Pour une intégration active et apaisée

Entretien avec  Mahmoud Ibrahime sur la communauté comorienne en France. Historien, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’élite politique, entre autres sur Said Mohamed Cheikh. Enseignant dans le secondaire, il est le fondateur de la revue d’histoire Tarehi et des éditions Coelacanthe. Il est aussi connu comme étant l’auteur du premier manuel d’histoire pour les collèges aux Comores. Membre de la société civile, Mahmoud Ibrahime a notamment œuvré au sein de l’association Fraternité comorienne. Publié une première fois le 06 mai 2002 par feu Komornet – premier site comorien d’information culturelle et citoyenne, aujourd’hui disparu – cet entretien garde toute son acuité.

Les militants de la société civile, les intellectuels et les artistes de cette communauté donnent l’impression parfois d’avancer en rangs divisés. La communauté elle-même donne une image controversée, faite de mésententes permanentes… 

Laissons de côté ceux que vous appelez les « intellectuels et les artistes ». Car lorsqu’ils agissent dans la communauté, ils ne sont ni artistes ni intellectuels, mais des Comoriens comme d’autres. Oui, d’une manière générale, la communauté comorienne en France est minée par les divisions. Pourtant, elle est la première à jeter la pierre sur les hommes politiques, qui ne peuvent s’unir pour l’intérêt supérieur de la nation comorienne. Cela fait quatre ans que je m’implique dans cette communauté pour la naissance d’une société civile comorienne, à travers la création d’une organisation de la diaspora. Ma jeunesse, le fait que j’ai quitté le pays enfant, ont fait que je n’ai pas connu l’expérience ASEC, que je n’ai jamais participé à un parti politique, que je suis préservé de la lutte entre la ville et la campagne. Mais qu’est-ce j’ai pu entendre depuis 1998 ? « Méfie-toi d’un tel, il est comme si… »« Celui-ci a toujours été un traître… tel autre a des ambitions politiques… »« celui-ci vient d’un village perdu dans la brousse… » ou encore : « on ne va pas laisser les gens de Moroni nous dominer ».

Dans notre communauté, on fait feu de tout bois, pourvu que la maison commune brûle. L’inconvénient majeur de notre communauté, c’est qu’elle est prise en main par des gens qui se vouent de petites haines, qui ne devraient pas avoir de place à un moment où le pays est en train de sombrer dans un gouffre créé par les séparatistes anjouanais et amplifié par les putschistes d’Azali et Boléro. Au contraire, les plus âgés d’entre nous devraient oublier un moment le passé pour que nous puissions envisager d’affronter le présent. Sans cela, ils continueront à faire fuir les jeunes. C’est décourageant. Il y a actuellement plusieurs organisations de la diaspora comorienne en France : FECOM, FACOF, AFCOL, DIASCOM, OCE… Elles ne représentent même pas 10 % des Comoriens. Elles se font la guerre entre elles. Et chacune proclame aux interlocuteurs français (qui ne sont plus dupes depuis très longtemps) qu’elle est l’organisation représentant les Comoriens de France.

Tout porte à croire que cette communauté divisée joue quand même un rôle crucial dans le quotidien du Comorien resté au pays… 

Tout porte à le croire en effet.

Lors d’une manifestation anti Azali en France.

Comment expliquez-vous que cette communauté, malgré ses efforts apparents, n’arrive pas à influer sur la marche politique du pays ?

Qui vous dit qu’elle n’influe pas dans les décisions politiques au pays ? Prenez l’exemple du séparatisme anjouanais. Qui était en contact avec l’Action française de Pierre Pujo ? Et qui a établi le lien entre cette association, dont les buts sont clairs concernant les Comores et les « révoltés » d’Anjouan? Le jeune privé de tout espoir, parce qu’il est né dans le Nyumakele ? Je sais que peu de Comoriens lisent L’Action française-hebdo, mais les archives sont là ! Pujo et les siens ont longuement évoqué, au fil des numéros, depuis juillet 1997, leurs relations avec les séparatistes anjouanais. Qui sont les hommes qui ont pris le pouvoir avec Djohar en 1990 ? Plusieurs jeunes, exilés sous Abdallah, qui ont vécu longtemps à l’extérieur. Taki lui-même a été, certes, conseillé par les gens de sa région, mais aussi par de nombreux fidèles qui l’ont soutenu dans son exil parisien. Certains d’entre eux ont même eu des postes clefs (financièrement parlant) dans la fonction publique. Vous oubliez que quasiment toute la classe politique comorienne d’aujourd’hui a été formée et a vécu, au moins pendant une période assez importante, à l’extérieur, et notamment en France. Tous les cadres ont fait leurs études à l’extérieur.

La diaspora influe fortement sur les décisions politiques au pays, puisque c’est elle qui renouvelle la classe dirigeante depuis l’indépendance. Ce n’est sûrement pas le paysan comorien qui influe sur les décisions de politiciens, tous plus ou moins occidentalisés, et qui, pour la plupart, méprisent le bas peuple, du moins quand il n’est pas de leur village ou de leur quartier. Il est vrai qu’on peut regretter que cette influence n’ait pas jusqu’à maintenant apporté la démocratie. Mais il faut voir aussi que la plupart de ceux qui pourraient influer positivement, de l’extérieur ou de l’intérieur, se tiennent à l’écart de la politique, et même de tout ce qui se passe aux Comores, par peur de se salir les mains, d’être victimes de la haine gratuite de certains malins qui ont compris que la seule manière de continuer à profiter du « système » est de salir tout le monde. Pourtant, il faudrait que ceux qui ont un peu d’amour pour ce pays prennent le risque d’être salis et descendent dans l’arène. Le pays en a plus que jamais besoin. Dans des périodes comme celles-ci, on ne peut pas se contenter de dénoncer, d’écrire et de crier (même si c’est déjà beaucoup). Autrement, ce sont toujours les mêmes qui continueront à enfoncer le pays : des gens comme Abeid, Azali ou Boléro, pour ne citer que ceux-là.

Le droit de vote n’aurait-il pas été une première étape, nécessaire à la constitution d’un lobby, susceptible d’agir directement sur les événements aux Comores ? 

Le lobby existe, je viens d’en montrer certains aspects. Le vote aurait permis à certaines catégories de s’intéresser encore plus à ce qui se fait dans le pays. La diaspora n’a pas encore les moyens d’imposer à la classe politique en place le droit de vote pour tous les Comoriens, y compris ceux qui sont à l’extérieur, qui, n’en déplaise à Monsieur Boléro, restent des citoyens Comoriens, même dans la dernière constitution. On pourrait faire la même remarque, en ce qui concerne la société civile à l’intérieur du pays : elle n’a jamais pu s’imposer. Mais la classe politique, y compris les opposants au régime putschiste, se méfient de la diaspora et de ses prises de position démocratiques (du moins, tant qu’elle reste à l’extérieur). Ils se sont mis d’accord pour lui enlever le droit de vote. Ce n’est pas, de ma part, de la spéculation, c’est le constat que j’ai pu faire sur place, il y a quelques mois. Mais au final, la diaspora n’a pas eu son mot à dire. Car elle a marqué explicitement son opposition au régime des putschistes, en désavouant Azali lors de son passage en France.

Dans l’Archipel, l’opinion pense bien souvent que l’immigré – dans sa majorité – préfère déguster ses « ailes de poulet » [expression usitée pour signifier une forme d’embourgeoisement], en ignorant volontairement la réalité qui l’a amené à quitter le pays…

Je ne souhaite pas revenir sur les affirmations de quelques personnes (parmi lesquelles le premier ministre actuel), qui ne prennent pas suffisamment en compte les intérêts vitaux du pays, et qui critiquent à longueur de journée ceux qui auraient le « pain beurré » et qui n’auraient donc pas le droit de dire quoi que ce soit sur le sort réservé à leur pays. C’est trop idiot, et ce n’est nullement l’opinion du simple comorien qui sait tout ce qu’il doit à ses frères expatriés. C’est l’argument facile de ceux qui vivent aux crochets de l’Etat comorien, et qui ne souhaitent pas que ceux qui sont à l’extérieur remettent en cause leur acharnement sur l’Etat et le peuple. Vous savez très bien, pour l’avoir expérimenté comme moi, qu’on est parfois mieux renseigné sur la réalité du pays, en étant à l’extérieur qu’en étant aux Comores. C’est malheureux, mais c’est une réalité dont on se rend compte à chaque fois qu’on est au pays. Vous savez aussi que le fait d’être à l’extérieur, et donc non dépendant de ceux qui détiennent le pouvoir sur place, nous donne le devoir de dire ce qui ne va pas. Ceux qui sont sur place, et qui attendent de l’État de pouvoir vivre, ne peuvent pas le faire. Vous avez vu que le pouvoir d’Azali a rendu publique une liste de 25 « intellectuels » [cf. l’Appel des 30] qui auraient signé un soutien au colonel. Beaucoup d’entre eux critiquaient, il n’y a pas longtemps, les putschistes, mais s’ils veulent garder leurs postes et continuer à vivre, et à faire vivre leurs familles, ils devaient figurer sur cette liste. Lorsqu’on les reverra au pays dans quelque temps, ils continueront à nous féliciter pour les positions que l’on prend face aux putschistes, et ils ne nous reprocheront pas de manger des « ailes de poulets ».

Qu’en est-il selon vous de la dure vie du Comorien en France ?

Sincèrement, je n’arrive pas à bien me faire une idée sur les conditions de vie des Comoriens en France. Il existe peu d’études sur cela, et si j’en parle, je ferai comme beaucoup. Des spéculations à partir de deux ou trois observations. Ce ne serait pas honnête de ma part.

On affirme parfois que l’argent envoyé au pays a permis l’émergence de quelques projets collectifs à caractère social mais sans réelle incidence sur la vie des Comoriens. Qu’en pensez-vous ?

Je ne crois pas que l’argent envoyé chaque année au pays n’a pas d’incidences sur la vie des Comoriens. C’est une affirmation rapide qui rejoint ceux qui pensent que le grand-mariage est néfaste, parce qu’il y a énormément de gaspillage. Pourtant, ceux qui font le « anda » ne jettent pas leur argent au feu. Ils l’utilisent pour construire des maisons (et font ainsi fonctionner le secteur du bâtiment), pour acheter des sacs de riz (en introduisant ainsi des FF dans le circuit monétaire de Ngazidja), « achètent »des chansons, « prêtent » à diverses personnes (notamment les femmes) impliquées dans la réalisation du « harusi ». L’argent du « anda » n’est donc pas perdu, au contraire. L’argent perdu pour les Comoriens est celui qui est utilisé pour faire la fête tous les samedis soirs dans les boites de Paris et de Marseille. Là, il y a gaspillage, et un gaspillage qui n’amène rien au pays. Alors, s’il faut gaspiller, je préfère que mes compatriotes aillent faire la fête aux Comores, puisque nous n’avons pas de touristes. Mais s’il faut critiquer les aspects idéologiques du « anda » qui font qu’après avoir donné du riz et de la viande à ses compatriotes, on peut se proclamer « roi du monde », alors là je serais au premier rang.

Plaque commémorative en hommage au jeune Ibrahim Ali à Marseille.

Comment se fait-il que la manne financière représentée par cette communauté n’ait jamais pu profiter aux jeunes entrepreneurs sur le retour, ayant fini leurs études en France ? On préfère donner 10 ou 20 euros pour la construction d’un foyer culturel, qui sera peu fréquentée au village d’origine, mais jamais rien à un jeune qui souhaite lancer une entreprise. Comment l’expliquez-vous ?

Est-ce que ces jeunes sollicitent l’argent de la diaspora ? Sous quelle forme se fait cette sollicitation ? Quel jeune a déjà été devant la communauté de son village pour solliciter une cotisation afin d’ouvrir sa « boite » ? Comment ces entrepreneurs comptent rembourser la communauté ? Cette problématique avait amené certains jeunes de la diaspora, arrivés en France très tôt ou même nés ici, et donc peu intéressés par le « anda », à travailler sur la mise en place d’une banque de la diaspora comorienne. Malheureusement, ce projet n’a pas encore vu le jour.

Comment expliquer aussi cet autre phénomène : une communauté qui ne sait pas défendre ses propres intérêts [aussi bien au pays que sur la terre d’accueil]. Par rapport au problème de Ibrahim Ali, elle n’a pas eu l’air de beaucoup se serrer les coudes. Par rapport au manque d’une bonne desserte aérienne entre la France et le pays, elle n’a pas l’air de savoir avancer le dossier là où il faut… 

Je vous trouve bien négatif. Concernant le jeune Ibrahim Ali, la communauté a réagi comme il fallait… d’une manière digne. Car il n’est pas de l’habitude des Comoriens de se servir des morts pour obtenir des avantages financiers ou politiques. On a tous été un jour invité ici ou là dans une manifestation en l’honneur d’Ibrahim Ali (il y en a au moins deux par an). La justice est passée, le meurtrier a été condamné, les Comoriens dans leur ensemble, mais surtout ceux qui vivent à Marseille, maintiennent le souvenir de ce jeune homme, pour éviter que cela ne se reproduise. Que voulez-vous de plus ? Au-delà, ce serait de l’indécence, et on risquerait de nous accuser de nous servir de la mort de ce jeune homme pour tenter d’obtenir des avantages. Je suis heureux que ma communauté ait su rester digne face à une telle catastrophe. Quant à la desserte aérienne, vous avez appris comme moi que certains éléments de la diaspora comorienne en France viennent de mettre en place une compagnie aérienne. Même s’il y a bien des coins d’ombres (les promoteurs affirment qu’ils ont été mandatés par la communauté comorienne, or il s’agit bien d’une entreprise privée), voilà une initiative qui doit réjouir tous les Comoriens et qui doit être soutenue. Car c’est un pari très risqué pour ceux qui l’ont pris. Pour ma part, je souhaite que, au lieu de tout le temps nous plaindre sur notre sort, nous soutenions au maximum les initiatives de nos compatriotes, des initiatives qui relèvent l’image des Comores à l’extérieur, comme à l’intérieur. Ils ne sont déjà pas soutenus par un État confisqué par des gens assoiffés de pouvoir et d’honneurs, alors s’ils n’ont pas le nôtre…

En France, cette communauté paraît sans remous. On l’a dit bien intégrée. N’est-ce pas un peu exagéré…

Sans remous, certainement. Même si on déplore le fait que quelques jeunes ayant oublié les vertus de leur société d’origine ont plongé dans la délinquance. Apparemment, dans les mairies des villes où il y a beaucoup de Comoriens, ceux-ci sont appréciés pour leur calme. Même auprès des autres communautés africaines, les Comoriens sont bien vus, et ont des raisons d’être fiers. Car leurs enfants réussissent à l’école et s’impliquent de plus en plus dans des secteurs où ils étaient peu présents, jusqu’à maintenant. Quant à l’intégration, on en parle de plus en plus dans la diaspora comme une nécessité. Malheureusement, dans les milieux socio-éducatifs français, et même comoriens, j’ai l’impression que le terme « intégration » est devenu synonyme d’« assimilation », que si on garde un peu de notre originalité, et surtout si cette originalité est le fait de l’islam, on dit qu’on n’est pas intégré et on crie au scandale. Je pense que les jeunes comoriens doivent comprendre la société qui a accueilli leurs parents, respecter à la lettre ses lois. Mais cela ne doit nullement les amener à se renier. Ils doivent agir comme tout homme libre, et essayer également de changer cette société dans laquelle ils vivent et sont des citoyens. Je récuse donc l’intégration béate et milite pour une intégration active dans laquelle les jeunes comoriens doivent apporter leur part d’ingrédients pour transformer la société dans un sens plus convivial et démocratique. C’est seulement à ce prix que ces jeunes peuvent espérer revenir sur la terre de leurs ancêtres et y jouer un rôle, sans qu’un responsable politique douteux puisse leur dire « restez chez vous ».

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi