Goulam et Sourette ne représenteront pas Mayotte à l’Olympia, où ils étaient initialement programmés pour un événement ultramarin. La place revient désormais à Mtoro Chamou considéré plus légitime pour porter les couleurs de Mayotte. Ce qui soulève des questions sur les discours d’appartenance des uns et des autres à la communauté d’archipel. Le tronc commun à ces îles ne transcende-t-il pas les débats politiques du moment ?
On imagine la difficulté des organisateurs du rendez-vous à l’Olympia face aux confusions et aux approximations, les obligeant à revoir leur programmation, concernant Mayotte. Goulam et Sourette représentaient un succès mahorais à leurs yeux. Ce qui n’est pas faux en soi. Ils sont jeunes, talentueux, font partie de ce paysage insulaire et surtout garantissent, par leur renommée, un succès. Rien de plus cohérent pour cet événement qui dit mettre en avant les générations montantes. Mais, coup de théâtre, ces deux chanteurs se voient aussitôt remplacés par un autre artiste – M’toro Chamou – sous prétexte qu’ils ne seraient pas d’origine mahoraise, mais anjouanaise. La différence ? Seuls les chapitres les plus biffés de l’histoire, résultant de la décolonisation inachevée de cet espace, l’expliquent. De là nait et s’étend la polémique sur les réseaux. Incompréhension et étonnement d’un côté, discours politico-identitaires de l’autre…
Représentant le collectif intersyndical de Mayotte, Estelle Youssoufa parle d’usur-pation. Elle a pris contact avec les organisateurs de l’évènement, leur a signifié les tensions possibles, localement, suite à leur choix. « Je leur ai expliqué que le sujet était extrêmement sensible et que leur choix faisait scandale, que dans le contexte actuel, il ne fallait pas mettre de l’huile sur le feu. Sans quoi les réseaux sociaux allaient s’enflammer encore et plus violemment ». Activisme ? Lobbying ? Il faut imaginer le tollé qu’auraient suscité des identitaires, acculant un promoteur de spectacle en France. Au-delà des confusions et des approximations, Goulam, Sourette et M’toro Chamou font partie du même bassin culturel. Peut-être même que la pop des premiers remporte plus de succès sur Mayotte que celle du dernier. Pas sûr en tous cas que les réactions de « Mahorais » sur la toile puissent mettre en difficulté une soirée d’Olympia, qui n’est guère financée par le contribuable du 101ème département, mais l’idée que les « Mahorais » puissent bouder l’événement a peut-être poussé les promoteurs de l’événement à réfléchir à deux fois. Le show-bizz est avant tout une affaire d’argent. L’idée d’un manque à gagner n’est pas toujours rassurante, quel que soient les attentes affichées au nom de la culture.

Les identitaires et leurs méthodes cavalières ont donc réussi à impacter sur une organisation, dont les promoteurs semblent découvrir que les Comores n’ont pas achevé leur mue décolonisatrice. Goulam et Sourette n’iront pas représenter Mayotte à l’Ilympia. Le premier s’est même fendu d’un communiqué de désistement, sur lequel il ajoute de la confusion au débat, en parlant de respecter un « peuple mahorais ». Un concept qui naît des tensions entretenues entre le fait d’appartenir à l’archipel (Comores/ Comorien), d’appartenir à une nation (Comorienne/ Française) ou d’appartenir aux deux. M’toro Chamou, choisi pour remplacer Goulam et Sourette à l’affiche, satisfait Estelle Youssoufa et sa bande. Ce qui ne manque pas d’interroger, voire d’indigner ceux qui voyaient en M’toro un artiste défendant l’histoire, la mémoire, la culture et la géographie, communes aux quatre îles. Dans la région parisienne, David Éric Yasser ne manque aucun de ses concerts. Mieux, il a toujours contribué à sa promotion à chacun de ses passages en France: « Lui-même m’en a remercié ! », évoquant la reconnaissance de l’artiste lui-même. Yasser avoue ne pas comprendre que M’toro veuille bien remplacer Goulam et Sourette à l’Olympia, il l’a interpellé sur son mur, espérant un mot de sa part sur ses ambiguïtés ou un revirement. Que Mtoro admette de remplacer un confrère de l’archipel pour des raisons de naissance ou non sur Mayotte est signe de mauvaise foi à ses yeux.
De fait, l’artiste va à l’encontre de l’image qu’il réserve, d’ordinaire,à ses fans, en s’inscrivant dans le sillage des identitaires « mahorais ». Artiste slameur, Mo Absoir déplore – pareil – le silence de M’toro Chamou : « on s’attendrait à ce qu’il prenne parole. Vu ce qu’il chante et l’image qu’il se donne, je ne peux être que choqué ». Et qui ne dit mot, dit-on, consent. Comme pour signifier son indignation, David Éric Yasser se remémore un des concerts parisiens de l’artiste, où le public était majoritairement constitué de personnes natives de la partie dite « indépendante » des Comores. Un public séduit par sa musique et aussi par son discours orienté vers le dialogue et l’entente de la fratrie archipélique. Faut-il s’imaginer là les limites d’un double discours chez l’artiste ? Mo Absoir se rappelle, lui, d’un public similaire à la Réunion. Dans la partie indépendante de l’archipel, M’toro est, en effet,vécu comme celui qui abat symboliquement les murs. L’accueil chaleureux et fraternel qui lui a été réservé lors du concert de Tsenga à l’Alliance française de Moroni ou au Médina festival à Ouani éclaire sur les raisons de l’incompréhension, exprimée par son public des autres îles. Son ex complice sur Tsenga Mikidache, justement, interroge : « Qu’est-ce qu’un artiste mahorais ?» Car pour dire qui ne l’est pas, on doit être en mesure de dire qui l’est et comment ? Selon Mikidache, « la musique de l’archipel reste un patrimoine de l’archipel, quelle soit mahoraise, mohélienne, anjouanaise ou grande-comorienne ».

Mikidache poursuit : « Goulam chante en quelle langue ? Il ne chante pas en chinois ou en lingala ! » Les liens qui fondent cet ensemble culturel sont dans les gênes même de la langue usitée dans les quatre îles. Dans chacune de ses variantes dialectales. Qu’est-ce qui empêche les habitants de cet espace de se revendiquer du tronc commun, par-delà les logiques de nationalité, qui, elles, ne disent pas tout de la réalité de ces îles ? Ne peut-on pas être français sans tomber dans le déni du legs ? Est-il possible de revenir au récit archipélique, fondé, lui, sur des utopies de partage, de communauté et d’ouverture ? Ce sont ces mêmes utopies qui permettent à des personnes comme Estelle Youssoufa de se dire « mahoraise ». Pourquoi travailler à les nier ? Paradoxe et tergiversations, cependant ! Il n y’a pas que M’toro Chamou qui pêche par sa légèreté manifeste, Goulam à son tour illustre cette difficulté à se dire pleinement de cet espace. Dans un post annonçant son retrait de l’événement, il évoque son amour pour Mayotte, où il a des attaches familiaux certains – comme tout « Comorien » qui se respecte – mais n’évite le piège tendu par les identitaires. Son discours de justification sème le doute sur ce qui est : « J’ai eu beaucoup de soutien auprès des « mahorais » et je les ai toujours considérés comme mes frères ayant beaucoup d’attaches là-bas. Malheureusement, cette nouvelle fut la cause de plusieurs débats, quant à ma légitimité à pouvoir représenter Mayotte par rapport à mes origines de base ». Mikidache aussi ajoute à la confusion, malgré son plaidoyer en faveur de Goulam et de l’unité culturelle : « tout ce que je viens d’écrire ne veut pas dire que je refuse ma majorité […] ou que je veux que Mayotte soit comorienne ».
Que faut-il comprendre ? Mikidache semble pourtant plus au courant des limites de l’insularité telle qu’elle se vit, aujourd’hui. L’artiste parle de « pression », de « haine » et de « manipulation » et insiste sur l’erreur que ferait Mayotte en se renfermant sur elle-même. Il s’indigne contre Estelle Youssoufa et ces collectifs identitaires, qui ne sont pas sans rappeler l’expérience discutable des Soroda et des Chatouilleuses d’une certaine époque. Au moment de l’indépendance, se refuser à être pro français vous condamnait à être déportée sur les îles d’à côté depuis Mayotte. Les collectifs identitaires des temps nouveaux diabolisent tous ceux qui prônent le respect des liens archipéliques[1]. En témoigne la conclusion d’Estelle Youssoufa sur l’histoire de l’Olympia : « Vous comprenez peut-être mieux la violence qui nous retourne les tripes, la douleur que nous, mahorais, ressentons quand on usurpe nos traditions musicales pour les remplacer par celles venues des îles voisines […] quand des danseuses anjouanaises mettent la tenue traditionnelle pour accueillir Macron, en se faisant passer pour des mahoraises ». A l’entendre, elle serait capable d’expliquer en quoi saluva, deba ou mrenge seraient plus mahorais que comoriens. Un tour de force que même les Anciens soroda n’oseraient tenter. Où l’on se surprend à espérer que les artistes de cet espace, les intellectuels et autres poètes, trouvent une manière de dire leur appartenance en dehors des divisions politiques, sans fin. Il en va même de leur viabilité économique…
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Où l’on se rappelle lors d’un débat télévisé à Mayotte les reproches adressés à une jeune membre de la Cimade et à une avocate en droits des étrangers à Mayotte : « Ce que vous faites, bien que louable sous d’autres cieux, ici c’est mal […] C’est normal qu’on vous considère à Mayotte comme le diable »