De la musique, des artistes et des influences à la capitale

L’originalité et l’ancrage se font rares à Moroni, alors même que triomphe la culture mainstream. La nouvelle scène est majoritairement tournée vers des phénomènes mondiaux tels que le « RnB » ou « l’Afro-pop ». Ce qui amène à s’interroger sur les liens entretenus par les jeunes artistes avec le legs ?

C’est pieds et poings liés que les artistes de la nouvelle scène musicale se livrent aux pièges de la culture mondialisée, obéissant à la seule loi de l’offre et de la demande. Toute une génération qui se consacre aux productions dites mainstream, influences charriées à grand débit par les canaux d’internet. Il suffit qu’un tube apparaisse au Nigéria pour aussitôt nourrir, aux Comores, l’imaginaire des jeunes créateurs. Il se voit aussitôt réadapté sur place (covers) pour enclencher à son tour le compteur des « vues » sur les plateformes. Des jeunes talents locaux émergent, avec l’idée de ressembler aux grandes figures de l’afro-pop. A Moroni, Yémi Alade inspire plus que Zainaba Ahmed.

Il en découle un manque de singularité propre aux jeunes artistes. L’impression, qu’à l’échelle du pays, s’efface une certaine idée de l’identité musicale. Acteur culturel et directeur de Studio 1, Abdallah Chihabi « pense que c’est un phénomène assez naturel dans un monde qui évolue et où les choix qui s’offrent à chacun sont de plus en plus nombreux ». Misant sur des « effets de balancier », il explique : « Dans tous les domaines, on a souvent tendance à s’éloigner de ce qui est proche et familier pour mieux le retrouver et l’apprécier ensuite ». Optimiste, il poursuit : « il y a d’autres formes et styles musicaux qui s’introduisent dans notre environnement, portés par la nouvelle génération ». Il ne faudrait pas y voir une rupture, selon lui, avec les influences locales.

CheikhSamdra

Cheikh Mc et Samra dans « Djibuwe », le clip aux 2 millions de vues.

Abdallah Chihabi cite Cheikh Mc en exemple, avec le titre Djibuwe : « un mélange de twarab et de rap réussi ». « Djibuwe » s’inscrit pourtant dans la ligne de la nouvelle pop zanzibarite – nourrie de twarab –, dernier phénomène couru de la capitale. Le clip aux 2 millions de vues emprunte jusqu’aux codes vestimentaires à Zanzibar. Même les plus aguerris se livrent au mimétisme sur cette scène. «Notre pays, comme tant d’autres, est touché par la mondialisation », poursuit l’ancien directeur de Studio 1, avant de s’interroger : « comment en faire, de cette mondialisation, un atout ? ».  Il rappelle : « notre pays a toujours été un carrefour culturel. Nous avons reçu beaucoup d’influences musicales qui ont nourri notre patrimoine et il nous appartient, aujourd’hui encore, d’ouvrir notre création musicale à tout ce qui peux l’enrichir ». Faut-il y sacrifier ce qui fonde l’authenticité archipélique ?

Parlant d’influences étrangères, certains artistes des générations passées ont su se nourrir du monde, tout en cultivant un ancrage local. Salim Ali Amir et Maalesh sont deux des figures qui ont marqué la capitale durant les années 1990.  S’inspirant de la musique américaine, d’artistes comme Lionel Richie, Michael Jackson ou Georges Benson, Salim incarne la modernité d’une musique bien ancrée, localement. Il a su inventer sa pop à lui – le mshago – et faire danser le pays, tout en posant des questions d’ordre sociétal dans ses textes. Sa musique lui vaut le titre de « Johnny Halliday comorien ». Maalesh, lui, s’est doté d’un répertoire plutôt afro-oriental, mêlant les influences du monde arabe aux percussions comoriennes – grâce, entre autres, à l’artiste Tchatcha-man[1] – avec des chœurs, évoquant parfois l’époque de Sedo. Une néo pop qui lui apporte la reconnaissance à l’international (prix découverte RFI 1995). Mais on peut se demander si ces deux artistes ont-ils influencé d’autres artistes, après eux ?

Une histoire qui s’est poursuivie, jusqu’à l’album Tsi wono zindji, sorti en 2019. Salim Ali Amir est devenu le kinga de la pop comorienne (© S.E I Fonds W.I).

A travers le twarab et son mshago pop, Salim a comme influencé nombre d’artistes, en se fondant sur la magie du clavier, son instrument fétiche. Son producteur Abdallah Chihabi explique : « Salim a révolutionné le twarab moderne par l’enrichissement des gammes et le choix des sonorités. Il a été l’arrangeur de beaucoup de groupes de twarab a succès. Son empreinte musicale se sent dans les compositions de nombreux musiciens et chanteurs. D’ailleurs la plupart des artistes lui reconnaissent le titre de fundi »[2]Et il n’est pas question ici d’une réappropriation de style à proprement parler. L’artiste agit tel un conseil, dont le savoir-faire se prolongerait dans les productions de ses pairs. Abdallah Chihabi cite le « regretté » Fathi Bakressa comme l’un des héritiers de Salim Ali Amir.

Maalesh, quant à lui, prend une figure d’artiste contemporain – au sens du créateur un peu marginal – en opposition au chanteur traditionnel qui, lui, occupe une place centrale dans la société. Sa musique de folksinger n’éclabousse peut-être pas les foules dans le pays, à l’instar du mshago, mais devient un passage obligatoire, pour quiconque veut apprendre la guitare. Plusieurs jeunes atterrissent chez lui et se forment en rejouant à ses côtés. La majeure partie d’entre eux tombe dans le mimétisme, n’arrivant pas  à donner un nouveau souffle au répertoire du maître. Ce qui vient figer le legs. Eliasse est peut-être le seul ayant fait ses armes à « l’école de Djomani », osant cheminer sur d’autres sentiers. Son répertoire est surprenant dans la mesure où l’empreinte du fundi y est presque effacée. L’artiste se promène de plus en plus entre le za ngoma[3] de Baco et le folkomocean d’Abou Chihabi.

Abou Chihabi, l’homme du folkomor ocean. Dadiposlim et l’album Holo. Baco, l’homme du za ngoma.

Abou est perçu par beaucoup comme l’auteur du seul genre contemporain abouti dans l’archipel[4], en termes d’audience et d’influence. Née dans les années 1970, sa musique a générée des héritiers en pagaille sur la scène actuelle. Avec une esthétique conjuguant, à la fois, les influences musicales de l’époque et les questionnements d’urgence politique. Abou Chihabi était considéré comme le poète de la révolution soilihiste. Plusieurs artistes vont lui emboîter le pas, à l’instar de Boul, Nawal, Baco, Maalesh, Djaffar Chaihani, Hilali et Laher. Par quel miracle ? « Pour qu’une musique fonctionne, selon Baco, il faut qu’elle concerne la société, qu’elle ait un intérêt, une fonction pour celle-ci. Le folkomor ocean avait un intérêt spécifique, parce que le peuple l’a soutenu, représentant un engagement emportant l’adhésion sociale et sociétale, grâce au président Ali Soilihi, d’ailleurs ». Laher reconnait le génie d’époque : « Abou, c’est le maitre ». Il s’en rappelle comme d’un personnage, ancré au paysage et dont la musique naissait là, dans un naturel incroyable. « Sans Abou, il y a plusieurs artistes qui ne seraient pas là où ils sont aujourd’hui, son influence envers les autres a été très forte. On a tous voulu jouer comme Abou, puis chacun s’est tracé son chemin ». Evoquant l’époque actuelle, il regrette : « aujourd’hui, les jeunes, vous faites comme si avant vous rien n’a été fait, et c’est dommage ».

Figure consacrée de la génération actuelle, Dadiposlim avoue s’interroger sur son identité musicale et s’intéresser à la musique des aînés, notamment à celle de Salim Ali Amir. Faut-il y voir « l’effet balancier » dont parlait Abdallah Chihabi ? « Il y a un temps, dit-il, je me suis senti un peu perdu. Ensuite des artistes comme Maalesh, Salim Ali Amir, Cheikh Mc et Ahmed Djaffar, m’ont interpellé sur la nécessité de coller un peu plus ma musique au paysage. C’est important d’écouter les aînés. A force d’emprunter ce qui vient d’ailleurs, on finit par se perdre. Dans mon deuxième album – Holo – j’essaie de me nourrir du twarab pour revisiter mon style RnB. Ce n’est pas facile de réussir du premier coup, mais j’y travaille ». Apparu du temps de feu Fathi Bakhressa, qui avait ouvert son studio d’enregistrement à Hankunu, Dadiposlim garde de lui l’image d’un grand frère voulant initier les plus jeunes : « Il ne nous faisait même pas payer le studio, et si tu te rappelles notre première guitare, elle venait de lui ». Dans un excès de générosité et de bonne volonté, Fathi avait ouvert son studio à tous les jeunes talents, et aussi à toute une vague de chanteurs zouk et RnB surnommés « les Dj »[5]. Dadiposlim ouvre, aujourd’hui, son studio à son tour et donne au lieu une ligne précise : « revenir à des sons de la région ». Il explique : « On nous reproche de vouloir ressembler à Zanzibar dans notre musique, mais où est le problème ? Notre musique, le twarab, ne vient-il pas de Zanzibar ? »

Fouad Ahamada Tadjiri

[1] De son vrai nom Hadji Mohamed Ishaka.

[2] Maître.

[3] Le « za ngoma » ou « zangoma » ou en encore « RnG » concerne une dynamique musicale initiée par l’artiste Baco. Elle prend comme point de départ les rythmes de l’archipel des Comores.

[4] Cf. Elbadawi, Soeuf, « La scène musicale à la recherche d’un nouveau souffle » ; Africultures, paru le 30 septembre 2002.

[5] Faisant dans la  facilités, avec moins d’exigences.