Mbaraka Sidi

Tentative de récit autour de Mbaraka Sidi, figure pionnière de la photographie aux Comores. Un homme au parcours singulier, très peu célébré, malgré le succès remporté de son vivant. Le studio de Mbaraka Mafoto a marqué plus d’une génération. Disparu dans les années 1980, son héritage pose, aujourd’hui, la question de la patrimonialisation, sachant qu’il représente la mémoire de toute une époque.

Une affaire de clics, tout en sourire et en surprise. Said Ahmed Said Omar, aujourd’hui installé en Belgique, s’en souvient. Ce devait être un jour de fête. A quatre, puis à dix ans. Il a eu droit à son coup de flash. Avec la phrase magique – « mna nyunyi »[1] qui s’en vient juste avant : « sa fameuse phrase pour capter les enfants que nous étions, avant la prise ». L’homme fait partie de cette multitude qui a connu l’intérieur du studio Mbaraka. Un vrai pionnier de l’image ! Aboudou Mohamed Youssoufun ancien de la marine française et de la révolution soilihiste, se rappelle, lui, de l’intelligence de son travail. Mbaraka était de tous les rendez-vous de son temps : « Il prenait plaisir à photographier toutes les cérémonies de son époque. Les twarab, les tari, la fête du 14 juillet…» Zain-el Abidine Abdallah raconte, quant à lui, la manière qu’il avait « de te régler la tête, en faisant le va-et-vient entre l’appareil et son « cobaye », pour ne pas dire son « sujet ». Complicité, confiance, chaleur humaine. Chacun raconte l’artiste à sa manière…

Et ainsi vont les souvenirs sur le phénomène Mbaraka Sidi. Des bribes, dans un pays où les mémoires, bien souvent, se noient dans la nuit, à défaut de mains pour les retranscrire à l’écrit. Chacun d’entre eux relate un moment de vie. Une fête de l’Aïd, un retour de pèlerinage, un anniversaire en famille, un mawlid sur le bangwe, une visite officielle et politique. Des prétextes tous trouvés par feu Mbaraka Sidi, qui voulait fixer son monde et son temps, souligne Ambdou Dossar, un proche parent de Mutsamudu. De nos jours, certaines de ses images offrent l’occasion d’établir des ponts avec le passé et de mieux saisir l’évolution de cette société comorienne. Une mise en perspective, susceptible de servir de repères temporels à beaucoup, entre mémoire individuelle et collective. La photo chez Mbaraka n’a souvent été que le vif témoignage d’une période de transition, où la vieille tradition héritée du monde féodal allait peu à peu céder face à la modernité coloniale, avec djoho et costumes trois pièces en arrière-plan sur les photographies.

Mbaraka Sidi photographiait son époque, y compris le gotha politique du moment. En haut à gauche : Abdou Sidi en twarbushi et costume sur une image avec le gouverneur français (assis) de Madagascar. En bas à gauche : De Gaulle, lors de son passage à Moroni en 1958. Sur la troisième image : Pierre Messmer, le prince Said Ibrahim et Abdou Sidi.

La question se pose d’ailleurs de savoir ce que vont devenir ces images. « Le patrimoine de Mbaraka Sidi est dispersé ». Ses héritiers ne savent pas toujours valoriser son fonds, même lorsqu’il fait écho au destin commun. On parle d’un patrimoine négligé. La mauvaise conservation des albums de famille n’aide pas, non plus, à entretenir la mémoire du maître. On cite Elamine Housseine, un neveu de Mabaraka Sidi, photographe lui-même, qui aurait récupéré des éléments du legs, sans avoir les moyens de les partager, plus largement. La légende raconte qu’il aurait enfermé ce qu’il a pu recueillir de cette histoire dans un container, situé sur les hauteurs de Moroni, et que seule menace la rouille. Aboudou Mohamed Youssouf s’imagine « un patrimoine considérable ». Ankili Said Salim Dahalane – petit-fils du maître – rappelle, lui, qu’il avait mis « tout Ngazidja » en sa boîte magique. C’est dire l’importance de ce trésor dans un pays où la photo se cherche encore un musée. Encore faut-il que l’on y accorde de l’importance à la notion de « patrimoine », en parlant de ces images du passé.

Récemment, Ahmed Ouledi, passionné par cette mémoire photographique, a fait circuler quelques images recueillies dans des collections privées. Cela a eu l’avantage d’interroger sur ce qui fonde un patrimoine commun. Ouledi signe ces images en son nom. Ce qui a vite ramené le débat à des questions de droit. N’étant ni l’auteur, ni le sujet de ces images, peut-il se les approprier, en les signant, et à quel titre, vu qu’il n’en est pas, non plus, propriétaire ? L’absence de législation sur la question, bien que celle d’avant l’indépendance, puisse servir sur certains points (à défaut d’une nouvelle), n’autorise pas à s’approprier ce qui est à autrui. Le drame de Mbaraka Sidi est justement d’être l’objet possible d’un culte que détournent neveu et ami de la photo, au nom de la mémoire en partage. Mais la question du droit demeure, d’autant qu’il est question depuis peu d’une toute nouvelle loi sur le droit d’auteur. D’aucuns pensent que la meilleure des idées serait de créer un fonds public Mbaraka Sidi, honorant la mémoire de toutes les générations que le maître a photographiées. Un projet qui pourrait restaurer les images en question. Un peu comme pour les fonds Henri Pobéguin et Léon Humblot sur les Comores, que la Bibliothèque Municipale de Saint Maur de Fossé, pour le premier, et la Bibliothèque François Mitterrand (Bnf), pour le deuxième, ont su remettre sur pied. Du fonds Pobéguin, Sophie Blanchy en a même fait un livre chez Komedit en septembre 2007. Qui dit que l’éditeur comorien ne s’intéressera pas (bientôt) à Mbaraka Sidi ?

Une grande place était faite à la notabilité et à l’aristocratie religieuse dans son travail. Sur la première photo ici, on voit le mufti Bin Soumeit, Sedi Hadi et Mohamed Abderemane notamment. Des personnalités religieuses de premier plan. En haut, sur la seconde photo : Said Bacar Mmagaza et sa famille, un commerçant établi à Moroni. Sur la troisième image : Said Ahmed El Kabir, le fils d’El Maaruf, au milieu avec le grand chapelet noir.

Egalement connu sous le nom de Mbaraka Mafoto, Sidi a vécu un parcours singulier que très peu de gens connaissent, finalement. Il fait partie des angles morts de la culture comorienne contemporaine. Ils sont très peu à savoir, par exemple, le lien qu’ils entretenaient, lui et son frère, Abdou Sidi, avec leur entourage immédiat. Car on ne peut parler de l’un, sans évoquer l’autre. D’après une source familiale, c’est le second qui a initié le premier – lequel s’établira en professionnel plus tard – au métier de preneur d’images dans les années 1920-1930. « Mbaraka avait appris le métier de la photographie auprès de Abdou Sidi, selon Ali Al Mihdhoir Said Abdallah, mais c’est lui qui a le plus œuvré dans la photographie. Après il avait fait une formation à Madagascar ». Ce qui change une vie, forcément. En tous cas, on ne connaît aucun comorien, ayant pratiqué cet art de la photo, avant eux deux, bien qu’aucun travail connu n’ait été initié en ce sens. A Mayotte, semble-t-il, il y aurait eu des expériences précédant celle des Sidi. Mais rien à ce jour ne permet de l’affirmer. Ce qui est sûr, c’est qu’Abdou Sidi ne se doutait absolument pas que son frère deviendrait cette grande figure de l’histoire de la photo aux Comores.

Les frères Sidi évoluent tous deux dans un milieu social, qui, au-delà d’avoir une certaine idée de la représentation de lui-même, devient le sujet des premières imageries coloniales dans le pays. Humblot, à partir de 1885, et Pobéguin, en 1898, prennent l’aristocratie de Ngazidja et la famille royale comme sujets principaux de leurs images. Que la pratique de la photo coloniale ait pu aiguiser leur curiosité d’enfants paraît presque normal. D’autant plus qu’une des premières icônes photographiques  brandies par Humblot fut leur grand-père, le sultan Said Ali. Petit-fils du sultan – leur mère est l’une des filles de Said Ali – les frères Sidi ont vu arriver ces étrangers et leurs étranges appareils avec un intérêt grandissant, à une époque, paradoxalement, où prendre une photo pouvait prêter à confusion. Pour une large part de la population, être photographié donnait le sentiment d’être dépossédé de son âme. Pour séduire leurs sujets, les colons présentent alors leurs pratiques comme une marque de civilisation. Ils se fondent sur la magie du petit oiseau pour gagner en estime auprès du sultan en exercice. Comme s’il s’agissait de célébrer son pouvoir…

Nombre d’images réalisées par Mbaraka Sidi laissaient une place à la mémoire familiale. Sur cette première photo, on voit la main du président tenue par Zaki, marié à sa nièce, Sittina. Deuxième image : son frère, Abdou, assis au milieu, et sa fille, Sittina. Debout sur la gauche; le hotographe lui-même. Troisième image : AbdouSidi à gauche, Said Omar El Mansour debout au milieu, prince Said ibrahim debout à droite, et assis au milieu le prince Said Djaffar, entourés d’amis français, habillés à la manière traditionnelle.

C’est intéressant de voir que c’est aussi à travers des liens familiaux, entretenus dentre l’aristocratie de Ngazidja et de Ndzuani que la pratique de la photographie va se pérenniser dans une grande partie de l’archipel. C’est Mbaraka Sidi qui initie l’un de ses cousins à Anjouan, Choudjaiddine ben Said Ahmed, petit-fils du sultan Abdallah 1er(Al Masely). A son tour, Choudjaiddine va apprendre le métier « à sa fille et à sa belle-sœur, d’après Ambdou Dossar. Du coup, il y avait deux femmes photographes à Mutsamudu : Roukia binti Choudjaiddine et Mariama binti Mohamed Sidi (Bof) ben Omar Yinat ». Le clan Choudjaidine va pratiquer son art des années 1950 aux années 1970 à Anjouan, le père s’occupant de tout ce qui avait rapport avec l’extérieur, les cérémonies de mariage notamment, pendant que les filles assuraient le travail en studio. S’intéresser à l’histoire de Mbaraka Sidi, c’est donc aussi se retrouver au croisement de tous les autres récits, liés à ce petit monde d’artisans. C’est ce qui explique peut-être qu’à Anjouan, où Mohamed-Chamsiddine Said Kaambi viendra à son tour succéder à son cousin Choudjaiddine, on évoque plus qu’ailleurs le génie de Sidi.

Said Omar Said Athoumani


[1] « Regarde le petit oiseau ».

Sur la photo en Une, les deux frères Sidi. Baraka et Abdou Sidi.