Ntso uzine insha allah l’année prochaine

La pandémie a encore frappé dans le secteur moribond de la culture. La 3ème édition du festival de danse Ntso Uzine vient d’être officiellement annulée. Nulle dérogation pour ne pas risquer un cluster. Ce qui n’empêche pas de réaffirmer l’importance d’un soutien des arts de la scène. La période s’avère, étrangement, propice au débat sur l’importance du champs culturel pour l’image et l’économie nationales. La parole des artistes se libère, du moins. La question va peut-être même devenir politique. Entretien avec le patron du festival Ntso Uzine, le chorégraphe Seush, également connu comme le fondateur de la compagnie Tché-Za.

Les autorités limitent les rassemblements publics. Ce qui revient à condamner un événement comme le vôtre. Du coup, vous avez choisi de l’annuler…

Le festival de danse Ntso Uzine est un évènement biannuel à vocation internationale. Pour cette troisième édition, nous avions prévu d’inviter des artistes ou des partenaires potentiels de la zone. De La Réunion, Maurice, Madagascar, la Tanzanie, et aussi d’Europe. De France ou encore d’Allemagne. La pandémie Covid-19 a entraîné, comme on le sait, la fermeture des frontières, réduit considérablement la mobilité, même au niveau régional, par la suspension des lignes aériennes/ maritimes directes.

Le festival dure 5 jours. On joue partout en plein air et en salle. On programme des battles, des ateliers avec des professionnels de renommée internationale, des moments d’échange. Sur les 2 premières éditions, le festival rassemblait près de 3.000 personnes sur un de ses temps forts : la finale de la battle régionale annuelle Ye Mze ndo ? Cette année, ce ne sera pas possible et nous respectons les exigences des autorités, sachant le contexte actuel. Nous avons donc décidé de reporter l’événement à l’année prochaine. Insha Allah…

Cette crise sanitaire a rendu encore plus aïgues les fragilités et les incertitudes du monde culturel. Vous êtes un certain nombre à vous interroger sur l’avenir.

Les tournées en dehors de nos frontières sont mes principales sources de revenus, comme c’est le cas pour toute mon équipe. Après des années de travail, la saison 2018-2019 marquait un tournant pour Tché-Za. La compagnie a réussi à se faire repérer par des professionnels du spectacle en France et sur la scène africaine. 2020 devait être une année « tremplin » bien chargée …

Salim M’ze Ahamadi Moissi alias Seush.

Même si nous sommes relativement épargnés par le Covid-19 aux Comores, je ne peux pas vivre de mon art ici. Dans ce contexte et malgré les reports de dates pour 2021-2022, le moral prend un coup. Je suis complètement anéanti et m’inquiète aussi pour l’ensemble de ma compagnie. Dans un contexte où l’on ne vit pas de son art correctement et avec les incertitudes sur l’évolution de la situation à l’échelle internationale, il y a de quoi s’interroger sur l’avenir.

Toutefois, la crise n’affecte pas tout le monde de la même manière.

C’est sûr ! En tant qu’artiste comorien, il faut rester autonome. L’économie, en général, circule, difficilement, mais elle circule. Alors que le secteur culturel, lui, est toujours bloqué. Personne n’est venue nous tendre la main. Il ne faut pas se mentir, la culture n’est pas la priorité du gouvernement. On ne va pas attendre des subventions ou un plan de relance. Et aujourd’hui, je me retrouve avec 8 employés – des pères de famille – que je n’arrive pas à payer.

Certains, comme vous, trouvent là l’occasion de deviser sur les difficultés que les uns et les autres rencontrent dans leurs pratiques respectives. Vous avez même organisé un débat autour de ces questions jeudi dernier.

Tché-Za n’est pas un cas isolé. Les artistes, ceux qui ne vivent que de leur art, sont dans la même situation. Jeudi dernier, c’était l’occasion de réfléchir ensemble à l’avenir.

Plusieurs voix se sont exprimées sur la question de l’implication ou pas de l’Etat dans le champ de la culture. Qu’attendez-vous des autorités ?

Il est primordial que l’Etat s’engage. Cela fait 6 ans que ma compagnie existe. Nous avons un ministre de la culture ! Je fais régulièrement des demandes sur des projets. Et je n’ai jamais rien reçu. Je n’ai jamais reçu d’aide de l’Etat. En m^me temps, si on avait tout attendu de l’Etat, jamais Tché-Za ne serait là où elle est aujourd’hui.

La vidéo du débat organisé jeudi 15 octobre 2020 au CNDRS par la compagnie Tché-Za devait inaugurer le festival Ntso Uzine à Moroni et rassemblait nombre d’acteurs culturels.

Les artistes sont-ils capables de mobiliser leurs forces dans une démarche collaborative visant à défendre leurs intérêts auprès des autorités ?

Il y a eu tellement de tentatives restées sans lendemain. Je pense qu’il faut commencer à se rassembler entre disciplines et entre artistes pour d’abord mieux se connaître. Il faudrait davantage se réunir, échanger et entretenir le dialogue entre nous, avant d’envisager l’avenir ensemble. Le souci ici est que tout le monde se cherche. Personne ne veut aller vers les autres. Chacun veut profiter du peu qu’il peut avoir.

Tous parlent de la nécessité pour les autorités de créer un lieu. Cependant, il y en a qui pensent que ce sont les créateurs eux-mêmes qui devraient s’organiser pour en inventer un.

Sans surprise ! Il y a une certaine méfiance de la part des artistes à l’idée que l’État puisse gérer seul un lieu. Peur d’un manque de transparence dans la gestion, d’indépendance de la structure ou d’autres magouilles… Si l’État comorien mettait les moyens pour construire ou entretenir un lieu ou une plate-forme, il faudrait que les acteurs de la culture investissent ou gèrent ce lieu. Si aujourd’hui, on donne les moyens aux artistes ou qu’eux-mêmes s’associent pour construire ce lieu de rayonnement national, ce serait une belle opportunité.

Un espace de création peut-il résoudre toutes les problématiques rencontrées dans vos différents métiers ?

Pas du tout ! Ce lieu devrait être juste un lieu de création. Il y a beaucoup à faire. Il y a les enjeux liés à la diffusion, par exemple. C’est la partie la plus difficile dans un pays comme le nôtre. Ce n’est pas facile ici de sensibiliser et de convaincre le public à venir nous voir en payant 4.000 ou 5.000 kmf pour un concert ou un spectacle de danse.

Soyons fous, spectacle de Salim M’ze Hamadi Moissi aka Seush, lors de sa programmation au festival Suresnes Cites Danse, au Théâtre Jean Vilar de Suresnes en janvier 2019 – Photo : Benoîte Fanton.

L’Etat a quand même octroyé un espace aux artistes depuis huit ans. Mavuna à Moroni était censé révolutionner un certain nombre de choses. Il a été confié à des artistes qui ont fondé le CCAC. Qu’est devenu ce projet ?

Moi, je crée presque tous mes spectacles là-bas. Le vrai challenge est de faire de ce lieu un endroit où les artistes sont pleinement impliqués, qu’ils se l’approprient et qu’ils l’identifient en tant que tel. Je me pose toujours la question de pourquoi il n’y a pas plus d’artistes ou de professionnels de la culture au CCAC.

Revenons un instant à la question de l’Etat. Peut-il ou doit-il tout prendre en charge ? N’y a t-il pas le risque de voir les artistes agir en « assistés » ? Combien de projets ont-ils été prétendument soutenus depuis 45 ans, sans donner le moindre fruit au développement du pays ?

Comme je l’ai dit, je pense qu’on ne devrait pas avoir un comportement passif. La politique et l’art sont deux choses bien distinctes, qui doivent garder une certaine indépendance.

Au débat du jeudi 15 octobre, il a aussi été question de la non-reconnaissance des autorités pour le travail accompli par certains. La vraie reconnaissance pour les créateurs ne doit-elle pas provenir du public ?

Le public est assez réactif et curieux aux Comores. Il est bien présent lors des événements, davantage à la capitale, qui est mieux « fournie » (lieu, spectacle), et il l’est encore plus, lorsque les manifestations sont gratuites ou à prix symboliques. Là n’est pas le souci. Vous savez… Un ministre a une reconnaissance, parce qu’il est reconnu par l’Etat, le public suit. Les artistes contribuent par ailleurs au rayonnement des Comores, en dehors des frontières. l’État devrait leur manifester son intérêt. On ne nous a jamais invité au 6 juillet, comme le disait Cheikh MC, jeudi 15. Alors que l’Ambassade de France nous invite au 14 juillet. La France nous considèrerait plus que notre propre pays ???

Photo de groupe lors du festival Ntso Uzine.

Dans votre domaine, celui de la danse, il y a comme un grand malaise.

Vous savez, la danse professionnelle et urbaine est moins côtée aux Comores, comparée à la musique. Des artistes comme moi… ça fait rire. Pourtant, il est possible de vivre de cette pratique, de créer des emplois, comme c’est le cas avec ma compagnie. On essaie de faire honneur au pays, d’éveiller la curiosité et de donner une image positive de nous à l’échelle internationale. Notre danse est considérée comme une sorte de « sous-art » aux Comores, alors qu’elle est, sans vouloir vexer personne, le domaine, de tous les arts existants aux Comores, le mieux représenté à l’international, actuellement. Mais nous sommes toujours considérés comme des moins-que-rien. Même entre artistes. certains ne savent même pas ce que je fais. Ils m’appellent « coach » ou entraîneur ou fundi. Des artistes comme moi, ça les fait rire.

Les Comoriens s’accrochent plus à leur folklore (utamaduni) qu’aux pratiques artistiques les plus récentes. En même temps, vous drainez de plus en plus de monde dans vos événements. Est-ce que le temps n’est pas venu d’enseigner et de promouvoir votre art, en vous situant au-delà des spectacles eux-mêmes. Est-ce qu’il n’y a pas un autre travail à envisager, au-delà de la défense de vos seules créations ?

Le fait d’être 7 mois dans le pays durant cette crise, sans pouvoir tourner, m’a fait réfléchir. Il faut un temps pour créer. Et cela nous prend tellement de temps qu’on oublie de prendre du temps pour d’autres initiatives, qui s’inscrivent dans la continuité des évènements Tché-Za : ateliers, formation, sensibilisation à l’art et à la culture..

Est-ce qu’il n’y a pas moyen de mailler avec des autorités à un niveau local ? Les communes, les régions, les îles, pourraient s’impliquer davantage dans la constitution d’un écosystème plus en lien avec le monde actuel, non ? On dirait que tout le monde se focalise sur la capitale…

C’est ma politique, actuellement. Je cherche à développer mon action dans les villages ou les autres îles. Comparé à la capitale, on y a moins de possibilité de voir un spectacle, etc. L’idée est de travailler avec les associations de village. Il faut construire un lien, petit à petit, y aller par étape. Dès l’année prochaine, Tché-Za va mener des actions dans 5 villages de la Grande-Comore : l’occasion de faire des ateliers, des spectacles et projections de films dans les villages comme Mitsamiuli ou Iconi, de promouvoir la danse et de susciter – pourquoi pas – des vocations.

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi