Une écriture face à la perte

Chaher Mohamed Saïd Omar publie Cette terre n’est pas la mort à boire (juillet, 2020) aux éditions Cœlacanthe. Une pièce de théâtre écrite suite à un drame familial : un kwasa chavire entre Ndzuani et Maore, à bord duquel se trouvaient sa grand-mère et son oncle. Ils gisent dans les profondeurs de l’océan, parmi des milliers de corps.    

Ecrire face à la perte est une vieille pratique en littérature. Les auteurs procèdent souvent comme s’ils cherchaient matière, en articulant des éléments de réel sous une forme esthétique, à combler l’absence. Un poème, un roman ou même une chanson. Cette pratique à laquelle Chaher Mohamed Saïd Omar, artiste, poète et universitaire, ne déroge pas se réclame d’une bien triste nouvelle : sa grand-mère et de son oncle disparus en mer entre Ndzuani et Maore. L’auteur a à peine le temps de digérer la nouvelle que l’actualité lui rapportait les propos (« le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien ») d’Emmanuel Macron sur les kwasa. Des propos injurieux vis-à-vis des Comoriens, victimes gisant sous une frontière illégale et meurtrière.

Chaher a vu sa peine s’intensifier. D’abord la perte, puis le mépris. « L’actualité résonnait de manière très puissante », dit-il. Ecrire, s’impose alors à sa conscience meurtrie. Une geste urgente et doublement nécessaire : « Au le lendemain de la phrase de Macron,je me suis mis au travail pour accoucher de ce livre. J’ai voulu réagir à ça ! » Pas question pour l’auteur, une fois le texte bouclé, de le garder dans un tiroir, comme cela a été le cas, pour d’autres de ses écrits à caractère poétique. Ce dernier texte – une évidence ! – résonne telle une protestation face à l’injure macronienne. Il a donc vocation à sortir. Il est d’ailleurs assez vite lu sur un plateau, comme pour nourrir une catharsis à venir.

L’auteur promeut son livre.

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L’histoire, elle, colle aux basques du réel. Deux protagonistes embarquent à bord d’un kwasa : « L’Homme » et – sa mère – « La vieille ». Ils savent qu’entre eux et la mort le sort est scellé. Cette dernière quadrillel’espace, inévitable dans ses multiples formes. Symbolique d’abord, avec la fatalité qui pousse au départ. Les mots de « L’Homme » le disent : « Ce pays, c’est ma patrie broyeuse d’hommes. Il n’emporte avec la mer que les justes et laisse là toute la raclure […] Qu’importe, mon fils deviendra grand, mes filles aussi, mais à quoi à bon ? Ce qui les guette n’est pas différent de ce que j’ai connu, de ce qu’ils connaissent déjà ». Le départ lui-même sonne la rupture d’une part de soi : « On ne prend pas la mer sans être vidé de quelque chose, on ne part pas sans un manque de soi », confie l’auteur.

Puis la mort, hypothétique, tapie dans les profondeurs de l’océan. Face à celle-ci, « l’Homme » et « la Vieille » essaient de ressasser la vie passée dans une longue tirade, qui se déploie et s’enroule. Les paroles y fusent sans se croiser, chacun semblant isolé dans le temps qui est le sien. L’auteur sépare les moments du texte en cinq tableaux, comme dans un désir de baliser le mouvement. Une manière (peut-être) de poser un regard clinique sur chaque personnage. A bord du kwasa, il y a un « Capitaine ». C’est lui qui tient la barre du « vaisseau bientôt fantôme ». C’est un enfant de la mer, dont l’histoire est réduite à une transaction d’argent dans les circonstances présentes. Il reste un instrument dans les tragédies répétées en ces eaux : « Un instrument de la frontière, un instrument du mal », tranche l’auteur.

Image d’une maquette du spectacle en préparation, dédiée sur le mur dédiée au livre « Cette mer n’est pas la mer à boire » facebook.

Il arrive que certaines personnes s’imaginent les pilotes de kwasa comme autant de transgresseurs de l’oppression. Chaher, lui, leur refuse cet honneur. « Quel que soit le motif de son choix, il [le Capitaine] se finalise par être un bourreau. Toute personne qu’on interrogerait ne dirait pas que je le fais par bonté d’âme ou bonne conscience, mais parce que les temps sont durs. Il est bourreau par ce qu’il ne décide pas, les gens doivent traverser, il se dit « je le fais ». En ce sens il participe à la banalité du mal. Il est un rouage du mal », explique Chaher, qui, au passage, établit un parallèle entre son « capitaine » de kwasa et un personnage de la mythologie grecque.  Face à la tragédie des morts du Visa Balladur, il étaie son propos : « Tant que l’on n’a pas réglé la question juridique, politique et légale, tout le reste est superlatif ». Dans le livre, le capitaine sombre avec le kwasa, emportant une liasse de billets sous l’eau.

Sur la terre ferme, se prolonge la terrible nouvelle. Les personnages se précisent. « L’Agité » déploie les nattes comme le veut l’usage, « L’Assemblée des commères » s’en remet au Ciel, « Le Fils » refuse de perdre espoir : « Il n’est pas mort tant que nous n’avons pas retrouvé de corps » dit-il, parlant de « L’Homme », son père. L’absence est là, palpable. « La Pleureuse », plus rationnelle, déplore : « J’avais un frère, une mère… je n’ai plus personne ». Une situation ramenant à la question du deuil dans un archipel, où des milliers de noyés s’enfoncent sous l’eau, sans sépultures. Comment se vit la perte, lorsqu’il n’y a pas de corps pour se la représenter, lorsque les morts sont privés des rituels habituels qui les accompagnent en temps ordinaire, et que la mort devient tellement récurrente qu’on finit par la banaliser. Chaher Mohamed Saïd Omar souligne : « J’ai voulu en écrivant ce texte rendre cette mort moins accidentelleetcréer une solidarité à travers un drame qui touche tout le pays ». 

Chaher Mohamed Said Omar.

Le texte se range du côté de la poésie, baignant dans un lyrisme, exigeant plus d’écoute de la part du lecteur, emportant parfois loin du réel. Une volonté de l’auteur : «Je ne voulais pas qu’il [le texte] soit enfermé dans un message ». Il mise sur le ressenti face à une musicalité affirmée, réaffirmée. Il rappelle qu’il s’agit « d’une liturgie, écrite pour faire le deuil et donner naissance à un moi écrivant ». L’objet s’inscrit volontiers dans un parler spécifique : « J’ai écrit en me rappelant du lyrisme présent dans la manière de parler de ma mère et de ma grand-mère, à Anjouan. C’est cela que j’ai voulu traduire dans la langue française ». Pour restituer la réalité et l’imaginaire dans lesquels s’abreuve son inspiration, l’auteur garde plusieurs termes en shikomori dans le texte, signe de ce qui n’est pas transmuable dans l‘autre langue _ la française.  

« Je voulais dès le départ que le texte soit représenté, je voyais trois modalités créatrices en œuvre : danse, musique et le jeu d’un comédien. L’idée est de se retrouver à la confluence de nombreux arts ». Chaher comptait faire vivre le texte en dehors du livre, notamment à travers des collaborations développées avec une école primaire et un lycée dans le 11earrondissement de Paris. Il voudrait le voir représenté aux Comores : «Je voulais proposer ce projet-là à l’institut français pour le jouer à Anjouan». Toute une perspective empêchée par le confinement et par la situation sanitaire. En attendant, l’objet est là dans la promesse des mots. Et les ventes de celui-ci seront reversées à l’association comorienne Mvukisho Ye Masiwa, qui œuvre pour des causes humanitaires et contre les violences faites aux femmes. Une asso dans laquelle œuvre l’auteur lui-même.

Fouad Ahamada Tadjiri