Une polémique en cours entre l’Alliance Française de Moroni et des artistes de la capitale relance le débat sur l’indépendance de la scène culturelle nationale. Il y est question de survie et d’organisation du champ des arts. L’Alliance Française peut-elle continuer à représenter le seul espace « labellisé » permettant aux artistes locaux de diffuser leur travail ? Que devient le CCAC, censé jouer le rôle d’un centre national pour la création ? L’artiste peut-il continuer à tout attendre de l’Etat ?
La polémique est née de petits différends entre Jean-Remy Guédon, le patron de l’Alliance et les artistes. L’un d’entre eux, Soumette Ahmed, s’est exprimé dans le journal Al Watwan. Il lui reproche de mépriser les artistes.. Soumette se positionne en porte-voix de ses confrères artistes. Son propos frôle l’agacement. Allaoui Mohamed de l’association K’danse cite un incident : « Nous étions programmés à Fomboni […] Jean-Remy a appelé sa consœur pour lui dire qu’on n’était pas des professionnels et qu’on n’allait pas pouvoir remplir la salle. Cela a conduit à l’annulation de notre prestation ». Soumette auquel se joint Allaoui Mohamed est résolu à ne plus remettre les pieds à l’Alliance. Du moins tant que Guédon – qui n’a pas répondu à notre sollicitation – dirige les lieux.
Une décision difficile à suivre pour nombre d’artistes, puisqu’elle risquerait d’engager leur survie au niveau local, l’Alliance étant la seule scène « labellisée » et fonctionnelle du pays. S’imaginer en dehors du circuit de l’institution française, c’est se mettre en difficulté. Raisons, peut-être, pour laquelle Soumette s’empresse de préciser :« On ne tourne pas le dos à l’Alliance, loin de là, on crée une résistance face à un directeur qui se permet des choses inacceptables ». Résistance à quoi ? Soumette lui-même le reconnaît : « le directeur [de l’AF] a le droit de programmer ce qu’il a envie et de soutenir le projet qui lui semble bien ou bon ». Où est le problème, en effet, dans le fait que l’Alliance impose ses choix à qui entre en son programme ? Est-ce sa faute si les artistes, localement, n’ont jamais cherché à interroger leur dépendance, tant économique qu’intellectuelle[1], face à son dispositif d’accueil ? L’une des principales missions de cette institution reste quand même « d’accroître l’influence intellectuelle et morale de la France ». Soumette, qui évoque pour sa part une mission d’accompagnement de la production locale, n’a pas l’air d’en tenir compte.
L’Alliance, elle, ne manque jamais une occasion de rappeler la place qu’elle occupe dans ce paysage. Dans sa dernière newsletter, elle a pu paraître maladroite : « Durant la période de confinement l’Alliance française de Moroni, ne pouvant pas organiser de manifestations culturelles, a lancé le projet « clin d’œil aux artistes ». Trente-six artistes ont participé. Une façon pour nous de rester à leurs côtés pendant cette période difficile […] Presque tous ont répondu présent : musiciens, chanteurs, comédiens, danseurs, conteurs, poètes… » Comme une envie de signifier que lorsqu’on paie un orchestre, il n’a plus que le droit de se taire, quelque soit le désaccord constaté. Même discours ou presque dans le magazine de la Fondation des Alliances : « Hors de question de les laisser en chemin [les artistes].Nous leur avons donc fait un clin d’œil sous forme de commande en espèces sonnantes. […] tous ont joué leurs jeux et le nôtre ». Le mot « sonnantes » est de nature à nourrir une polémique sur le mépris, selon certains. Mais peut-être que les artistes désignés par la direction de l’Alliance n’ont pas le droit mordre la main qui les a nourris…



Soumette, Lee-Nossent et Seuch.
Artiste, Lee-Nossent témoigne de la difficulté de certains collègues dans cette période dite du confinement et concède le fait que le soutien de l’Alliance a été vu comme une aubaine. Précisions que la somme perçue par la plupart était de 200 euros. Ce qui n’amène pas bien loin. N’ayant pas bénéficié de ce programme singulier de l’Alliance, le danseur et chorégraphe Seuch a appelé les artistes à réfléchir sur un modèle économique, pouvant, à l’avenir, les protéger durant les périodes de vaches maigres. La polémique naissante entre l’Alliance et les artistes vient de toutes manières remuer a question liée à l’indépendance des artistes face à l’institution. Des artistes poussent la discussion jusqu’à évoquer la nécessité d’une salle nationale de spectacle dans la capitale. Mais comment un tel lieu pourrait-il survivre sur le long terme, sans dépendre du même Etat, qui continue à ne pas allouer de budget conséquent à la culture ? L’idée de rénover l’Al Camar est soulevée, mais ne semble pas plaire à tous. Peut-être parce qu’il faudrait poser la question du délabrement de cette salle à ceux qui en détenaient, précédemment, les clés. Ce qui pourrait en froisser plus d’un dans ce débat.
Cheikh Mc aurait demandé la nationalisation du CCAC selon le journal La Gazette. Ce qui étonne et ramène aux ambiguïtés qu’entretient ce lieu depuis sa création. Le CCAC a été créé à Moroni dans la perspective d’un développement de lieu autogéré par les artistes. C’est l’Etat – le ministre de la culture Mohamed Ismaël – qui, en 2012, avait pris l’initiative d’arracher une partie de l’espace Mavuna aux entreprises qui l’accaparaient pour l’offrir aux artistes. Après plus de huit ans, le centre continue de se chercher une perspective. Qu’est-ce que le rappeur entrevoit dans ce principe de nationalisation ? Une manière d’impliquer davantage l’Etat dans le projet ? Ce que martèle déjà Soumette Ahmed, président du CCAC. Cheikh Mc pense que « c’est la direction de la culture qui doit réfléchir sur ça pour que nous artiste puissions appuyer ». Le bon sens ne commanderait-ils pas d’agir à l’inverse ? Perdre son indépendance à l’Alliance pour la reperdre à nouveau aux crochets de l’Etat est-elle la manière la plus indiquée d’insuffler du neuf sur cette scène culturelle ? Soumette semble en faveur de l’idée d’une reconstruction du CCAC : « Avoir une salle de spectacle digne de ce nom, une salle de cinéma, des espaces d’exposition, des studios de danse[…] la première des choses serait de rénover ou reconstruire le Ccac-Mavuna pour un tout nouveau centre digne de ce nom ». Le lieu peine à s’imposer comme centre national de création. Certains artistes trouvent qu’il n’a pas su jouer un rôle fédérateur. Son désir d’être soutenu cristallise, par ailleurs, l’idée d’une dépendance programmée de la scène culturelle, dénuée de stratégie pouvant contribuer à l’émergence d’un nouvel écosystème viable.
Aujourd’hui, le lieu est tenu par une équipe de bénévoles et survit notamment grâce aux dons du SCAC notamment.Mais le moment est peut-être venu de s’interroger sur les limites rencontrées par ce centre depuis ses débuts, d’autant plus que se structurer et ne pas tout attendre de l’Etat commence à interpeller nombre d’autres artistes. L’entreprenariat culturel, les partenariats avec le secteur privé, font sens aux oreilles, entre autres, de Lee-Nossent, qui parle d’instaurer des rapports « gagnant-gagnant » entre les acteurs culturels et économiques. Il s’oppose à l’idée de continuer à dépendre des aides débloquées ici ou là, sans vision structurante au bout. « On travaille beaucoup avec l’argent des autres. Cette habitude, ce fonctionnement, ne nous permet pas d’aller plus loin. Aujourd’hui, on sait comment ça se passe ailleurs, la musique est aussi un business ». Les manières de faire doivent être en cohérence avec le contexte économique : « En France, dit-il, on a l’habitude que les choses viennent de l’Etat. Chez nous, il faut réinventer les choses et accepter que ça soit différent, que le changement vienne des artistes eux-mêmes ». Un état d’esprit qui se rapproche de celui de Seuch : « Il faut avoir en tête que les choses ne viendront pas seules. J’ai investi avec mon propre fric, j’ai fait mes preuves avant de vouloir être aidé ». L’artiste avoue avoir bénéficié des soutiens du SCAC et de l’Alliance, mais n’a jamais misé sa carrière sur ces aides. L’indépendance n’est jamais totale, mais il revient à l’artiste de la construire : « J’ai investi de ma poche, car je crois en ce que je fais, ce qui me permet de convaincre des partenaires à me suivre dans mes projets ».
Fouad Ahmada Tadjiri
[1] L’Alliance pratique le soft power. Des questions relevant du politique ne peuvent par exemple pas y être soulevées. Les artistes Soeuf Elbadawi et Mo Absoir ont été interdits de plateau, en raison des contenus questionnant le colonial dans l’archipel.