Une évocation de la capitale comorienne avant la pandémie, faite à l’occasion d’une série de cartes postales réalisées en juillet et août 2015 par le site de la revue Africultures sur les capitales africaines. Un arrêt sur images sur une réalité, aujourd’hui, en berne. Autant de facettes d’une ville qui se raconte en musique ou pas. Une cité que ses riverains trouvent de plus en plus triste, entre couvre-feu et masque par-feu.
Principal chef-lieu de l’archipel, Moroni est aussi le lieu d’une mythologie urbaine, empruntant son nom au miracle des eaux et à l’enfer des hommes. Une cité qui bruit de sa fureur, dès potron-minet. Dès l’aube, en effet, se diffuse le chant coranique. Psalmodies et rappels de muezzin y réveillent l’habitant à coup d’enceintes survoltées. Personne, bien sûr, n’irait discuter du bien-fondé de cette pratique pourtant discutée dans bien des capitales musulmanes, et ce, en vertu des usages du fikhi[1]. Tonitruant, le verbe de Dieu se faufile alors entre les mailles du jour naissant. Et c’est la première musique dont se souviennent les riverains au labeur.
Traditionnellement rattachée à des rites sociaux, la musique (ici) peut agresser le mélomane par sa présence forte dans les échoppes de nuit. Dans les magasins de jour et les ambiances de marché, également. Les towa ndrenge (vendeurs ambulants) et leur portable amplifié rivalisent avec les sonos de grands commerces à Moroni, où se propagent les tendances « didje » du moment. Comprendre par là, cette musique de jeunes crooners, jouant aux dandys scratch pour jeunes filles au glamour hard, en pastichant des tubes caribéens, westaf ou estaf, sous influences rap et slam. Une musique industrieuse, concoctée sur ordi à la vitesse des ondes, avec des paroles scandaleuses, et des clins d’œil salaces.
Ambiance à la Rose Noire.
Vous rentrez dans un taxi et vous comprenez votre douleur. Car Moroni n’est pas aussi prude qu’on voudrait le croire avec son visage fracturé aux mille mosquées. Dans les ruelles agitées, il y a toujours cette télé envahissante trônant sur un étal, diffusant des clips en provenance d’Abidjan ou de Dar Es Salaam, parfois du Caire ou de Jo’Burg, et souvent de Kin ou de Tana. Corps enfiévrés, formes qui coupent et décalent, en mouvement. Pas un quartier de tôles brinquebalantes sans son robinet à clips. Dans les foyers, la technologie du grand écran à diffusion satellitaire a fait son chemin depuis fortes lunes. Seule la jeunesse fashion cheap, connectée sur facebook, avec des marques étrangères plein la tête, oblige à la différence, en écoutant du son baggy, pour faire comme à New York ou Marseille.
Mais Moroni, c’est aussi une geste musicale qui donne le la durant les périodes de grandes vacances. Les mariages sur la place Badjanani ou dans l’enceinte du Foyer des femmes. Des institutions incontournables pour le clinquant des fêtes communautaires. Madjlis, ukumbi, twarabu, utra dahoni. Ne jamais chercher à retenir ces noms. La liste serait trop longue à dresser des prétextes à musique. Passons sur les pique-niques au son abrutissant, passons sur les playback ratés de jeune talent. Ici, les notables aiment danser en toge, les femmes en robe à paillettes. La musique y est grasse, sirupeuse. Quant aux plus jeunes, s’ils ne sont pas dans un concert à l’arrache à Al-Camar ou en boîte à Rose Noire, ils se vautrent en meute dans des salles privatisées où danser reste encore un prétexte pour emballer la fille du quartier d’à côté.
Ahmed Cheikh, lors d’un live sur la place du CCLB à Badjanani.
Moroni by night, entre karaoké improvisé au Select, battles (mrenge) de mgodro[2] à l’Arène d’Oasis, jeu de jambes à la Rose Noire, la boîte la plus populaire, ou encore bal-poussière à Sanfil’iho Hankunu, apparaît donc par moments comme le lieu d’un bruit assourdissant, dû au non-respect notamment d’un code commun des nuisances sonores et à la diffusion bordélique de sons enregistrés mal mixés. Car le point commun entre tous ces moments festifs, et censément de partage, c’est quand même la disparition du vrai live. Celui qui faisait le bonheur des riverains dans les seventies avec les grands ensembles sur scène à l’Al-Qamar ou au Stade Beaumer. Anges Noirs, Kart’s, Asmumo, Awl’A’dil’Komori, Ngaya. Des groupes qui ont marqué l’histoire musicale de l’archipel. Même les rares live des twarabu (concert de mariage) dans cette ville, fameuse pour ses orchestres, se mettent soudainement à chanter faux de nos jours. Tout comme les chorales de femmes, traditionnellement connues pour porter les mariés aux nues. Voir un live suspendu dans le temps comme celui du jeune Ahmed Cheikh à Badjanani est devenu rare, si l’on oublie les concerts feutrés de l’Alliance française ou bordélique de l’INJS.
Moroni et toutes ses fêtes en musique signalent de facto la mort du live. Il faut être une star à succès pour que des équipes rodées à la scène remontent d’outre-tombe ou encore être un groupe étranger en tournée pour mériter le droit de se produire en real show. À croire que cette cité a perdu le plaisir de s’entendre exister en live direct. Les jaloux, comme on les surnomme ici, sont ces gens qui ne sont jamais raccord avec leur temps. Ils pérorent en bons détracteurs de leur temps, tirant à vue sur tout ce qui bouge. Ils ont souvent l’esprit conservateur, le cœur ronchon et trouvent toujours matière à critiquer le réel. Ce sont eux qui nomment le désastre. Ah ! Si vous saviez comment c’était à notre époque disent-ils en nostalgiques old school. Sauf que c’est archi faux ! La vraie musique n’a pas disparu de cet espace insulaire. Totalement, du moins. Encore faut-il avoir une autre perception des chantiers sonores. Accepter par exemple de nommer « musique » ce qui, pour beaucoup, apparaît comme étant un simple rituel ancestral ou une pratique religieuse des plus singulières.
Dhikri au zawiani du Shashanyongo.
Se rendre au zawiani de Shashanyongo, lieu de culte où se retrouvent les disciples soufi du Sheikh El-Maaruf, et où les khalifa shadhulii[3], à minuit passé, peuvent laisser place au triomphe des Sabena. Entre poses extatiques et stases emphatiques, les corps dansent alors au rythme du divin. Et le chant est si perché, si gracile, si rauque, si si si…que n’importe quel mélomane se laisse emporter dans le tourbillon des abyati[4] foudroyant. Le dhikri, rituel d’invocation divine, est un moment unique de musique somptueuse et de communion mystique. Les mains entrelacées, les cœurs tendus, le souffle aspiré vers les cieux, dans un même élan, les corps se soulevant au rythme des « ah », qui sont autant d’invocations, en legato et crescendo, en accélérés et en ruptures. Un dhikri peut se poursuivre jusqu’à la transe pour les muridi, disciples intronisés et mystiques.
Vous pouvez aussi, comme nous, vous engouffrer dans une venelle secrète de la vieille médina, à l’intérieur d’une maison aux murs humides, aux pierres repeintes à la chaux, dans un salon feutré où se négocie un juste rapport d’allégeance entre des djinns chevaucheurs d’homme et leurs maîtres. Le rythme est alors dense, ternaire, suspendu, dans sa temporalité. Les yeux rouges, le msomali y réinterroge le sens des origines, précédant de près le rawhani, son alter ego sur la piste de danse, pendant que le mrehuri, en médiateur, vient jouer au devin d’un jour, à leur suite. Ces drôles de petits noms rencontrent ainsi le destin commun dans l’interprétation d’une musique toute en cadence, faites de percussions ardues, de battements de mains et de chants hypnotiques. Un moment unique où se noient les rancoeurs et les vicissitudes.
Le public lors d’un concert-lecture sur la place dite du Baïdi en pleine médina.
Car s’il est vrai que le Comorien broie son espérance dans une musique enregistrée et mécanique, la plupart du temps, il est encore des événements dans son existence où la musique a valeur de nécessité, de liant social ou d’intermède avec l’outre-monde. Il suffit de se promener la nuit dans la vieille médina, de pousser une porte de mosquée ou de baraques en tôles en périphérie, pour que les esprits en surchauffe vous subliment en rythme le malheur des uns, et rallument la flamme du bonheur dans les regards… Moroni, dit-on, n’est pas toujours ce qu’elle laisse entendre. Plus tu cherches, plus tu te laisses surprendre, dans cette ville. Et en musique, ce dicton s’avère encore vrai…
Soeuf Elbadawi