Obsessions de lune en rappel

Comme pour un ultime rappel de la tragédie, Obsessions de lune/ Idumbio IV (Bilk & Soul), dernier livre paru de Soeuf Elbadawi, ravive la flamme autour des morts du Visa Balladur. Un quart de siècle après l’instauration du visa français dans les eaux comoriennes, les familles éprouvées ne savent que répondre face à l’iniquité de leur situation.

Mais parlons du texte, d’abord. Obsessions de lune/ idumbio IV entremêle des voix. Celle de l’auteur, celle d’un personnage fictif, ayant perdu son cousin, celles du pays profond, celles de gens indignés comme Glissant ou Mamère. Cette mise en perspective des voix est censée traduire la complexité de la tragédie du Visa Balladur, née du rapport à la domination d’un Etat plus fort sur un Etat plus faible. Le texte emprunte au shikomori, à l’arabe, au français, pour se faire entendre. « J’appartiens à un monde-carrefour, où la pluralité des imaginaires est à la fois une nécessité et une constance. On va dire que mon monde se nourrit à l’aune de toutes ces langues. Pourquoi vouloir le réduire à une seule possibilité ? Je crois d’ailleurs que certaines choses ne peuvent se traduire dans l’autre langue, sans risquer de se noyer dans l’imaginaire d’autrui. Ceci étant, la vraie langue reste celle de l’auteur, comme disait Beckett. Le français, l’arabe ou le comorien, ne sont qu’un moyen de la rendre intelligible ». Soeuf Elbadawi s’imagine en digne petit-fils de Babu, un comorien de Zanzibar, qui aurait, semble-t-il, inspiré le Black Panther Party. « Quelqu’un m’a dit, il n’y a pas si longtemps, que Babu, qui vient du même coin que ma mère[1], aurait été à l’origine de la fameuse phrase des Blacks Panthers : « By any means necessary ». Je m’en nourris pour parvenir au discours le plus juste ».

Le livre prolonge le mouvement initié avec Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents (Vents d’Ailleurs), prix littéraire des lycéens, apprentis et stagiaires de la région Ile de Franceen 2013. Il revient sur une tragédie de pays que les médias du monde entier font mine d’ignorer, par pur paresse, selon l’auteur. « Le silence est une gymnastique de maître. Les dominants excellent beaucoup en cette matière. Ils font en sorte de nous rendre inaudibles aux yeux du monde ». Les Comoriens eux-mêmes ne savent même plus comment expliquer ces morts du Visa Balladur. « Nous ne sommes mêmes plus capables de nous indigner. Il est plus facile pour nous de nous agacer de ce qui arrive à l’Amérique ou de ce qui émeut les Français. Car nous l’apprenons par le truchement de tous les grands médias de ce monde. Alors que ces mêmes médias ne parlent jamais de nous, à savoir que nous sommes devenus des clandestins en  notre propre pays ». Le scandale provient du fait que l’on meure « en voulant appartenir à son pays ». Une absurdité ! « Personnellement, je n’ai pas de réponses face à l’absurdité de ce mur. Mais je nourris des actions allant dans le sens d’une meilleure lisibilité des faits subis. L’écriture fait partie de ce travail ».

Obsessions de lune, le livre. Soeuf Elbadawi avec Rija Randrianivosoa et Christian Benedetti sur les scènes du Théâtre Saint-Gervais à Genève et du Théâtre Studio d’Alfortville en région parisienne. A la suite d’une représentation au Théâtre Saint-Gervais de Genève en Suisse, lors de l’édition 2017 du festival Mémoires blessées.

Obsessions de lune/ Idumbio IV a d’abord été un spectacle. Créé par l’auteur lui-même aux Nouvelles Zébrures de Limoges en 2014, il fait suite à une série de lectures-performances, faites notamment à Mayotte, au Centre universitaire. Il a été vu sur les scènes de Paris, de Saint-Pierre en Martinique, de Genève en Suisse, de Port au Prince en Haïti. La dernière version connue, avec Christian Benedetti dans le rôle de Soeuf Elbadawi et Rija Randrianivosoa à la guitare, a été à l’affiche du Théâtre Studio d’Alfortville et du MUCEM à Marseille. La situation étant ce qu’elle est entre la partie occupée et les autres îles de l’archipel, l’auteur a dû admettre que les quelques voix dressées autour de cette tragédie ne rencontrent que très peu d’écho à l’étranger. Il accuse les membres de la communauté internationale de jouer aux faux amis avec leurs 22 résolutions aux Nations unies. « Un comorien ne devrait pas avoir à combattre pour exister. C’est limite absurde. Aucun peuple ne peut être clandestin en ses terres ».

Bien que les paradigmes de l’occupation aient changé le paysage de l’archipel depuis 1995, l’auteur est de ceux qui pensent que la solution n’arrivera pas avec la seule amorce d’un dialogue à caractère bilatéral entre les Comores et la puissance occupante. « Il est faux, en effet, de penser que la communauté internationale n’a aucune espèce d’emprise sur nos réalités. Elle pourrait changer le cours des choses, si elle le souhaitait. Je préfère penser qu’elle choisit son camp, la plupart du temps. Nous ne faisons pas partie de « l’agenda ». Peut-être parce que nous n’avons pas trouvé l’art et la manière de nous faire entendre à la grande table des décideurs de ce monde. Nos autorités, à force d’inattention et de mauvais choix, finissent par nous rendre invisibles ». Il reconnaît que la France sait défendre ses intérêts dans cette bataille suspendue entre deux rives. « La France est entendue par cette même communauté internationale, d’où le jeu de dupes auquel nous sommes confrontés. Il faut savoir que nous, nous avons renoncé jusqu’à notre droit à l’existence. Nous misons souvent sur l’instinct de survie, au lieu de prétendre à une digne place dans les débats. Ce qui explique parfois le silence de ces mêmes organisations internationales, qui ne sont pas toujours au service de nos intérêts ».

Le public lors de la dernière du spectacle Obsessions de lune/ Idumbio IV, au Théâtre -Studio d’Alfortville en 2018. Lors du débat qui s’en est suivi avec la participation de l’association Mvukisho ye Masiwa.

L’auteur d’Obsessions de lune regrette la manière dont les siens cèdent à l’occupation. Il parle de l’hypothétique victoire des pro-coloniaux à Mayotte et de son goût discutable. « Ils pensent nous avoir à l’usure, alors qu’ils l’ont jusqu’à l’os, comme nous ». Il ne manque pas de nommer ces proches, qui détalent du regard, dès qu’on leur parle de résister à l’adversité. « L’utopie n’est pas forcément une chimère. Il est clair que la partie comorienne s’est endormie trop longtemps sur ces questions. Mais la messe n’a encore été dite. Qui peut dire avec certitude de quoi demain sera fait ? Nous sommes à 10.000 kilomètres de Paris, et je n’aime pas l’idée d’un échec sur nos existences. Donc il y a du boulot, et il faut bien que quelqu’un s’y colle. Dans ma petite vie, je n’ai jamais appris à renoncer à ce qui m’est cher. Ce pays, c’est tout ce que j’ai. A défaut de le défendre, je peux au moins dire que ce qui nous arrive n’a rien de normal. A chacun sa conscience. A chacun sa façon de dire non à l’oppression. Et il n’est pas normal que l’on devienne clandestin en son pays. Or, c’est ce qui nous arrive ».

Soeuf Elbadawi mise énormément sur l’écriture dans son combat. Au plateau, pour commencer. En librairie, ensuite. Même si les livres qu’il écrit sont parfois vues, selon lui, comme autant d’énigmes poétiques à déchiffrer. « Le shinduwantsi, à l’ombre duquel je me situe, est une tradition d’écriture, issue de nos traditions. Et on y écrit pour interroger le semblable, et non pour être décrypté comme un vulgaire pensum ». Soeuf Elbadawi se réclame pour le coup dans une forme d’opacité, en lien direct avec l’imaginaire d’un archipel déconstruit. Il comprend que certains lecteurs puissent s’interroger face à ce qu’il écrit, surtout lorsqu’on lui cause de récit éclaté, non ponctué, en rupture avec les conventions. « Chaque tragédie nécessite de trouver un langage, qui sied à sa complexité apparente. On va dire que la narration classique, avec sa ponctuation et ses limites syntaxiques ne pouvaient traduire la violence subie dans ces îles avec ces noyés. Il m’a fallu trouver un langage spécifique pour dire l’horreur du Visa Balladur. La poésie le permet, en éclatant toutes les règles enseignées, et en tenant compte de nos imaginaires ».

Interventions de l’auteur dans les écoles à Ngazdija en décembre 2020 à l’occasion de la sortie du livre Obsessions de lune/ Idumbio IV.

Son implication citoyenne dans le combat contre l’occupation d’une terre l’autorise, croit-il, à tenter un autre récit. « Mes écrits parlent de ce pays, de ses tourments, de sa volonté d’exister. A quoi serviraient mes mots, si je n’interrogeais pas les tragédies de ce pays ? L’histoire du Visa Balladur est la plus grande tragédie que ce peuple ait jamais vécue. Plus de 20.000 morts dans nos consciences. Il est question de dépossession et de déconstruction ». Il évoque l’idée d’une humanité à retrouver dans ce qu’il nomme comme étant le « shungu » hérité des ancêtres  : « Mon travail est une manière en tous cas de dire non à l’effondrement de l’archipel. Le silence orchestré autour de cette question devrait tous nous interpeller. Ceux qui meurent entre Ndzuani et Maore sont des musulmans comme nous, des Comoriens comme nous, des êtres humains comme nous. Comment peut-on les oublier ou feindre de ne pas entendre leurs cris ? Yafa kwasani uyendza. Nous avons une responsabilité envers ces morts. Et nous devons trouver le moyen d’agir contre ce silence ».

Pense-t-il à un retour de Mayotte dans son giron naturel, en le disant ? « L’île n’a pas bougé de la carte. Un pays, ce sont des hommes et une culture. La domination a déconstruit nos imaginaires pour mieux nous engloutir. Il faut qu’on soit capable de retisser du lien et de re-fabriquer de l’espérance. Il n’y a pas de raison pour que cela ne fonctionne pas ». Où l’on reparle du dominant et de sa puissance « avaleuse de vies ». Soeuf Elbadawi, lui, ne désespère pas : « Ce que le Conquérant a défait, nous pouvons encore le remettre à l’endroit. Nous avons encore du souffle dans les bronches. Mais il va falloir prendre le taureau par les cornes, si nous voulons voir la lumière triompher. Ce qui est sûr, c’est que nous risquons l’anéantissement, si nous renonçons à ce qui fonde notre humanité. L’Être-ensemble que nous inspire le shungu des ancêtres est la meilleure des réponses face à cette tragédie de pays, mais il ne doit nullement se figer dans le discours ».

Mouna


Image en Une : corps flottant à la suite d’un naufrage en lien avec le Visa balladur dans les eaux comoriennes.

[1] Abdurahman Mohamed Babu, figure révolutionnaire, vient du Baïdi à Badjanani, un quartier de la vieille médina moronienne, où est née la mère de l’auteur.