La légende de Gawa transposée en politique. Ou l’histoire d’un oiseau malin, abusant du talisman divin, destiné aux hommes : voilà l’image qui court à travers cette analyse consacrée aux fabricants d’opinion au sein de la communauté comorienne en France. Une pratique dangereuse se développant insidieusement depuis les années d’indépendance. Repris une première fois le 01 mai 2002 par feu Komornet – premier site comorien d’information culturelle et citoyenne, aujourd’hui disparu – cet article que Wadjih Abderemane a d’abord écrit pour la revue Maandzish garde toute son acuité, encore aujourd’hui.
La prise de position des Comoriens de France dans le débat politique du pays est difficile à dater avec précision. Il est cependant sans conteste qu’au début, il s’agissait d’actions individuelles, motivées par des idéaux tout autant personnels. C’est seulement avec l’avènement de l’ASEC (Association des Stagiaires et Etudiant des Comores) à la fin des années soixante que l’on est arrivé à une organisation quasi structurée, mue par un idéal politique plus ou moins commun, qui fit fantasmer l’ensemble de l’Archipel. Cela fut une révolution car ces étudiants, malgré sans doute des sensibilités divergentes, pouvaient parler d’une même voix sous une bannière révolutionnaire ouvertement revendiquée. Les étudiants de l’ASEC, futurs cadres du pays, ont su se forger une image : celle des opposants aux régimes politiques en place de leur époque. Il s’agit par exemple du régime du président Abdallah. Mais que l’on ne privilégie pas le mythe au détriment de la vérité historique. L’ASEC ne fut jamais, loin de là, un parti politique au sens plein. Sous la bannière de la révolte perpétuelle et le verbe marxiste-léniniste, il y avait un abysse.
Ce mouvement pouvait ressembler parfois à une nébuleuse dont la force reposait sur une agitation permanente. Oui ! Ces jeunes étaient des agitateurs. Ils brassaient de l’air (cf. leurs chants patriotiques). Rien de plus facile, lorsqu’on se retrouve à plus de 8.000 km des réalités. Mais paradoxalement, leur mérite n’était pas ailleurs. A défaut d’une révolution effective sur le terrain, il devient difficile aujourd’hui de leur prêter un rôle précis, si ce n’est celui de la revendication continue. Il n’en reste pas moins vrai que l’ASEC, quels que fussent ses déboires, a su forger un mythe. Elle reste, en bien ou en mal, une référence, parmi les étudiants d’aujourd’hui. Il est sûr qu’après elle, aucune autre association d’étudiants ne s’est investie ouvertement dans la question politique comorienne, avec autant d’abnégation, même pour brasser de l’air. Il faut dire aussi qu’après sa disparition, une certaine méfiance s’est installée chez les étudiants, qui prennent peur à l’idée de se faire manipuler idéologiquement.



Manifestations de la diaspora en France en 2019-2020 contre le pouvoir à Moroni.
Quant à la masse des travailleurs en France, son implication dans la politique comorienne est encore beaucoup plus complexe à définir. Voyons juste ce qui s’est passé cette dernière décennie. On a vu que les travailleurs comoriens en France se sont ouvertement impliqués dans la politique du pays, en soutenant tel ou tel candidat à la magistrature suprême. Deux questions essentielles surgissent ici : d’une part, quel est ou quel a été l’intérêt du politicien comorien à être soutenu par la diaspora ? D’autre part, que pouvait espérer le travailleur comorien en France, en soutenant tel ou tel candidat ? Il est de notoriété publique que tous les politiciens comoriens ont toujours courtisé les travailleurs installés en France. Evidemment, leur première motivation, qui peut être perçue comme d’une bassesse déconcertante mais aussi d’une efficacité redoutable, est d’avoir les financements nécessaires pour mener à bien leurs ambitions. Autrement dit, le politicien a toujours manœuvré pour s’assurer le soutien de la « poule aux œufs d’or », en multipliant les stratagèmes, pour séduire ces masses travailleuses.
Cynisme politique et machine à sous
La basse cupidité, nourrie par un esprit manipulateur, s’érige ainsi en vertu. L’arrivisme politique ignore – hélas – la compassion, la morale, et ne s’embarrasse pas de déontologie. Mais au-delà de ce profit purement financier, un autre aspect non moins démagogique apparaît dans leur démarche. En effet, en séduisant ces masses de travailleurs, les politiciens font en même temps main basse, par procuration, sur des centaines de voix électorales dans les familles restées au pays. Pour cela, il suffit pour notre politicien d’obtenir la confiance du travailleur vivant à Marseille, dont le pouvoir économique et social fait la pluie et le beau temps au pays pour que toute sa famille s’incline. Ainsi les neveux, qui attendent un certificat d’hébergement depuis trois ans, ne pourront qu’élire le candidat désigné par le mdjomba en France.
Notre homme politique rafle ainsi des voix, sans avoir à quitter son appartement parisien, pris d’assaut matin et soir par les courtisans, convaincus de sa réussite future. En retour, il promet monts et merveilles. Son discours, toujours alléchant, promet même le blanc talisman dérobé par Gawa : « dès que je serais au pouvoir, dit-il à l’un et à l’autre, ton neveu aura sa place, ton village sera électrifié, toi-même ne restera pas sous ce froid abominable ». On connaît la chanson… Et les mots, imperturbables, prennent leur envol comme Gawa. Mais ils mentent aussi comme Gawa a menti à Dieu, qui lui avait confié le talisman de l’immortalité pour les hommes. Le volatile l’a gardé pour son propre salut. Au fond, la position des Comoriens de France ne déborde jamais le champ de la manipulation dans le débat politique au pays. Le besoin de changement qu’expriment certains travailleurs n’a pas de prise réelle sur les réalités que vivent leurs familles sur place. Parce qu’il y a toujours des personnalités politiques assez habiles pour l’instrumentaliser en faveur uniquement de leurs ambitions.
Wadjih Abderemane