Le scandale du visa Balladur se poursuit, aujourd’hui, avec ses milliers de morts, sans sépulture. Le positionnement des autorités à la tête de l’archipel génère des situations inextricables, qui, étrangement, ne provoquent que très peu d’indignation au sein de la population. Où l’on reparle du silence face à la tragédie comme d’un mal condamnant le pays dans son ensemble…
Beaucoup de Comoriens se rendent à Mayotte, la quatrième île. Par le passé, les gens s’y rendaient pour des raisons familiales. Un mariage, un deuil, une circoncision. Par voie maritime ou aérienne. Il y eut ce moment, où des jeunes partaient pour satisfaire à leur besoin de distraction. Les mœurs y étaient plus « relâche ». Il était facile d’y faire la fête. Ces jeunes s’y rendaient le samedi depuis Ndzuani, y fréquentaient des bars, regagnaient leurs foyers, le lundi suivant. C’est d’ailleurs de cette époque, située au début des années 1990, que provient le nom (kwasa-kwasa), attribué aux moyens d’embarcation. Ils y allaient en japawa, lesquels japawa ont vite été rebaptisés kwasa, du nom d’une célèbre danse congolaise, qui faisait s’agiter les corps au même titre que ces pirogues d’un nouvel âge. Car les japawa allaient vite, secouaient tout sur leur passage, avec leurs moteurs surboostés.
Tout allait bien, pour ainsi dire. Personne ne parlait de traque, de poursuite, de clandestin, de traversée. Aujourd’hui, on parle de PAF, de naufrage, de noyés, de refoulements. Avant 1995, nulle procédure administrative n’était exigée pour aller à Mayotte. Des raisons à caractère géopolitique et militaire font qu’une autorité française, le premier ministre Edouard Balladur, décide en 1995 de limiter la libre circulation en ces îles, en instaurant une frontière entre l’île occupée et le reste de l’archipel, et en exigeant un visa impossible à obtenir auprès de l’ambassade de France à Moroni. Les candidats au voyage depuis les trois autres îles ne répondent presque jamais aux critères exigés. La plupart choisissent, selon l’importance accordée à leur déplacement, de se rendre à Maore, en empruntant des chemins de traverse, grâce au business improvisé des voyages en kwasa.

Des graffitis sur la traque menée par les services de la PAF dans les rues de Mamoudzou.
Ceux qui vont en kwasa jouent ensuite à la course-poursuite avec les agents de la PAF (Police de l’air et des Frontières) française. Les kwasa chavirent, en essayant de leur échapper. Les passagers se noient bien souvent parce qu’ils ne savent pas nager ou parce que l’embarcation se fracasse contre la barrière de corail. Plus de 20.000 morts comptabilisés en 25 ans. Au début, l’acceptation de cette frontière était du côté uniquement français. De nos jours, cette frontière se déplace dans l’imaginaire de l’archipel, dans la mesure où les autorités comoriennes l’avalisent plus ou moins, consciemment. En décembre 2019, Nabil Jaffar pointe ce fait du doigt dans un article[1] de La Gazette des Comores : « Le kwasa-kwasa qui est sorti de la zone de Hajoho aurait chaviré au large de Domoni, selon des témoins. Le nombre de passagers à bord, varie entre 13 et 17 personnes. On compte 9 et 12 morts […] des citoyens disent que la vedette a été chassé par l’Armée Nationale pour le Développement (AND), c’est d’ailleurs la cause du chavirement… »
Plus récemment, un arrêté du gouverneur de Ndzuani[2], Anissi Chamsoudine, interdisant l’entrée du Maria Galanta, bateau français transportant les « refoulés de Mayotte » à son bord, sans respecter la moindre mesure de sécurité anti covid (geste barrière , test PCR), a étrangement été annulé par les autorités, au niveau national. Ce qui a vite été perçu comme une manière d’encouragement de la part du gouvernement comorien envers ceux qui déportent, au nom du Visa Balladur. De nos jours, les paradigmes changent, certes, mais les morts continuent à nourrir les poissons, sur le bras de mer entre Ndzuani et Maore.
Partir est de toutes façons une obsession pour beaucoup. Jeunes et vieux se trouvent des raisons de déserter la partie indépendante. Prétendant fuir la crise économique et le chômage, ils paient leur passage au prix fort. Ceux qui sont partis ont beau leur expliquer qu’il n’est nul eldorado qui les attende là où ils vont : « Depuis ma naissance, témoigne Bahia[3], je vois et entends les gens parler de Mayotte. Tout le monde veut y aller. Certains de nos proches qui sont à Mayotte nous interdisent d’y aller, alors qu’eux-mêmes ne reviennent pas ».


Une pirogue aux couleurs de la France à Mamoudzou. L’arrêté du gouverneur Anissi Chamsidine à Ndzuani.
Ceux qui prennent le bateau pour des raisons de santé feignent d’ignorer qu’être sans-papiers à Mayotte est synonyme d’une vie de paria. « A cause d’une grossesse non désirée, confie Sara[4], ma copine est partie pour Mayotte avec l’espoir d’y accoucher en de bonnes mains et de bénéficier des papiers. Ce qui n’était pas du tout le cas. Ni son enfant, ni elle, aucun n’a eu de séjour. Elle souffre énormément. Souvent, elle sollicite notre soutien. Elle m’appelle en pleurant, me disant que la vie est gravement difficile là-bas ». Chaque semaine ramène son lot de noyés sur la rive. Récemment encore, la journaliste Faiza Soulé Youssouf parlait de « 3 morts et 11 disparus, dont 4 enfants et un rescapé, recueilli par des pécheurs de la zone »[5].
Phénomène déroutant ! Les rescapés sèchent leurs larmes le jour et réembarquent la nuit suivante, pour la même destination. Comme pour un comique de répétition. Les voyages en kwasa ont pris racine dans les consciences de l’archipel. Les mots du départ tournent en boucle dans les têtes d’un grand nombre de jeunes. Ceux qui survivent au naufrage s’installent ensuite clandestinement dans l’île occupée. Mais là aussi se posent d’autres questions, puisque la majeure partie d’entre eux résident dans des quartiers insalubres où la délinquance se développe à une vitesse exponentielle. Leurs rêves se noient assez vite, là aussi.
Il en est qui perdent pied sans retour : « Je devins un sans-domicile fixe (SDF), dit Nassuf. Des voitures et des toits, dont j’ignorais les propriétaires, me servaient de demeure ». « Les garçons comme les filles isolées, écrit MT Soly[6], s’initient très tôt et très vite à l’illicite, vendent leur corps et leur dignité, pour quelques euros ou un steak frite ». Il y a ceux qui vendent de la marijuana pour survivre. Les prix variaient entre 5 et 10 euros, selon la taille de la tige. Ils gagnent des sommes considérées comme importantes. Une source anonyme dit : « On encaissait jusqu’à 500 euros chaque deuxième jour ou encore 1000 euros au minimum par semaine ».


L’entrée de la préfecture de Mayotte. Des graffitis sur les rapports entre racisme et insécurité dans les rues de Mamoudzou.
Ces jeunes agissent en bande – filles et de garçons – organisée. Selon cette même source : « On sort en boite de nuit tous les mercredis, vendredis et samedis. Nos dépenses sont à hauteur de 100 euros par nuit. De l’argent qu’il faut récupérer coûte que coûte. Alors, nous avions une théorie qu’on bâtissait « bay », c’est-à-dire, donner des sous par la main gauche et les récupérer par la main droite. C’est une procédure à quatre étapes. Sur ce coup, il faut des filles complices. Première étape de leur travail, c’est de repérer les hommes étrangers – des Français, à priori – et de les approcher. Il faut les draguer, puis les convaincre pour qu’ils viennent boire et fumer avec nous. La deuxième étape est l’utilisation de la « chimique ». Les filles leur faisaient fumer du tabac ou des cigarettes mélangées avec de la « chimique » pour les soûler. La troisième étape consiste à vider tout ce qui est dans leurs poches : argent, téléphones, cartes bancaires. Puis, on les laisse partir ».
Le même parle des afters et des retours de soirée. « On rentre très tard. Sur la route, traînent toujours des « étrangers » ou des résidents ruraux, qui dorment dans leurs voitures, à cause de la fatigue ou de l’alcool. On saute sur l’occasion. On ouvre les portières, on retire ce que contient leurs poches, on fouille entièrement ces voitures. On vole les objets vendables comme pneus, batterie, radios, environ 5, 8 ou 15 téléphones, pour les vendre, le lendemain ». Tous les jeunes catalogués « sans-papiers » ou « clandestins » à Mayotte ne sont pas à blâmer, sans considérations. Certains se retrouvent d’ailleurs seuls à se débrouiller, parce que leurs pères et leurs mères sont régulièrement traqués et expulsés par la PAF. En mode survie, ils évoluent, comme dirait l’auteur franco-comorien Soly, comme autant de « chats sauvages » dans les ruelles de Mamoudzou ou Pamandzi. Des clichés, des préjugés et des étiquettes, leur collent aux basques. Tout le monde leur tourne le dos.
Dans un contexte où le « je suis » prend ses aises, où le « nous sommes » cesse de faire sens, insultes et mépris sont au rendez-vous, l’humiliation devient monnaie courante, le déni de soi, quotidien. Mais le silence plane sur ce petit monde. Même les hommes de droit n’en disent rien. Pourtant, il y aurait de quoi s’indigner. Le manque de liberté, la libre circulation entravée, l’obligation de transgresser une frontière imposée… Des problématiques qui devraient en inquiéter plus d’un. La justice, plus largement, reste muette, alors qu’il est question d’une tragédie de pays. A se demander si les habitants de cet espace archipélique souffrent d’amnésie collective, de schizophrénie, voire d’analgésie-congénitale?[7]
Ansoir Ahmed Abdou
Photo en Une : la rue des cimetières à Mamoudzou.
[1] N° 3547- Mardi 31 décembre 2019.
[2] Arrêté n°21-002/Gouv/I.A.N du 02 janvier 2021.
[3] Assistante du SG du Croissant-Rouge National des Comores (CRCO).
[4] Ressortissante de l’Institut Universitaire de Technologie de Comores.
[5] Al-Watwan, 01/03/20.
[6] Mohamed Mbae Soly ana MT Soly, Kwassa-Kwassa pour le paradis ou même pour l’enfer, 2017.
[7] Apathie totale à la souffrance ou douleur.