Baco ou l’obsession d’une vie

L’un des artistes les plus novateurs de la scène archipélique revient à l’affiche avec un triple album, Rocking my roots (Baco Records). Il y défend la ferveur du R & G, un sillon qu’il creuse dans l’histoire des musiques noires depuis ses débuts. Petite conversation avec un artiste farouchement jaloux de son indépendance. Article déjà paru sur le numéro 4 de Mwezi Mag.

Dans un des titres de l’album écouté en studio, Baco évoque la mémoire de Kwale. « Ça fait partie des lieux où les watoro de Mamoudzou allaient se cacher » pour fuir l’impôt de capitation. Une ancienne forêt, située dans les hauts, entre Passamainty et Tsoundzou, sur la route de Dembeni. Un site aujourd’hui investi par l’armée. « Symbo-liquement, j’associe le changement de Mayotte à Kwale. C’est là que se refugiaient ceux qui ne voulaient pas payer de latete… Des résistants qu’on peut assimiler aux marrons, même s’il ne s’agissait pas d’esclavage. C’étaient des gens qui se refusaient aux travaux forcés ». Dans les années 1940- 1947, il y avait encore des watoro, là-bas. « Main-tenant, c’est une terre conquise. Une terre de militaires ». Et les souvenirs se taisent à Maore, comme s’il fallait se démettre de ce passé de résistance. La chanson, cependant, les remue. Histoire de comprendre ces temps nouveaux où l’individu se contente d’agir telle une chauve-souris prise au piège par nuit de beuverie.

Une métaphore pleine de sens, pour quiconque réfléchit sur le destin de cet archipel déconstruit. Une question rendue délicate pour tout artiste, dont le récit s’ancre originellement à Mayotte : « On fait beaucoup d’amalgames ». Pour le coup, Baco se fixe un rôle. « Dépasser cette résonnance installée par la colonie. Elle nous enferme dans un carcan de pensée ». Le discours féodal, le pays divisé, l’appartenance commune, Ali Soilihi – le seul qui aurait pu consolider le socle culturel ? – et les ambiguïtés politiques se retrouvent vite dans la conversation, comme pour énumérer la longue liste des sujets qui fâchent. « Pour l’instant, on ne fait que suivre ce chemin tracé par nos colonisateurs. On s’engouffre tous dedans ». Pour Baco, les « pères » se sont fourvoyés. Ils n’ont pas su redéfinir ce qui rassemblait derrière le mot « masiwani ». Il signale ainsi une quête intérieure des habitants de l’archipel. « Ce n’est ni l’ONU, ni la France, qui vont régler cette histoire ». Tant que l’éducation ne résoudra pas la question à l’intérieur du « nous » éclaté, les incompréhensions persisteront : « Si je dis « Comores », un connard va dire « Ah oui ! Mais si t’es comorien… t’es pas mahorais ». Et je ne veux pas jouer à ce jeu. Je n’entre pas dans les pièges que la France m’a installé. Je sais qui je suis ».

Down time, l’autre grille de lecture elles tensions et les enfants de rue à Mayotte.

Il invoque une sagesse ancestrale, et en appelle à la conscience de chacun : « A l’essence de ce que nous sommes, parce que c’est ça qui assoit une conscience. Appelez ça « Comores » ou comme vous voulez, je m’en fous. Moi, j’ai toujours considéré que je suis de là-bas. Si je veux aller à Ngazidja, j’irai à Ngazidja. Si je veux aller à Mohéli, j’irai à Mohéli. De toutes façons, les frères qui sont là resteront mes frères à jamais, les mères qui sont là resteront mes mères à jamais ». L’important étant de savoir que cette histoire déborde l’archipel de tous côtés : « Il faut que la conscience elle-même aille jusqu’à l’Egypte antique, parce que sinon ça n’entrera jamais dans nos têtes ». Le combat, il est grand, beaucoupplus grand que nous, se répète-t-il à l’envi. Avec une once de radicalité dans la voix : « Ce qu’il nous faut, c’est un sacrifice. J’ai dit aux Mahorais que je veux cinq personnes, prêtes à mourir pour tout un peuple. Car on perd du temps à trop survoler les choses. Et moi, perdre du temps, je ne peux pas. J’ai plutôt besoin de produire, pour que ça serve, quand je m’en irai».

C’est dit, c’est clair et c’est brut ! A l’inverse de ceux qui s’éloignent de leurs propres œuvres : « J’essaie de ne pas mentir dans mes mots. Je n’oublie pas d’où je viens. J’ai chassé le hérisson, pieds nus, la nuit. Donc par rapport à celui qui est là, qui nous gouverne depuis deux siècles, nous avons intérêt à écouter les Marcus Garvey. Des gens qui nous ramènent à l’essence de nous-mêmes ». Il parle de conscience émergente, se fonde sur une logique de cycles implacables, rappelle l’expérience jamaïcaine : « Les rastas se sont accrochés sur des questions, mais s’ils n’avaient pas eu une philosophie commune, une sagesse commune, une vision commune, le ghetto n’aurait jamais réussi à bâtir ce qu’ils ont construit. Nous, on est piégés ». Il défie les ennemis de toujours. « Qu’ils viennent me chercher avec ces histoires, je les attends. Personne ne peut m’enlever ce qui fait de moi ce que je suis. Ils veulent utiliser « Comores »  et « Mayotte » pour nous diviser. En tous cas, moi j’en suis conscient ». A défaut de trouver les cinq « Mahorais » qui iront tenter le vrai au front, Baco poursuit son combat d’homme de l’un-derground, pour ne pas dire d’électron libre, avec une puissance de feu musicale que lui envieront certainement ses contemporains.

L’homme du R & G dans la tranquillité de ses obsessions (©Felix Beaudoin).

Il y aurait beaucoup à dire sur le parcours du gars qui tâte de sa première guitare à 10-11 ans, après avoir traîné ses guêtres de minot dans les rituels de possession où règne le tambour et les cordes à l’ancienne. Baco a pour ainsi dire tâté de toutes les musiques de ce monde. Il est passé du reggae au rock, a dialogué avec le blues et l’afrobeat, tout en demeurant fidèle à ses sources originelles. En l’écoutant, on entend bien les sons du mlelezi, du mgodro ou encore du mshogoro se déverser dans ses veines. Baco a beaucoup voyagé, fricotant avec Keziah Jones à New-York, improvisant aux côtés de Manjul à Londres, arpentant les scènes des musiques du monde en France. Et comme tout créateur, il a couru après ses ombres intérieures, à la recherche du son juste, y compris en reprenant son ouvrage vingt mille fois, sans compter. La triple galette qui sort, dont le premier single est sorti depuis mars, annonce sa grande maturité sans âge et résume l’expérience de toute une vie. Rocking my roots sonne à la fois comme un hommage rendu aux musiques issues du monde noir, et comme un sacre pour un nouveau genre aux contours éclatés qu’il appelle « R & G ».

« Si t’enlèves toute la création du peuple noir du panier universel, aucune jeunesse de ce monde ne danserait. Le « R » est là pour honorer tout ce que l’Afrique a donné au monde. Le rock, le rap, le reggae en font partie. Ce « R » est basé sur un socle, qui est le ngoma, qu’on retrouve dans le « G ». Un terme bantu que tu peux trouver au Congo (« goma »), au Cameroun (« ngom »), chez Bongo (« Go ») et chez nous sous ce nom de « ngoma ». Une histoire d’émergence musicale, qui se nourrit de la pulsation ternaire de l’Afri-que : « Le ternaire est un chiffre divin, un troisième élément qui se rajoute, car sinon on est binaire. Le jour, la nuit, l’homme, la femme. Le ternaire, c’est l’autre divinité. On est comme les gardiens du temple ». Le « R & G » table sur un effet-miroir, qui fait s’entretenir les mémoires de toutes les diasporas noires. Un style composite, résumant la trajectoire d’un homme, des débuts de son histoire archipélique à l’avènement de son destin globalisé. « Ma démarche consiste à capitaliser sur tout ce que je suis ». L’obsession du shungu, ciment social de l’archipel, est de faire advenir l’homme, au bout d’une longue expérience, en rassemblant les morceaux épars d’une existence. L’artiste n’en est pas loin…

Ntsoma ou l’autre obsession du répertoire.

En même temps, ce triple album, dans lequel on retrouve une partition live, traduit comme une obsession de la trace chez Baco : « Avec la souffrance qu’on nous fait subir, je ne vais plus être là à dormir et à attendre la mort, sans avoir ce sentiment de laisser un peu de ce que j’ai pu ressentir en ce monde aux autres, en disant que c’est comme ça que j’ai vécu. Il y en a d’autres qui ont vécu, en me laissant cet héritage, et même s’ils étaient loin, j’ai le sentiment qu’ils se sont sacrifiés pour moi ». Un questionnement sur les filiations et la relation aux autres, qui trouve un écho étrange dans Conflit mineur, morceau interprété avec sa fille, où affleure, au-delà de la tendresse d’un père, le désir de transmettre dans la douceur et l’harmonie. « Je ne peux pas ne pas apporter ma pierre à l’édifice. C’est dans la nature des choses. Je suis obligé de manifester mon être ainsi. Et si je ne fais pas ça, c’est que je ne vis pas. Il y a eu combien de Baco avant moi ? S’il n’y avait pas eu tous ces Baco, je n’existerais pas. Je suis une trace moi-même Donc ce n’est pas une obsession, c’est la vie ».

Soeuf Elbadawi

Roocking my roots (Baco records).

Les photos de Baco sont signés de Felix Beaudoin.

Le numéro 4 de Mwezi, le magazine culturel d’AB Aviation est téléchargeable ici :