnaissance des cas de Covid-19 et sur la réorganisation de leurs services face à la pandémie.

Aujourd’hui, le système de santé comorien tend à sortir de l’effet « tétanie », causée par cette pandémie. Une coordination de gestion de crise a vu le jour et travaille, sans discontinuer. Le regain d’humanisme et de solidarité, généré par cette crise, a conduit l’État à reconsidérer la santé comme une attribution régalienne. Même si cela est encore fragile, au jour d’aujourd’hui, un chassé-croisé d’ambulances transporte, sans bourse délier, les malades. Des équipes de soignants sillonnent l’île. Le traitement des malades est totalement pris en charge par les pouvoirs publics. Les données épidémiologiques sont traitées avec minutie. Il y a comme une intention collective de rompre avec les mauvaises pratiques, d’investir dans le travail bien fait, avec abnégation. Le personnel soignant, en s’engageant dans un combat dont on n’imagine pas encore les retombées (il est trop tôt pour en prédire la portée), renonce à son petit confort égoïste, pour se mettre au service de quelque chose de plus grand. Il se montre prêt au sacrifice. Mais sommes-nous capables de saisir les leçons de cette pandémie ? De capitaliser ces atouts, en imaginant un système de santé comorien, plus humanisé, au sortir de cette crise ?

Anssoufouddine Mohamed