Petite histoire de la scène slam à Moroni. Des premières déclamations publiques en langue française au questionnement sur l’ancrage et la langue d’aujourd’hui : portrait express d’une tendance à succès auprès des jeunes générations.
En tant que genre ou scène, le slam se réclame de pratiques extérieures aux traditions du pays. Arrivé à Moroni par le plus grand des hasards, il a d’abord concerné un groupe de jeunes en connexion avec la diaspora comorienne de France. Raison pour laquelle des premiers slameurs connus à nos jours, se posent la même question de l’ancrage au patrimoine. Certains de ses promoteurs parlent de nyandu et de mbandzi mwendedji, pour s’affranchir des formes empruntées. Mais si ce questionnement semble-il nécessaire à leur existence, il n’est parfois qu’une manière de contourner l’influence de leurs premiers modèles, qui sont américains et européens.
La plupart des slameurs comoriens se reconnaîtront surtout des influences françaises. Grand Corps Malade, Abd al Malik, Captain Alexandre. Des chanteurs à texte comme Renaud et des lyricistes comme Kery James ou Souleymane Diamanka. Ces influences expliqueront l’origine du décalage. Le slam essaimera à ses débuts, sans s’interroger, le moins du monde, sur le paysage et la mémoire du pays. La première scène slam remonte à une douzaine d’années. Les Slameurs de la lune[1], réunis autour de l’artiste Abdou Kamal-Dine alias Dagenius, ont tenu leur premier show en langue française à l’Alliance de Moroni en 2008. Leur public ? Des élèves, en majorité, issus des écoles privées de la capitale, de familles socialement aisées, ainsi que leurs amis. Ce fut le début d’une pratique, d’un art perçu – à l’époque – comme élitiste, au sein duquel s’exprimaient un certain penchant pour la langue française et sa déclamation sur des scènes.
A peine savait-on de quoi il était question. Mo Absoir, lui, s’en souvient : « J’écrivais de petits poèmes dans mon coin, quand avec un pote on s’est rendu compte que nous faisions ce qui ressemblait à du slam ». Dagenius, son alter ego des débuts, le rejoint : « C’est une fois que je l’ai fait qu’on m’a informé que je faisais du slam ». La pratique s’est toutefois répandue assez vite, grâce à des ateliers d’écriture, menés dans des écoles et des foyers culturels. Et sans doute que le shikomori aurait été plus indiqué pour faciliter le rapport public, mais aucune politique de promotion de la langue nationale n’existait en ce sens. En 2010, Mo Absoir, en résidence au Muzdalifa House, fit une première tentative. Dix textes, mettant sa langue maternelle au même niveau que le français d’emprunt. C’est à ce moment qu’il tente le grand saut de la carrière solo. Il est le premier à le faire. Il en profite pour s’interroger sur les pratiques issues de l’oralité. Il parle alors de mbandzi mwendedji[2]…
Réaffirmant son ancrage – « ce qui me rattache le plus du patrimoine est le mariage entre le mbandzi mwendedji et le slameur que je suis aujourd’hui » – Mo Absoir va plus loin, aujourd’hui, en s’intéressant aussi au verbe du fonnkézèr[3] réunionnais. Il reconnaît l’ampleur du chantier : « Grâce à Soeuf Elbadawi j’ai commencé à m’intéresser à l’oralité comorienne. Je précise que je suis né aux Comores et j’y ai vécu pendant très longtemps. Ce qui est d’autant plus grave. J’ai eu la chance de faire quelques recherches et j’ai découvert le nyandu, le pohori ou le mbandzi mwendedji, dont je me réclame modestement aujourd’hui […] J’ai eu la chance d’avoir un entretien avec Damir Ben Ali [anthropologue, auteur de « musique et société »[4]], mais ce n’est pas assez. Il y a énormément de travail à faire ».
A partir de 2012, on peut dire qu’il y eut de grands moments de rencontre publique, comme ceux de la scène libre du collectif Art 2 la plume à l’American Corner[5], où on vit le genre se transformer, peu à peu. La collaboration entre ce collectif et Mbae Tahamida Soly[6] ou avec Ahamada Smis, venus de la diaspora, a d’ailleurs influé sur la volonté de se distinguer sur cette scène, en imaginant d’autres manières de nourrir la joute. Plus tard encore, viendra Captain Alexandre, slameur franco-camerounais, dont le collectif – « On a slamé sur la lune » – fondé en 2006 rappelle étrangement le nom adopté du premier collectif à Moroni. Une métaphore qui sied bien aux îles de lune que sont les Comores.
Fondé à l’Université des Comores, Art 2 la Plume va permettre l’émergence de toute une génération de slameurs, soucieux de transcender les limites de ce débat sur le rapport à la tradition.A Ngazidja, à Ndzuani ou à Mwali. Recours au patrimoine ou pas, le slam n’a en tous cas plus eu le même visage qu’à ses débuts. Ils sont, en effet, nombreux à avoir saisi la nécessité de s’approprier le genre, voire de le réinventer, localement. On constate, par ailleurs, un engouement certain de la part des jeunes slameurs et poètes comoriens, vis-à-vis des figures de l’oralité.





Art 2 la Plume dans une mise en scène de Soly sur les kwasa à l’American Corner. Rahim Elhad au micro du Bangwe de l’oralité, festival initié dans la région de Mbeki. Loukile Mouritadhoi alias Mahé Mouri. ZamZam Elhad, au milieu. Art 2 la Plume à ses débuts.
Lorsqu’on lit ZamZam Elhad ou Loukile Moritadhoi alias Mahe Mouri, toutes deux auteures d’un recueil de slam aux éditions Coelacanthe[7], ou qu’on écoute le comédien Saifillah Ibrahim, coorganisateur des journées nationales Mbae Trambwe[8], on sent le désir monter. Besoin d’ancrage et quête des origines ! Entre nyandu (poésie guerrière) et shinduwantsi (art de la parole), ils s’efforcent de faire revivre de grandes figures de l’oralité comorienne comme Mshinda Mtimbo ou Dafine Mmidjindze. Rahim Elhad (le parolier du Karthala) est celui qui fait le plus parler de lui. Etudiant à Dakar, il défend les couleurs comoriennes dans la région de l’Afrique de l’Ouest.
Lors d’un récent ébat sur la toile Djohar Abdou, docteur en linguistique comorienne, proposait de rebaptiser le genre : « Pour la promotion de la langue comorienne, j’appelle les poètes comoriens d’expression comorienne à employer dans leurs écrits l’expression #djambo#djema ou le vocable #upvandzi, au lieu de « slam » lorsque celui-ci est slamé en comorien ». Comparant le slam à d’autres genres établis (Jazz, zouk, rap), qu’il n’est pas besoin de traduire, Rahim Elhad lui a répondu : « Possible que le genre rappelle à l’existence d’autres poétiques typiques du pays, mais on n’est pas obligé de lui trouver un nom comorien, pour autant. Le slam, qui a déjà son propre fonctionnement, est une expression récente, remontant aux années 1980 ».
A l’affiche du dernier MASA à Abidjan, également promoteur d’un festival sur les arts de l’oralité dans la région de Mbeni, Rahim ne souhaite pas réduire le débat à une simple question de traduction. Il rappelle ainsi que les expressions anciennes ont répondu à une nécessité, tout comme le slam a la sienne propre. Où l’on se dit que tous ces slameurs devraient trouver le moyen de converser ensemble, d’autant qu’il leur faudra ensuite trouver matière à tisser des solidarités entre l’île occupée, où évoluent des figures aussi brillantes que celle du poète L-Had, la France, où se trouvent des figures toutes aussi illustres que celles de Soly ou Smis, et le reste de l’archipel, afin de camper toute la complexité d’un imaginaire archipélique aussi riche…
Ahmed Abdou Azhar
Image à la Une : extrait de l’album de Da Genius.
[1] Premier club de de slameurs, créé en mars 2008 par de jeunes passionnés de poésie. Les slameurs Dagenuis et Mo Absoir en sont les co-fondateurs, avec leur complice, Inzlat Mohadji.
[2] Chanteur itinérant dans l’oraliture comorienne. L’une des figures les plus marquantes de cette tradition est Mshinda Mtimbo.
[3] Adepte du fonnkèr, pratique artistique d’origine réunionnaise, proche du slam.
[4] Komedit.
[5] Le centre américain conviait le collectif Art 2 de la Plume à animer les lieux. A chaque dernier samedi du mois.
[6] Lequel initie des ateliers avec des slameurs de la Grande Comore, à la suite des Escales littéraires proposées par son complice et ami, le conteur et écrivain comorien de Marseille Salim Hatubou, aujourd’hui décédé.
[7] Hokoni mo myembe de ZamZam Elhad et Naniho de Mahe Mouri.
[8] Poète-philosophe du 18ème siècle.