Parler de l’élite[1] comorienne, de ses apports, réussites ou échecs, tant dans le domaine politique, culturel, économique que social. Un projet bien vaste, tellement vaste que nous ne pourrons que l’amputer pour ne conserver que l’essentiel. Question déconcertante : cette élite existe-t-elle vraiment ? Publié la première fois le 06 juillet 2002 par feu Komornet – premier site comorien d’information culturelle et citoyenne, aujourd’hui disparu – ce texte de Wadjih Abderemane garde tout son intérêt.
Question cruciale, presque ineffable. Oser nous demander, au risque d’être frappé d’anathème, s’il existe vraiment une élite comorienne ? Question saugrenue, déroutante mais non moins audacieuse, si l’on considère qu’elle risque de tordre le cou à certains acquis supposés et à certains préjugés.
Avant d’envisager une réponse à cette terrible question, il s’avère judicieux d’interroger d’abord le mot « élite », afin d’éviter contresens et autres méprises aux conséquences prévisibles.
Rhétorique et jeu de sens.
Les contours d’un mot. Le mot élite est ainsi défini dans Le Petit Robert : « Petit groupe considéré comme ce qu’il y a de meilleur, de plus distingué ». Cette définition a le mérite de nous éviter certaines confusions : « l’élite » en effet ne se décrète pas, il ne s’autoproclame pas. Au contraire, « l’élite » ne l’est que grâce à la considération d’autrui, qu’à travers son regard, son bon vouloir ou son jugement. Ainsi untel ou untel est considéré comme faisant partie de l’élite dans la mesure où il est jugé meilleur par certains par rapport à d’autres.
Mais cette notion de « meilleur » soulève d’autres problématiques. On pourrait ainsi se demander en quoi l’élite devrait être considérée comme étant plus remarquable que la moyenne ? Une réponse pourrait être avancée ici : l’élite se distingue par ses compétences hautement appréciées [comparées à d’autres] dans la conduite des affaires publiques et ceci dans divers domaines comme le politique, le social, l’économique, le culturel, etc. Est-il utile de souligner l’aberration qu’il y aurait à parler d’élite dans le domaine privé ou familial ? Vous en conviendrez, l’élite relève uniquement de la sphère publique.
Des figures de l’élite traditionnelle (djuba na djojo) sur la place de l’indépendance au 6 juillet 2019. Toujours dans la course, bien qu’écrasée et manipulée par les nouvelles élites au pouvoir, la notabilité continue à entretenir sa visibilité dans l’espace public.
Compte tenu des critères ainsi énoncés, peut-on estimer qu’il existe aux Comores un groupe de gens, susceptibles de jouer les guides éclairés ? Une minorité agissante pour le bien de la collectivité par exemple ? Des individus capables d’imposer, tant par leurs savoirs que par leurs qualités morales, une vision du monde et une gestion réfléchie de notre devenir ?
Perspectives comoriennes et ressentiments.
En apparence, oui ! Nous pourrions – sans ambages – nous appuyer sur la communauté de gens, à qui revient la lourde charge de mener la destinée de la nation comorienne depuis son apparition, pour confirmer l’existence d’une élite. Mais entre cette considération (toute légitime) et la réalité, il y a un gouffre insondable, tant il est vrai qu’il ne suffit pas d’être réputé meilleur pour l’être effectivement.
Si amer soit-il, le constat suivant s’impose : l’élite comorienne ne l’a été jusqu’alors que par le nom et non par les actes. L’histoire du pays en témoigne de façon accablante. Cette élite a failli plus d’une fois à sa raison d’être. Elle n’a pas toujours incarné son rôle de flambeau du peuple à plein temps.
Mise à part une génération de swahilisants, fer de lance – avec quelques autres – des partis de gauche unis [A l’époque des MOLINACO, PASOCO et autres FNU], dont le discours politique contribua superbement à faire éclore un patriotisme de combat, entièrement tourné vers l’indépendance du pays, on ne peut guère parler d’une élite comorienne agissante, du moins après l’indépendance. Tout au plus, pourrions-nous parler de quelques rares initiatives individuelles marquantes, malgré les apparences.
Sentence ou colère ?
A l’inverse. Nous pourrions plus facilement parler d’une faillite. Faillite d’une élite qui a assisté sans réagir et parfois en acolytes aux prises en otage constants du pays par des mercenaires ou des colonels. Faillite d’une élite qui assiste, sans broncher, aux ingérences incessantes de l’ancienne puissance colonisatrice. Faillite d’une élite qui accepte l’état de décomposition de nos institutions juridiques, politiques, économiques et sociales, tout en fermant les yeux. Cette pseudo élite est, depuis près de vingt sept ans, au pouvoir, partageant ministères et chancelleries fantômes, incapable de résister à la tentation de partager le pays lui-même. Et pourtant, la définition du mot élite disait bien qu’il s’agissait d’un « petit groupe considéré comme ce qu’il y a de meilleur », et de « plus distingué ».
Une peinture de Chakri sur les rituels d’ennoblissement (grand-mariage ici à Ndzuani), perpétués en premier lieu par les élites au pouvoir.
De nos jours, les mots semblent encore plus confus. La frontière entre intellectuels, cadres diplômés et élite politique reste terriblement floue, si bien que les plus forts, les plus éloquents et mêmes les plus « tricheurs » ont su trouver la brèche, leur permettant de s’autoproclamer à leur tour membres éminents de la dite élite. Mais le constat le plus amer, qui étaye notre propos, est le démembrement de notre archipel, qui n’est (bien entendu) pas l’œuvre de l’homme de la foule mais bel et bien celle de notre groupe de gens meilleurs et distingués. Plus grave encore est le fait que cette élite (qui n’est pas -nous le précisons – seulement politique au sens strict (Ndo wendza hitswa wo’ontsi pour ainsi dire) méconnaisse ce qui fonderait sa dynamique à la base. Elle semble par exemple ignorer que la force des batailles intellectuelles, qui sont les nôtres, réside dans un certain refus de l’oppression ou du conformisme, dans une certaine révolte contre les forces obscures, etc.
Ailleurs, l’élite sait dire « non » à ce qui va à l’encontre des intérêts de la communauté qu’elle représente. Chez nous, c’est le contraire qui se produit. Pire encore, bien qu’anecdotique : un intellectuel pour le commun des Comoriens est d’abord celui qui accumule le plus de titres universitaires et non celui qui contribue à définir les normes et les valeurs de la société ou qui agit dans le champ public et politique pour l’intérêt de tous. Comment voulez-vous parler d’un groupe de gens plus inspirés que la moyenne, meilleurs et distingués, dans un tel contexte ? Nous sommes encore loin de trouver nos Sartre et Malraux, pour ne citer que ceux-là.
Bien entendu, si nous jugeons au cas par cas, notre propos va vous sembler trop radical, voire démesuré. C’est voulu. L’histoire comorienne a certainement connu quelques personnes qui ont su, à un moment donné, dire « non » au nom d’un intérêt collectif ou qui ont su revendiquer les droits d’un peuple longtemps asservi. Hélas ! Où sont-ils aujourd’hui ?
Wadjih Abderemane