L’élite en question

Entretien avec Sultan Chouzour sur le rôle de l’élite aux Comores depuis l’indépendance. Acteur et témoin privilégié de l’histoire de l’Archipel, il a occupé plusieurs charges politiques et de nombreuses fonctions dans la haute administration publique. Actuellement ambassadeur de l’Union des Comores à Genève, Chouzour, anthropologue, est aussi l’auteur du Pouvoir de l’Honneur[1]. Publié une première fois le 07 juillet 2002 par feu Komornet – premier site comorien d’information culturelle et citoyenne, aujourd’hui disparu – cet entretien reste d’une acuité indiscutable.

« Esprit des Lunes/ Tu verras/ Les enfants partiront/ En foules démentes/ Vers des villes lointaines/ Où la pluie est aubaine/ D’abondance et d’illusion »[2] écrit Saïndoune Ben Ali, jeune poète comorien. Comme pour signifier le poids de la migration dans l’imaginaire de ces îles, qui remonte à loin dans le temps…

Vous avez raison de souligner la dimension quasi-historique des migrations comoriennes. Pendant longtemps, en effet, voyager était synonyme d’acquisition de connaissances, de culture, de civilisation. C’est, selon la tradition, Mtswa Mwiyindza, du Hamanvu, parti à la rencontre du Prophète Muhammad, pour être initié à la foi islamique. C’est le cheikh Abdallah Darwesh, se rendant à St. Jean D’Acre, en Palestine, pour s’initier à la mystique confrérique. C’est Saïd Mohamed ben Cheikh El Maarouf, approfondissant ses connaissances religieuses à Zanzibar, comme tant d’autres éminents lettrés après lui. Ainsi, au fil des ans, est né chez le Comorien le sentiment bien ancré que c’est par le voyage que s’acquiert la vraie connaissance. Aujourd’hui encore ce sentiment est très vivace et explique en grande partie cet engouement du jeune Comorien pour les études à l’étranger. Par extension, le fait même de séjourner à l’étranger est considéré en soi comme porteur de savoir et de savoir-vivre. Ce qui a pour effet de disqualifier irrémédiablement celui qui n’a pas voyagé, considéré comme un demeuré, dans tous les sens du terme.

Par la suite, on a voyagé pour s’enrichir, matériellement parlant. A l’origine de cette démarche de moins en moins vraie, nous trouvons les fameux « navigateurs »  (« nde manavigateri »), ces Comoriens embarqués comme marins sur les paquebots de grandes compagnies françaises de navigation comme les Messageries Maritimes. Ces jevien, avant la lettre, brillaient déjà par leurs tenues vestimentaires à l’occidentale (complets vestons trois pièces, cravates et souliers cirés), leurs kandu (boubous traditionnels) taillées dans les plus belles soies du japon, forçaient l’admiration de l’insulaire vêtu de tissus moins prestigieux. Mais c’est surtout le faste plus que déraisonnable de leurs grands-mariages coutumiers qui a définitivement consacré l’image du « riche » émigré, propulsé aux sommets de la hiérarchie sociale, en Grande-Comore.

L’exil a pu aussi avoir des causes politiques. On sait de façon certaine que beaucoup de nos compatriotes sont partis à Zanzibar et à Madagascar par refus de se plier aux lois de l’administration coloniale, notamment à cause du  travail obligatoire (non rémunéré) et surtout du paiement de l’impôt par tête (« lateti », en shikomori). Plus récemment, la révolution soilihiste a pu fournir à certains des raisons de partir… Mais ce sont les raisons économiques – elles  n’ont jamais été totalement absentes- qui sont de fait à l’origine des migrations les plus massives et les plus récentes, principalement à partir d’Anjouan et de la Grande Comore, les îles les plus peuplées et qui ont aussi souffert le plus de la politique coloniale de dépossession des terres. La fin de la colonisation n’ayant pas fondamentalement changé le mode de propriété, les paysans sans terre, condamnés au chômage, sont, comme jadis, de plus en plus nombreux à « choisir » l’exil. Cette émigration a permis aussi sans doute de différer, et non de supprimer, la bataille pour la terre, appelée à devenir l’un des défis majeurs que notre société doit se préparer activement à relever.

Cette migration a donc permis de juguler les conflits potentiels sur cette terre, qui croule sous la poussée démographique, selon vous. Mais la migration est aussi un aveu. Cette terre de plus en plus désolée n’aurait rien à offrir à ses enfants. Elle ne permet même plus de nourrir ceux qui restent à quai.

Il est vrai que la terre manque. Il est vrai aussi que les techniques d’exploitation, archaïques et contre-productives, découragent plus d’un jeune paysan. Il est vrai aussi qu’en faisant porter tout le poids de la dépréciation des cours des produits de rente sur le paysan, celui-ci tend à chercher ailleurs, à l’étranger, les moyens de sa survie. Mais d’un autre côté, mieux distribuée, mieux servie par les techniques et les méthodes modernes, cette terre pourrait donner beaucoup plus, et d’abord mieux tendre vers l’autosuffisance alimentaire.

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Sultan Chouzour, lors d’un colloque au Maroc en janvier 2016.

Face à une telle situation, l’élite comorienne aurait pu recréer de l’espoir sur place, en offrant d’autres repères ou possibilités à ceux qui n’ont pas les moyens de partir ailleurs. N’y a-t-il pas une crise de « propositions » de sa part à ce niveau-là ? Peut-on parler d’une faillite des élites, comme on l’entend souvent répéter au sein de la jeune génération ?

Je crois que les Comores souffrent d’une malédiction qui semble affecter plus particulièrement les élites des anciennes colonies françaises : leur surinvestissement dans la politique, comme si celle-ci, à elle seule, suffisait à assurer le progrès et la prospérité que tous promettent. Les exemples sont là pour démontrer comment de vrais hommes d’affaires, de vrais chefs d’entreprise, de vrais intellectuels, ont manqué leur véritable vocation au profit de combats, souvent suicidaires pour eux-mêmes et pour le pays, qui ne cesse de s’enfoncer dans des crises à répétition, aux issues incertaines. Je crois que si, au moins, une partie de l’élite avait su s’investir dans une dynamique plus économique de productions de biens ou de services, ou s’il avait su promouvoir une telle dynamique, à la place des dizaines de partis politiques présents dans le pays, on aurait au moins eu des dizaines de petites et moyennes entreprises, et le visage des Comores et des Comoriens serait tout autre… Mais le plus grave, c’est que la surabondance des partis politiques cache mal l’extrême pauvreté de la vie et de la réflexion politiques, qui ne se manifestent que le temps d’une élection, dans ce que le Président Ahmed Abdallah appelait « la guerre de la salive », qui privilégie l’insulte, les procès d’intention et les accusations intempestives, qui n’épargnent aucun de nos hommes politiques, qui s’accusent réciproquement de toutes les turpitudes.

L’image d’une élite qui n’a pas su inventer en 27 ans d’indépendance – 45 ans, aujourd’hui – un modèle national, susceptible de réfréner, non pas une volonté d’exil, mais plutôt d’abandon de cette terre, engendre une forme de pessimisme. D’où la permanence de la migration. Le navire sombre, sauve qui peut. Que chacun se trouve famille et patrie ailleurs.

Ali Soilihi demeure, aujourd’hui encore, l’unique et brillante exception, parmi nos élites. Il est le seul à avoir su concevoir et mettre en œuvre une politique et une idéologie qui tentaient d’apporter des réponses pertinentes aux grands défis de la société comorienne. Sa réussite aurait pu offrir à la jeunesse et au peuple une alternative viable à l’exil et à ses mirages. Pour Ali Soilihi, la réalisation de son projet social et économique allait exiger non seulement la participation de toutes les forces vives nationales, mais également l’apport d’immigrés, qui viendraient surtout du Continent asiatique.

L’élite, restée sur l’Archipel, tel un vieux naufragé sur son rafiot, attendant dignement la mort inévitable, s’est distinguée souvent par son incapacité à gérer les multiples situations de crises, survenues depuis l’indépendance. A quoi attribuerez-vous ce phénomène?

Ce phénomène tient sans doute à plusieurs causes. Mais il y en a une qui me paraît capitale, et que je peux définir ainsi. Les citoyens comoriens sont convaincus (et le disent) que le destin de leur pays leur échappe complètement. L’élite et les leaders politiques partagent et expriment le même sentiment. Autrement dit, les multiples crises qui secouent périodiquement l’Archipel, entre deux profonds sommeils, sont toujours considérées et analysées comme l’œuvre de « puissances occultes » acharnées à détruire les Comores. Bien sûr, le rôle joué par Bob Denard dans l’histoire politique récente du pays explique largement cette attitude. Le propos, également, de plus d’un politicien, qui n’hésite pas à insinuer à qui veut l’entendre que son avenir politique national est d’autant plus assuré qu’il repose sur des soutiens extérieurs. Dans cet ordre d’idée, les déclarations des politiciens comoriens appelés à témoigner lors du procès du « Corsaire de la République » sonneraient comme un aveu. Un aveu d’irresponsabilité ! Dès lors, comment reprocher d’inactions celui qui ne serait pas responsable de ses actes? Comment pourrait-il résoudre, et encore moins, prévoir les crises?  Il n’ y a pas de doute : cette attitude est aussi une façon habile d’occulter le vrai débat de la mauvaise gouvernance, caractérisée en partie par les clientélismes, les népotismes, les clanismes locaux, la corruption, qui ont autant nui à l’unité nationale que les nostalgiques de l’empire colonial français.

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Le « corsaire de la république » ici consacré par Sheikh Ahamada Mfoihaya (Sharafa), un représentant de la grande notabilité comorienne. Cet homme, qui lui aurait donné le nom de Mustapha Mhadjou, est issu des rangs de l’élite la plus ancienne de Ngazidja, celle des wandrwadzima.

Pour agir, et efficacement, il faut d’abord reconnaître et assumer ses propres responsabilités. Je crois qu’il est venu le temps de prendre exemple sur nos amis et voisins sud-africains, et organiser un forum du genre « Vérité et Réconciliation ». Quand les responsabilités de chacun, parmi les nationaux, auront été clairement et objectivement établies, reconnues et assumées dans le tragique naufrage actuel des Comores, alors on sera à même de dénoncer en toute objectivité et en toute connaissance de cause, les complicités ou les agissements téléguidés de l’extérieur, tout en se dotant des moyens de les prévenir et de les combattre plus efficacement.

Le pays vit chaque situation de crise dans l’urgence. Comme si l’élément le plus caractéristique de cette élite, politique, intellectuelle et religieuse, se résumait au manque de recul face aux événements. Ce qui expliquerait sa relative difficulté à avancer une analyse pertinente, au point de pouvoir se doter des moyens nécessaires à la gestion de crise.

Je m’étonne de votre étonnement. Ainsi que je viens de le montrer en filigrane, aux Comores, nous avons des politiciens, certes, mais pas (ou très peu) de politiques. En règle générale, nos politiciens se comportent comme des stratèges pour le pouvoir, qui donnent la pleine mesure de leur talent à l’occasion de ces situations d’urgence que sont sont toujours les campagnes électorales et lors des multiples crises de politiques qui agitent périodiquement la vie nationale. Dans ces deux cas de figure, il n’y a pas de place pour l’analyse à long terme. De plus, le pays manque de ces structures de réflexion que sont les centres de recherche à caractère académique ou non, les clubs de réflexion intergénérationnels et transdisciplinaires, une vraie presse privilégiant l’analyse, une certaine activité intellectuelle exprimant à travers la création artistique l’état de la communauté et ses attentes. En fait, le pays a des cadres de haut niveau, mais peu ou pas d’intellectuels. Il s’agit là d’un fait social et économique, qui n’a rien à voir avec les capacités et les compétences des individus. Et il n’y a pas de raison que cela change, au moment où triomphent la mondialisation, et son corollaire, la pensée unique. Ceci étant, il faut savoir que dans la marge étroite que nous laissent nos partenaires et financiers internationaux, nos cadres ont dans leurs dossiers des études économiques et sociales très achevées que nos politiciens gagneraient à bien connaître, tout en reconnaissant et en récompensant les mérites de leurs auteurs.

Un exemple marquant. C’est la façon avec laquelle cette élite a été prise de court par le séparatisme anjouanais, qui n’était au fond qu’un prolongement de la scission entérinée par Mayotte en 1975. Aucun membre de l’intelligentsia comorienne, tous milieux confondus, n’a su, par exemple, faire entendre sa voix au sein de l’opinion nationale, de façon indiscutable et réfléchie face à l’irrémédiable. Comme si personne n’avait intégré la possibilité d’une telle division.

Tout ce que vous dites là est la stricte vérité. Il me souvient qu’en juillet 1995, de passage à Saint-Denis, j’avais été interviewé par Le Quotidien de la Réunion. Je me souviens avoir dit que l’un des problèmes majeurs des Comores était la préservation de l’unité nationale, déjà très compromise par la situation de Mayotte. Mais je ne faisais là qu’exprimer un problème rendu plus urgent et plus actuel par les agissements séparatistes d’un certain médecin comorien sur place, appuyé par des complices locaux. Le plus étonnant et le plus inquiétant, c’est l’attitude désopilante d’une bonne partie de la classe politique face au déclenchement du mouvement séparatiste anjouanais. A ce sujet, je rappellerai une anecdote. Immédiatement après le déclenchement du mouvement, j’avais rédigé un « manifeste pour l’unité nationale » pour lequel j’avais recherché et obtenu la signature de cadres, si possible, hors des coteries politiciennes. Je me souviens du discours que m’avait tenu un brillant ingénieur, avec son aplomb habituel. En deux mots, je n’avais rien compris au problème. Le séparatisme anjouanais n’était que la forme appropriée mise au point par nos frères pour chasser Taki du pouvoir. Il faut dire que c’était là l’opinion d’une certaine classe politique, alors dans l’opposition.

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Les dernières heures du mongozi Ali Soilihi.

Ali Soilih avait pourtant engagé un processus de reconstruction nationale, qui prenait appui sur la terre et la culture, qui aurait pu se reproduire par la suite sous d’outres formes, dans la mesure où il s’agissait d’un projet ayant suscité un espoir énorme au sein des jeunes générations.

Le projet d’Ali Soilihi était un vrai projet révolutionnaire, et qui, naturellement, suscitait beaucoup de réserves et d’oppositions, y compris parmi l’élite révolutionnaire qui l’avait qualifié de « social-fasciste ». De manière générale, tous les partis politiques, complètement désorientés et neutralisées par la rupture radicale introduite dans la manière de penser et de conduire la politique, l’ont combattu, et par tous les moyens. Mais c’est la notabilité coutumière et religieuse, particulièrement dénoncée et aussi, hélas, humiliée par le discours idéologique, qui sut créer la vraie opposition contre le régime qui menait le combat sur tous les fronts. Comme m’avait dit un diplomate nigérian de passage à Moroni ces années là, en parlant d’Ali soilihi :« Cet homme est en avance sur son temps, et en déphasage par rapport à votre Pays qui est trop petit pour lui. Il est condamné à souffrir et à disparaître dans une tragique incompréhension ». Comme en écho à ces propos, il y a un an, une des figures de proue de l’élite révolutionnaire a reconnu, devant moi, que c’est seulement maintenant qu’il comprenait Ali Soilihi et sa politique. Que dire des autres? C’est dans « cette incompréhension tragique » qu’il faut situer l’échec d’Ali Soilihi, qui avait effectivement su susciter chez le Comorien une certaine fierté, un certain patriotisme, des raisons d’espérer. Faut-il désespérer ? Nul n’a le droit de s’abandonner à cette attitude.

L’un des éléments clés de sa dynamique consistait à répliquer face à « la vitalité de la société traditionnelle », en inscrivant son discours dans une perspective contemporaine et moderne, tenant compte des réalités du pays et du monde environnant.

Comme Ali Soilihi, je ne crois pas qu’on puisse parler de vitalité, s’agissant de la société traditionnelle comorienne, surtout celle de la Grande Comore que j’ai étudiée en particulier. En fait, ce qui faisait la vitalité et la viabilité de la tradition a disparu, ne laissant subsister qu’une coquille vide de sens et de contenu. Les Comoriens dépossédés de leur terre, de leur histoire, de leur territoire, se raccrochent comme ils peuvent à ce qui leur semble essentiel, à savoir la préservation de leurs coutumes, à travers une compétition exacerbée et onéreuse. Pour Ali Soilihi, la coutume était devenue un cadavre trop encombrant à porter, trop cher à entretenir et trop anachronique. Il se proposait de mettre les Comoriens à l’heure de leurs responsabilités, présentes et à venir. Sa force est d’avoir su inventer un discours et une pratique, qui, au fond, puisaient leurs forces de persuasion dans une parfaite connaissance de la société comorienne et de la psychologie profonde de ses membres. Un jour que nous discutions, je lui fis remarquer que l’histoire nous enseigne que les changements des coutumes et des mentalités demandent du temps pour réussir durablement. « Je le sais, me répondit-il. Mais nous sommes engagés dans une bataille contre le temps qui m’est compté… Il nous faut atteindre le plus vite possible le point de non-retour ».

Une des remarques qui reviennent le plus souvent par rapport à l’élite, vient de son incapacité à dialoguer avec la base. Un art dans lequel excellait Ali Soilih…

Ce n’est pas l’art de parler qui fait défaut à nos élites politiques. J’en connais de véritables maîtres en la matière. Ce qui fait défaut, c’est l’absence d’un contenu mobilisateur et crédible du propos. Cette élite s’est illustrée jadis dans sa mobilisation pour l’indépendance. Elle n’a eu aucun mal à se faire comprendre de la base. Elle ne peut plus se faire comprendre aujourd’hui de la base. Car l’indépendance promise est toujours inachevée. Car l’unité et l’intégrité sont plus que jamais menacées, et aussi parce que la vie meilleure qu’elle promettait ne s’est pas réalisée… Tant que cette élite ne recentrera pas son discours sur ce triple échec pour rechercher les causes et les moyens appropriés pour en triompher, aucun vrai dialogue ne pourra s’établir avec le peuple qui demande à être mis en confiance pour espérer.  Voilà ce à quoi doit tendre désormais toute élite politique digne de ce nom.

Propos recueillis le 15 mars 2002 par Soeuf Elbadawi

[1] Le pouvoir de l’honneur / Tradition et contestation en Grande Comore,éditions L’Harmattan, Paris. Ouvrage de sciences humaines devenu incontournable sur les questions d’organisation sociale aux Comores.
[2] Citation extraite de Testaments de transhumance, recueil publié aux éditions Grand Océan et Komedit par le poète comorien Saïndoune Ben Ali.