Inimitiés

Il y a une semaine de cela, nous nous laissions interpeller de façon vigoureuse et quasi insultante sur le mur facebook de l’anthropologue Abderemane Wadjih, pour avoir exprimé une interrogation. « Permettez-nous, écrivions-nous en réaction à un post sur le naufrage d’un kwasa, de rappeler que ce n’est pas l’Etat comorien qui tue depuis 1995, mais un visa Balladur. Les gens meurent parce qu’ils sont traqués en mer par la PAF. Appelons un chat un chat. Avant 1995, il y avait des problèmes entre la France et les Comores, des jeunes qui rêvaient d’aller voir ailleurs, qui fuyaient le pays et sa misère, mais il n’y avait pas de morts. Votre message nous interroge. Car un comorien qui reprend depuis Mayotte un message parlant de « comoriens migrants » que l’Etat de Beït-Salam tue, en oubliant d’où vient la tragédie, ne peut que nous laisser perplexe ».

Nous ne faisions pas de procès.Nous nous adressions à un interlocuteur avec qui nous pensions partager certaines valeurs, en rapport avec notre espace d’existence. Nous cherchions à contribuer au débat. Mais quelle n’a pas été notre surprise de voir le discours basculer (soudainement) dans un verbe haineux et suspicieux, donnant à penser que notre démarche était mue par la seule volonté de nuire. Abderemane Wadjih est un auteur que nous respectons, que nous avons déjà eu à publier, avec qui nous n’imaginions pas entretenir le moindre conflit, et contre qui nous n’avons ni préjugés, ni ressentiments. Nous ne sommes pas non plus adeptes de la polémique inutile, des invectives sans nom, des clashs de principe. Nous ne nous sentons jamais à la hauteur des foires d’empoigne auxquelles se livrent régulièrement nos compatriotes sur les réseaux sociaux.

Mais si l’un d’entre nous a eu cette idée de s’inviter dans le salon personnel – un mur facebook se résume souvent à cela – de l’anthropologue, c’est bien parce que nous le considérions parmi ces intellectuels, certes, soucieux de leur audience, mais capables de ferrailler pour des idées annonciatrices d’une humanité nouvelle sur nos terres d’existence. Nous étions largement persuadés de son ouverture d’esprit et de son respect pour ce qui nous rassemble. Ce sont ces mêmes raisons qui nous ont amenés plus d’une fois à le solliciter pour des articles sur notre site ou pour un éclairage sur le monde qui est le nôtre. Nos échanges nous paraissent de tous temps inscrits dans une forme de compagnonnage. En aucun moment, il ne nous serait venu à l’idée que nous allions nous retrouver en pleine cabale, en y tenant le mauvais rôle de l’inquisiteur farouche. Mais ce jour où l’un d’entre nous s’est exprimé sur son mur ne devait pas être un « jour bon ». Nous avons donc récolté cette chose en retour qui nous a parue disproportionnée. Pourrait-on, se dit-on, converser, un jour, sur des questions d’importance égale entre « Comoriens », sans qu’il n’y ait le moindre fiel qui s’y immisce ?

Que n’a-t-on pas dit pour mériter une riposte aussi musclée que celle que nous avons vue se déployer trois jours durant. Abderemane Wadjih a vite été rejoint dans sa longue diatribe dressée contre le Muzdalifa House par l’historien Mahmoud Ibrahim. C’était d’une telle virulence qu’à la fin nous avons dû nous raccrocher à un vieil adage populaire – « mhoma mtsandzani uzina nayi » – pour nous extirper de cette tourbe dans laquelle nous nous étions engagés.Et peut-être faut-il encore rappeler que notre démarche initiale n’avait rien de haineux. Parfois, les mots peuvent tromper, surtout si celui à qui on s’adresse se vit en icône jalousée, à qui on veut damer le pion. Difficile de penser que le Muzdalifa House puisse s’inscrire dans une telle démarche. Depuis le temps que nous existons, nous avons eu toutes les occasions de prouver, si besoin était, le sens de notre action dans cet espace, et jamais en suspendant un pauvre hère au sommet d’un arbre. Comme beaucoup, nous cultivons des inimitiés anciennes, mais nous avons tendance, souvent, à laisser de la place à nos ennemis prétendus, afin qu’ils s’expliquent mieux ou nous instruisent sur leur vision des choses.

La première époque du Muzdalifa House racontée dans ce hors-série paru aux éditions L’Harmattan.

Et sans doute que beaucoup de gens ne savent pas qui nous sommes, ni ce que nous faisons. Muzdalifa House a été un espace (indépendant) d’expérimentation artistique et d’agitation citoyenne, fondée en 2009 pour une durée de sept ans. Un hors-série de la revue Africultures raconte cette aventure, qui, donc a cessé en 2016. Depuis, nous avons imaginé de transformer ce nom en un label de promotion de la culture citoyenne, avec un site internet et un mur facebook, élargissant nos publics.Nous pourrions poursuivre (plus longuement) sur notre projet. Mais cela nous semble sans intérêtdans la mesure où des médias et des créations de toutes sortes se chargent de le faire. Muzdalifa House est une porte ouverte, à travers laquelle s’engouffrent des paroles, venant (y compris) de personnes n’entretenant aucun commerce avec nous. Les contradictions nourrissent ainsi nos débats. Nous savons que c’est difficile d’adopter une posture critique aux Comores, sans que la proximité ou le non-dit ne viennent tout saccager. Mais nous essayons autant que possible de ne pas céder aux intimidations et de porter notre pierre à l’édification de l’humanité nouvelle à laquelle nous aspirons dans ces îles. On ne dit pas toujours ce qui plaît au grand nombre. On se fait recadrer, de temps à autre. Où est le mal ?

Lorsqu’on se hasarde sur les réseaux, on se laisse surprendre, par contre, par les tensions qui y règnent. Invectives, injures, provocations. Tout le monde y a raison. Aucune place n’est faite à la nuance. On y cultive l’outrance et l’arrogance de ceux qui savent. Alors que nous, on se dit que si on avait des réponses, nous ne perdrions pas notre temps sur le web. Nous serions probablement emportés par d’autres enjeux ou questionnements. Ce qui est sûr, c’est que Muzdalifa House n’existe plus que sur le net, pour être tout à fait honnête. Cela ne va pas plus loin, mais c’est vrai que de côtoyer des personnalités impliquées sur le terrain nous (en) apprend beaucoup sur l’humanité en présence dans ces îles. Ce qui nous rend plutôt tolérant. On ne s’étonne plus, par exemple, de voir deux comoriens aux mains ligotées se cracher, petitement, dessus sur une estrade improvisée, pendant qu’un œil avisé, étranger si possible, les observe de loin, en ricanant. Une sorte de folklore ambiant sur les réseaux. On ne s’en remet pas, mais on s’en accommode. De là à s’inventer des ennemis partout…

C’est vrai que l’on s’étonne de voir la nature enflammée de certains débats. Ce qui a pour effet de banaliser les discours qui y sont tenus, qui n’influent en rien, ceci dit, sur la marche du pays. Là où les choses deviennent compliquées, c’est lorsqu’on y vient pour démolir les autres. Encore qu’il faille relativiser et ne pas voir le mal partout. Prendre la mesure de ce qui est réellement dit. Lorsque l’historien Mahmoud Ibrahim, sur une autre affaire, indexe son vieux soutien – l’ex rédacteur en chef du journal Al-Watwan – Ahmed Ali Amir par rapport à une forme de servilité volontaire au sein du pouvoir en place[1], nous n’imaginons pas le pire. Nous ne pensons pas que c’est personnel. Nous essayons d’y voir un geste critique en démocratie, même si cela nous rend perplexe. Les mots sont durs, passionnés, définitifs, mais on se dit que demain est un autre jour. Celui-là même qui écrit le sait, même si nous évoluons dans un monde où les filiations hier affirmées et les retournements de situation d’aujourd’hui peuvent générer de la confusion. Tellement d’egos et d’orgueils en jeu qu’on finit par passer à côté de l’essentiel.

Le verbe sous tension dans La fanfare des fous, spectacle de Soeuf Elbadawi avec les étudiants de la faculté de lettres de l’Université des Comores (2008).

Il n’y a rien (là) qui détonne, cependant. En aucun moment, nous n’avons considéré qu’un Rubicon avait été franchi, même si on pense que les choses peuvent s’affirmer autrement. Ce qui est désolant pour nous, c’est quand on entend un jeune universitaire, se retenant de défendre ses recherches, par peur de se faire assommer par plus établi que lui, non pas parce que ses idées seraient plus fragiles, mais parce que l’adversaire risquerait d’être plus virulent dans ses réponses, face à sa critique articulée. Cela ressemble fort à une situation d’intimidation, qui reste caractéristique de ce petit monde. Ce qui n’est jamais bon dans le débat, ni honnête. Nous, ce qu’on avance – et nous ne sommes pas des agneaux en la matière – c’est qu’il est toujours plus indiqué de rester humble, lorsqu’on envisage de contribuer au commun. L’ambition de tous ! Ce n’est effectivement pas parce qu’on a l’intelligence de poser une interrogation sur un bout de mur virtuel ou dans un cénacle d’intellectuels assermentés qu’on n’est forcément en droit d’être contre tout le monde. La critique nécessite une grande écoute, fondée sur des faits et sur des envies.

On décrypte, on déconstruit, on en discute, et le lecteur, l’auditeur, le spectateur, fait son marché, ensuite. Il se fait sa propre opinion, parce qu’il à aussi son libre-arbitre, sans lequel rien de tout cela ne fonctionne. Rester humble, c’est se donner les moyens, ensuite, de reconnaître le génie de l’autre. De l’interroger, lorsqu’il en sait plus que vous. Quand Abderemane Wadjih parle de renaissance culturelle, en usant du terme « uwanga », nous ne crions pas à l’incompréhension. Que nenni ! Nous l’appelons et demandons à comprendre ce nouveau concept, avant que de chercher à le discuter auprès d’autres publics. Quand nous nous penchons sur le passé de l’archipel, nous n’hésitons pas à priori à faire appel au regard de l’historien Mahmoud Ibrahim, à qui nous prêtons du crédit. Nous avons pour habitude de reconnaître les mérites de chacun. C’est ainsi que fonctionnent les autres écosytèmes culturels, ailleurs dans le monde. On cultive l’intérêt commun, la filiation ou la contradiction dans le respect de l’autre, même si les visions et les convictions diffèrent. Ce jour où l’un d’entre nous s’est perdu sur son mur, l’historien Mahmoud Ibrahim a néanmoins cherché à discréditer notre démarche critique. Avec une volonté manifeste de disqualifier, voire de diaboliser. Ce que nous n’avons pas compris. Pourtant, nous pensons les inimitiés nécessaires dans le débat critique, encore faut-il savoir les raisons du pourquoi ou du comment.

Nous nous sommes alors souvenus d’une vieille histoire. Un jour, nous l’avions contacté pour essayer de comprendre pourquoi il n’avait pas associé la communauté scientifique du pays dans la réalisation du premier manuel d’histoire comorienne (6ème/ 5ème), dont il avait la charge. L’historien et anthropologue Damir Ben Ali nous avait signifié son étonnement. L’historien Moussa Saïd s’en était ouvert à la presse. D’où notre interrogation. Nous avions aussi posé une autre question, concernant une polémique en train de prendre _ Un jeune historien l’interpellant sur le risque d’évoquer l’Union des Comores comme un ensemble de trois îles dans le fameux manuel. L’impertinent avait été aussitôt remis en place, notamment par Ahmed Ali Amir, venu au secours de son ami. Nous voulions comprendre le problème, tel que posé. Rien d’autre ! On a pensé qu’il était plus simple d’aller à la source pour poser nos questions. La réponse de Mahmoud Ibrahim ne nous avait néanmoins pas donné envie de pousser le débat plus loin. Est-ce une raison pour chercher à nous éclater la gueule sur un mur facebook, aujourd’hui ? Aurions-nous commis un crime de lèse-majesté à l’époque ? Pourquoi tant de virulence. Le citoyen que nous sommes ne prétend pas à la science infuse. Mais il a un droit d’inventaire critique. Et nul n’est Dieu en cette arène, comme l’écrivait Abderemane Wadjih, au sujet du poète Sadani, la semaine passée. Si c’est cela notre erreur, de grâce, pardonnez à notre bêtise ! Dites-vous que c’est elle qui nous pousse à interroger ceux qui en savent plus que nous. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’existe aussi la dynamique du Muzdalifa House. Non pas que nous nous sentions attaqués, mais il nous semble important de rappeler ces choses-là pour ceux qui nous ne nous connaissent pas. Au risque de relancer le débat sur de possibles inimitiés à notre encontre…

Med & Soeuf Elbadawi pour Muzdalifa House


[1] « Ahmed Ali Amir est chargé de cacher en normalisant la dictature », Mahamoud Ibrahim, Comores-infos, paru 27 août 2020.