Parution des Naufragés du lagon aux éditions 4 Etoiles. Tentative de récit de la part d’une jeune franco-comorienne scandalisée par les dérives de l’Etat français à Mayotte. Taslia Ali dénonce les violences et violations en cours sur l’île-département. Elle essaie de donner un nom, un visage, aux personnes dites « étrangères », malmenées à Mayotte, parce qu’originaires des trois autres îles de l’archipel.
A l’origine, c’est une quête identitaire qui la pousse à s’interroger. C’est ce que sous-entend la quatrième de couverture. Taslia Ali, qui n’a pas l’air de vouloir en dire plus sur son parcours, est une jeune métisse franco-comorienne. A la suite d’un master sur les migrations en Méditerranée, elle s’est intéressée à la tragédie du Visa Balladur entre Anjouan et Mayotte. Avec cette envie de comprendre comment l’archipel passe d’une mobilité ancestrale à une catastrophe migratoire. Décrochant un stage dans une structure d’accueil pour demandeurs d’asile à Mayotte, elle trouve là matière à se rapprocher du pays de son père. A peine arrivée sur le rocher, elle relève un amalgame certain, entre deux tragédies, l’une liée à la Méditerranée, l’autre à l’archipel des Comores. Ils sont quelques-uns à établir – à tort – le lien entre les deux. Mais Taslia s’évite ce piège. Elle semble même plus qu’avertie sur la question. D’où peut-être cette re-contextualisation en bonne et due forme qu’elle opère au début du livre, rappelant l’histoire de l’archipel.
A Mayotte, Taslia découvre le malaise : l’île est sous séquestre. Elle confie : « il faudrait […] que le citoyen français métropolitain sache que la France opère à Mayotte un racisme insupportable, violant les droits les plus fondamentaux ». Elle dénonce les contrôles au faciès – érigés en norme par la police française – et les intrusions policières dans les domiciles, les rétentions illégales et la déshumanisation, etc. Elle exprime son indignation : « c’est quelque chose qui m’irrite, puisque le délit de faciès est en théorie interdit ». S’interroge : « comment distinguer physiquement un « mahorais » d’un « anjouanais » ? C’est impossible. Le seul faciès « étranger » est le mzungu[1], pour autant il ne se fera jamais contrôler ». Le réel la heurte de plein fouet : « Les wazungu ne subissent jamais de contrôles d’identité en sortant de la barge, en marchant dans la rue. Les forces de l’ordre ne rentrent pas sans autorisation dans leur domicile pour contrôler leurs papiers. Au mieux, ils subissent des contrôles lorsqu’ils prennent un taxi (qui est partagé) et que tous les passagers sont contrôlés. S’ils n’ont pas leurs papiers d’identité, ils ne finissent jamais au CRA[2] ».



Un policier sur les hauteurs de Mayotte. Une ruelle dans Mamoudzou. Le centre de rétention administrative de Mayotte.
L’histoire du CRA de Mayotte a pu choquer à travers une vidéo diffusée, il y a quelques années, sur le site du journal Libération[3]. On y voit des femmes, des hommes et des enfants enfermés en surnombre, allongés par terre, les uns sur les autres. Ils sont retenus, derrière des murs à la blancheur douteuse, privés de la lumière du jour, respirant parmi les poubelles et les toilettes insalubres. Du riz qui jonche le sol, un enfant qui pleure ou encore un homme par terre dans les toilettes. Tous attendent leur expulsion vers la partie non-occupée de l’archipel. La vidéo remonte à octobre 2008. Pourtant, la situation semble n’avoir pas changé, depuis. En tout cas, c’est ce raconte le livre de Taslia Ali, qui confie : « beaucoup de violations qui ont lieu au CRA sont passées sous silence ; tout d’abord parce qu’il faut une habilitation de la préfecture pour pénétrer les lieux. De fait, les journalistes, les militants, les curieux ne sont pas les bienvenus. Je suis persuadée que beaucoup de Mahorais ne sont pas au courant du bafouement systématique des droits au CRA ». Elle poursuit sur la difficulté qu’il y a à documenter les lieux : « comme tous les téléphones avec un appareil photo sont confisqués, aucune image ne peut filtrer ». Douze ans après sa sortie, la vidéo de Libération continue à interpeller.
Au-delà du film, les récits abondent, collectés depuis le centre lui-même. Des témoignages que l’on peut lire dans Les naufragés du lagon. Il y est question d’un centre dont la seule et unique raison d’existence est l’expulsion. Des « expulsions illégales », précise Taslia, jargon juridique à l’appui. Parmi les propos rapportés, il y a celui de Louise : « depuis que les expulsions ont repris massivement vers les Comores c’est à peu près 100 personnes qui sont retenus au CRA tous les jours ». Celui de Nacera, également : « c’est un peu genre… ah ce matin on a combien de personnes ? Ah ok, il reste 5 places dans le bateau pour midi, vas-y on va en choper 5 ce matin et on les renvoie ». L’impératif des quotas d’expulsion mène au piétinement des droits, voire au ré-internement de personnes naguère libérées par une décision de justice. « Il n’y a pas de cohérence dans cette course au chiffre », signale Taslia. Selon elle, le gouvernement français a établi un objectif de 30.000 reconduites à la frontière pour 2019 à Mayotte.

Dans une rue à Mamoudzou.
Le chiffre des 27.000 reconduites a été réalisé, selon la CIMADE _ Objectif presque atteint grâce à une mécanique policière (et administrative) bien rôdée. On comprend mieux la récurrence d’un terme comme celui de la déshumanisation dans le livre. Elle s’en explique : « Comment ne pas parler d’humiliation quand la PAF arrête des personnes et les menotte les uns aux autres dans un camion ? Comment ne pas parler de déshumanisation quand les personnes ne sont nommées que par des chiffres (des “identifiants étrangers”), des numéros d’OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) ? Littéralement entasser des personnes dans un CRA parfois surpeuplé, puis dans un bateau sans aucune considération pour leur situation ni pour leurs attaches sur le territoire… en effet, c’est déshumanisant. A Mayotte, au contact de l’administration, les Comoriens des autres îles ne sont considérées que par leurs situations administratives… ils ne sont que des “ESI” (étrangers en situation irrégulière) et sont dénués de toute leur humanité sous seul prétexte d’être originaires de l’île d’à côté ».
Les victimes sont volontairement précarisés :« kaitsokiri ! »[4], leur assène-t-on, lors de leurs différentes démarches administratives. Le livre éclaire sur les écueils et dénonce une administration « discrétionnaire », jouant sur l’ignorance despersonnes en difficulté. « A Mayotte, l’administration n’a aucun intérêt à faciliter le quotidien des « étrangers ». En effet, tout est pensé pour les contraindre dans leurs marges de manœuvres, et pour ne pas les encourager à rester. Leur permettre l’accès au soin, au marché du travail, à l’éducation ne rentre pas en adéquation avec la politique anti-immigration menée par le gouvernement. La crainte du fameux « appel d’air » ne fait que légitimer des mesures répressives envers les personnes en situation irrégulière, alors même qu’elles ont des droits sur le territoire. De plus, le cadre législatif est dérogé dans ce sens : l’AME (Aide Médicale d’Etat) n’existe pas, par exemple ; alors qu’il permettrait à toute personne d’accéder aux soins », constate l’auteure.

La SGTM (bateau des refoulements) à quai à Mayotte.
Taslia Ali parle d’une exception comorienne du droit d’asile dans le 101ème département français : « Il y a, au niveau de la préfecture, un présupposé que la demande d’asile comorienne n’est que factice, à contrario de la demande d’asile continentale […] les “Comoriens” ne demanderaient l’asile que pour obtenir un récépissé leur permettant de circuler, alors que les continentaux seraient réellement des exilés ». Comment des Comoriens finissent-ils en demandeurs d’asile sur un territoire reconnu par les instances juridiques internationales comme étant leur ? « En effet, c’est paradoxal, dit-elle, ça n’a même aucun sens. Mayotte est comorienne, et cela est indéniable. Malheureusement, et cela est aussi indéniable, l’île est administrée par la France, et bien qu’en ayant une conscience décoloniale et en pensant les Comores comme quatre îles unies, se maintenir à Mayotte en situation irrégulière est un parcours du combattant. La France n’a pas de limite : la PAF contrôle dans les maisons, devant les dispensaires, à la sortie des écoles, sur les routes… Dans ces conditions, il me semble que beaucoup de Comoriens des autres îles sont contraints de jouer le jeu de la France ».
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Occidental(isé). Pluriel : wazungu.
[2] Centre de rétention administrative.
[3] « Centre de rétention de Mayotte : la vidéo qui accuse », vidéo tournée en octobre 2008.
[4] Ça n’est pas possible !