La nature des chiens en furie autour de moi m’inquiète

Une fable d’époque. Les élites ont failli. Sauf qu’on ne sait pas ce que fout la jeunesse à son tour ? Le temps est peut-être venu d’interroger les modèles transmis. Ce texte, paru une première fois le 06 juillet 2002 sur Komornet – premier site comorien d’information culturelle et citoyenne, aujourd’hui disparu – garde un intérêt certain, même si le ton adopté semble excessif, par moments.

Nos élites ont failli ! Un mantra d’époque ! Mais permettez-moi, de grâce, d’avancer cette question ! Que fait la jeunesse, pendant que les aînés mangent et boivent leur honte, en cédant le pays par quartiers entiers ? Les mots peuvent paraître faciles ici, démago, voire simplistes. Possible, mais j’assume ! Car la jeunesse dont je parle a atteint l’âge des grandes décisions. L’âge de tous les possibles. Nous avons 30 ans, en moyenne. Nous sommes nés avec l’indépendance sous l’oreiller de nos vieux. Certains d’entre nous marchaient à quatre pattes, lorsque le président Abdallah voulut surprendre les siens en juillet 1975. La révolution soilihiste n’a jamais été qu’une caricature pour la plupart de mes camarades d’école. Et Bob Denard – mon voisin de quartier – s’occupa de soumettre nos rêves d’ado, même si plus d’une fois nous nous sommes retrouvés – nous n’étions, hélas, pas très nombreux – à distribuer des tracts d’insurrection en pleine nuit dans la capitale, sans saisir le sens de ce qui s’y racontait.

C’est que nous avions déjà l’habitude de voir nos parents courber l’échine face à l’ennemi héréditaire ! En vérité, les hommes torturés durant les années 1980 pour avoir rêvé de révolution n’étaient veillés que par des taiseux dans leurs familles. Moi, je me souviens des jours qui suivirent le 27 novembre 1989. Ahmed Abdallah assassiné ! Nous courions les rues, sans rien comprendre. Le soleil nous ouvrait grand ses bras ! Un de mes profs de philo au lycée Saïd Mohamed Cheikh profita de ce moment pour nous apprendre les vertus de l’Etat de droit, qu’il avait oublié, soit dit en passant, d’enseigner à ses proches, quelques années plus tôt, par peur ou simple omission. Il ne doutait pas que l’opinion allait bientôt s’affranchir du passé. L’adolescence, la mienne, touchait à sa fin. On était prêt à croquer la vie à pleines dents. A pardonner les erreurs passées. Et Djohar – le discours de La Baule n’était pas loin – s’évertuait à parler « des-mots-crachats », avec un certain humour. 

Bob Denard, le fossoyeur patenté des régimes politiques comoriens, des années 1970 aux années 1990. La photo a été prise au moment où la France est venue le récupérer à Moroni pour l’Afrique du Sud, juste après l’assassinat du président Abdallah. A la suite, les quatre présidents comoriens qu’il a contribué à destituer ou assassiner Mohamed Taki Abdoulkarim, Said Mohamed Djokhar, Ahmed Abdallah Abderemane & Ali Soilih.

Les mots me manquent sans doute pour le signifier, mais je reconnais que festoyer avec Platon et ses semblables dans les cours de mon prof de philo était un réel plaisir. Il incarnait l’espérance à mes yeux, bien plus que tout ce que le mouvement du msomo wa nyumeni aura pu me raconter dans l’enfance. Je retrouvais en lui le souffle critique d’un de mes mentors, journaliste. J’étais littéralement fasciné. Mon prof était de ces aînés, qui connurent, les premiers, les joies critiques de l’université française, et à qui on était prêt à confier nos vies, sans discutailler. Ses semblables n’étaient bien sûr là que pour nous enseigner l’univers et ses secrets. Nous nous pensions alors en de très bonnes mains. Nous prêtions même des vies à certains d’entre eux, les rangeant dans des utopies de gauche, sur le boulevard Saint-Mich’ à Paris. Combattre la rigidité de pensée de leurs pères et mères a été leur première victoire. 1968, 1971, 1973, 1975. Le croire comptait beaucoup à nos yeux. Ils méritaient donc notre totale confiance…

Illusions perdues

Plus tard, je me construirais mes propres souvenirs, ceux du petit militant en crise de foi. De mes luttes lycéennes à Moroni, je tirerais le suc de mes révoltes avortées à la fac de Nanterre. Insoluble équation que celle de se croire toujours utile à une hypothétique lutte des grands soirs. Mais ici je m’égare. Car cela  est une autre histoire. En fait, je me dois, avant tout, de vous parler de l’acte I. Celui de la fin du rêve. Lorsque nous sommes descendus dans les rues aux côtés de nos profs adulés, nous hurlâmes au loup, à nous égosiller les poumons, comme nous imaginâmes qu’ils l’avaient eux-mêmes fait, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, contre l’impérialisme. Militants un jour, militants à jamais ! La conférence de réconciliation nationale qui suivit ce début des années 1990 a été un jalon pour nos esprits soudainement rendus libres. Que d’espérances conjuguées en si peu de temps ! Sauf que nous les avons vus – nos fundi – s’engouffrer peu à peu dans les arcanes du pouvoir.

Normal ! nous écrions-nous pour les défendre. Critiquer l’ordre est une chose, mais mettre la main à la pâte est nettement mieux ! Les premières trahisons n’ont cependant pas tardé. L’ancien prof de philo et ses camarades d’âge mûr attrapèrent, comme d’autres de nos pères et mères, le goût du fruit défendu. Par opportunisme, ils passèrent du côté de la force obscure. Les libres penseurs d’un jour s’empressèrent alors de devenir des libéraux sans remords, conseillant ceux qui les avaient précédés aux affaires, en hommes de main habiles et sans scrupules, avant de s’établir, définitivement, à leur tour, dans les coulisses du pouvoir. Virage à 180°, reniements, arrivisme ou carriérisme : les déceptions commencèrent à s’accumuler sur la place publique. Celui-là vendant son intégrité à tel chef de parti, cet autre détournant l’argent dévolu à tel projet, cet autre encore négociant sa place au gouvernement contre les intérêts de sa région. Que d’intrigues pour un archipel aussi petit…

Une des images perturbantes du séparatisme mahorais : le paradoxe du colonisé célébrant la grandeur de ses maîtres. La seconde image : une banderole de la communauté comorienne sur la place du Trocadéro à Paris, lors d’une manifestation contre la balkanisation de l’archipel.

De la critique facile

Concernant l’acte II, sa suite et sa fin, je me voudrais moins lyrique ! Je m’en tiendrai au constat le plus âpre. Le processus de décomposition du pays s’accéléra. Ainsi allions-nous de confusion en confusion. D’alternance en alternance, le peuple continua à se consumer de l’intérieur. Nous – la jeunesse dont je parle – avions déjà pris pied à l’université. Ceux qui n’avaient pu le faire, opéraient d’autres choix de vie, sans recul possible. L’insouciance, quant au sort du pays, régnait toutefois dans nos rangs. Dire le contraire serait pur mensonge, même si une minorité parut s’inquiéter devant la scission séparatiste de 1997. Après la blessure laissée par la France à Mayotte, les autres îles se mirent à jouer la remuante valse du séparatisme avec passion et colère ! Qu’y pouvait-on, réellement, sinon brailler, comme nos valeureux aînés ? Les plus engourdis se fabriquèrent alors quelques bonnes excuses. Comment était-ce possible, d’ailleurs, se répétaient-ils, béatement, qu’on en arriva à pareille situation ? Ils ne s’attendaient pas à des réponses. Ils cherchaient juste à entretenir le doute dans la dialectique du quotidien. Les mots soignent les egos, à défaut de cautériser les plaies.

La lassitude finissant par gagner les esprits, ils adoptèrent cette suite de slogans, faciles à conjuguer : « pays maudit », « fatalité », « on n’y peut rien », «  ntsi yafa wenyi ». Puis, ils se mirent, comme par miracle, à pardonner à tout le monde, trouvant ridicule le fait de défendre les idéaux de ses 20 ans. Dix années avaient passé. L’envie d’aller se terrer ailleurs les travaillait au corps. Les élucubrations insulaires leur faisaient, certes, honte, mais sans plus. Le pays se noyait. Leur amertume avait le goût des renoncements qui plombent. Et alors ? Qui peut le moins, peut le plus. Ils ont aussitôt imaginé de tisser un récit d’apaisement, dont le seul but serait de fixer leurs doutes du moment, au cas où ils auraient à reconnaître leurs défaites passées devant un tribunal. Une bonne fable, tant qu’elle sauve du déluge, mérite bien toutes les peines.

C’est de là en tous cas que me vint cet appel soudain des mots. Un souvenir après l’autre, j’ai essayé de comprendre ce qui s’était passé depuis nos railleries d’enfance. Mais j’ai eu beau gratter la mémoire, je n’ai rien trouvé qui puisse nous éviter les regrets et les remords du grand nombre. Rien que l’on puisse raconter au coin du feu avec le sourire. Rien que de la honte bue, tout le long ! A moins que je ne tente ce fameux récit – le mien, pas le leur – par l’autre bout de la lorgnette. En laissant croire que nous avons tous connu un moment d’égarement. Je me dis, par exemple, qu’un soir, dans un accès de folie, nous aurions dressé cette grande table des déconfits, mangé sans retenue, jusqu’à l’étouffement, oubliant la haine du lendemain, au point de ne plus savoir tisser l’épilogue de fin. Cet épilogue, dont le récit a cruellement besoin, pour se prolonger dans le temps.

Jour d’élection à Moroni durant ce début des années 2000, où tout allait à nouveau basculer pour une toute une jeunesse, pleine d’espérance.

J’imagine alors ce tableau des plus sombres. Nous sommes au début des années 2000. Les miens ne croient plus en rien. La déprime et la colère, vécues une décennie plus tôt, ont laissé place à l’ignorance et à l’indifférence. Ajoutons-y un zeste de cynisme pour parvenir à faire sens. J’observe et je note ce phénomène. Quand, à défaut de trouver ailleurs où aller, nous sommes obligés de rentrer dans nos villages, nous n’avons plus qu’une envie : rejouer, peut-être en mieux, la geste de nos aînés. Rentrer du bon côté du système, manger ce qu’il est encore possible de bouffer à la table des maîtres et partir où l’on peut et quand on peut. A Paris, Tana, Saint-Denis… Jusqu’à ce qu’on soit obligé, pour une raison ou une autre (parents morts, cousines mariées ou alternance politique en faveur de nos vieux) de rentrer au bercail à nouveau. Des va-et-vient de déboussolés, sans plus d’horizon.

J’imagine ce tableau des plus sombres et je me cabre tel un cheval enragé. Car qui dit que nous ne finirons pas par danser sur les quais du départ, sans le moindre espoir de retour ? Sans la moindre capacité, surtout, de re-goûter au sel de nos amours passées. Le pays éclate et on en rigole (étrangement) bien. Les aînés ont failli, mais nous, à leur suite, qu’avons-nous fait de bon ? Qu’allons-nous dire aux plus jeunes, qui iront brûler leurs rêves sur le bord de mer ? Qu’avant nous, il y a eu le déluge ? Il suffirait pourtant de croire en un morceau du rêve pour que renaissent nos envies. Mais je ne sais comment l’expliquer, dans la mesure où je me suis donné à moi-même cette tâche ingrate d’observer la nature des chiens en furie autour de moi.

Soeuf Elbadawi