Tableau d’une déliquescence annoncée


Il y a un peu plus de 30 ans paraissait Le tournis d’Hortense Dufour à Paris aux éditions Grasset. Un témoignage de fin d’époque. Celle du rêve colonial qui n’en est pas un. Un récit sans fioritures qui nous amène au cœur des bas-fonds coloniaux, empreints d’amour et de haine, de mépris et d’ignorance. A Moroni en 1967…

Il y a un peu plus de 30 ans paraissait Le tournis d’Hortense Dufour chez Grasset. Un témoignage de fin d’époque. « J’assistais à la fin absurde du rêve européen : un légionnaire criminel pompait de l’eau où nageaient des rats devant les buissons de frangipaniers, tandis que le grand opéra traversait la fournaise pour entrer par les fenêtres d’un juge, le front appuyé sur ses poings, au-dessus du Code Napoléon ; assis sous un ventilateur éteint, alors que pourrissait une phrase de Malebranche, abandonnée depuis des mois sur un cahier d’écolière où étaient griffonnées des rêves de gloire : Ecrire. Percer le cœur des hommes tel cet archet suave, ce musicien mortel qui repousse ma mort d’encore quelques siècles… »

Une belle histoire également dédiée à l’éveil de l’amour [le vrai ?] sous les tropiques. Un roman d’apprentissage, qui s’achève en un bel hommage à l’écriture salvatrice. Un livre qui n’a rien de la chronique de voyage. Qui se lit plutôt comme une conversation appuyée sur les derniers soubresauts de l’empire déclinant. Nous sommes alors en 1967. Sur une île, Ngazidja, où tout n’est que regards et rumeurs. « L’île est une contamination de folie » annonce d’emblé la narratrice, qui déteste les îles. Île, prison, étouffement, qu’il faut néanmoins supporter aux côtés d’un père affecté là comme juge du tribunal de grande instance. « Vingt mois à attendre avant de retourner en Métropole ».

Derrière ses fausses lunettes de jeune fille en fleur en quête d’elle-même, la narratrice en profite pour ausculter les siens de très près. Ses compatriotes à peau blanche qui ne pensent bien évidemment qu’à se remplir les poches. « La maison de campagne serait au bout de leur séjour aux Comores. […] Les Français veulent toujours une maison et c’est pour cela qu’ils sont si faibles » fait-elle dire à Salim, anti-héros dans cette fable. « Des voleurs, ces types » accuse Marie Cocotier, la prostituée, qui fait ramper les plus valeureux d’entre eux dans son Bambou Bar. « Les mecs envoyés ici par la princesse ? s’esclaffe-t-elle, la « princesse » étant la république mère. La justice française sous la cabane bambou déguisée en code napoléonien… Ah, ah. L’enseignement en contreplaqué où le Comorien est moins considéré qu’un rat ? Tout ça c’est pour avoir des CFA et une carte de visite ». Rapport à « l’argenterie achetée sur le dos des nègres », elle n’en loupe pas une, la Marie Cocotier, bien que n’appréciant pas les Comoriens non plus. « Plus sale qu’un Comorien, j’connais pas, à part mes amants » bougonne-t-elle.

Hôtel Maloudja du temps des colonies et du Tournis. On pouvait s’y faire une idée du Bambou bar de Marie Cocotier…

La France se pavane ainsi sans grâce sous le soleil de Moroni. Avec en arrière-plan, ces soirées de petits blancs au destin harnaché à la Coloniale, n’espérant plus rien en l’homme, en l’Autre, en l’indigène, soumis et méprisé. « Au fond, qu’est-ce qu’un nègre ? commença M. Jean-Frank Kouglof [le représentant de la France à Moroni] Une espèce de mollusque dans la tête, trois idées de chez nous, un bout d’alphabet, des enfants à la pelle, des histoires infantiles au quintal, la puanteur des égouts et des exigences de pacha ». Mais le Comorien est-il un nègre ? s’interrogera le même, quelques phrases plus loin, au bout de sa cinquième bière. Après que l’un des siens aura fini de proclamer que « le cerveau d’un Comorien »égale « le quart de celui d’un rat ». Chaque scène nous rappelle [ici] au drapeau. Celui du Maître. Jusqu’à la choucroute servie par le régent aux hôtes comoriens. Par pure provocation ! Des ministres « apprivoisés », dont l’un insiste en toute bonne foi : « Nous n’aimons pas beaucoup le cochon, bien que nous soyons obligés de les supporter […] En général, quand nous recevons à notre domicile, nous nous efforçons de complaire en tout point à nos hôtes ». Peine perdue. Parole de « rat », parole-caillou. Surtout que les « Comoriens » de cette histoire, qui mangent moins bien que le chien du juge, ne doivent leur survie qu’à force d’« adaptation aux eaux saumâtres ». « toutes sortes » d’eaux saumâtres précise-t-on…

Les « Comoriens » sont ce « peuple qui n’espère rien, qui ne souffre pas […] A qui on ne donne rien. On s’arrête, on prend, on repart » affirme la narratrice. Qui parjure cette France sous les tropiques, comme on le ferait d’une espèce de « clafoutis » où surnagent « les noyaux, une espèce de mauvais gratin, croûte brûlée, cirrhosée, sous laquelle tremblotait sans qu’ils s’en doutassent la chaudière d’un volcan ». Son regard se veut de biais. « Je ne veux pas leur ressembler » annone-t-elle, tout en examinant froidement les états d’âme d’une situation politique sans retour, à travers laquelle « on » – le lecteur, malhonnête comme toujours – cherchera à confondre l’auteure elle-même, dont une histoire personnelle semble nourrir [ici] la fiction. Hortense Dufour, née fille de magistrat français et d’une musicienne italienne, en Charente Maritime, comme son héroïne, a vécu avec son « juge » de père dans ces îles, où elle a attrapé son « tournis » auprès de ces « Comoriens », dont elle retient le « regard de biche malade » et l’« insupportable odeur de crasse et d’huile de coco » dans le récit. Le tournis est un roman marqué par son temps. Un texte qui n’est ni post-colonial, ni post-exotique, consacré à une période lourde de ce monde en souffrance.

Œil aux aguets dans les salons expatriés et « répugnants de Moroni ». Observation froide des us et coutumes d’une communauté repliée sur elle-même, se persuadant de son bon droit, tout en en sachant que l’extinction des feux ne saurait tarder. Du moins, la fin d’une époque, où l’on imaginait, volontiers, les Comoriens sans cervelle. Un roman qui se lit bien souvent au présent de la première personne, ressuscitant des ambiances sixties, vécues entre Moroni, Itsandra et Mitsamihuli. Dans un décor d’ylang-ylang, de plages ensoleillées, de boutres et de pirogues, de villages foncés, hostiles, éclairés, brûlés « où errent des silhouettes en guenilles ». Exotisme du verbe par endroits, intrusion de mots issus du shikomori dans le phrasé, avec des approximations d’ordre lexical et anthropologique, terrifiantes, par moments.

La fille du juge, longtemps après.

Il y a là aussi la légende du légionnaire et de son Opinel. La « susu »[2] noire et son petit cul de métisse bâtarde. La nostalgie de l’expatrié blanc sous le soleil accablant de l’hémisphère Sud. Les beautés minérales et les bonheurs sauvages qui réconcilient l’homme avec la nature et font taire les murmures de l’Occident glacé. On notera la vanité des hommes politique du cru, à qui l’idée d’un monde qui change ne parle guère. Les vieux stigmates entre descendants de sultans et esclaves perdurent alors au quotidien. Demi-mensonges et petits malentendus, qui pourrissent les êtres en profondeur. « La brutalité d’enfants […] malodorants, vêtus d’oripeaux parfois nus » à qui l’aventurier blanc revenu de tout offre ses dessins et ses fantasmes.

Et puis il y a l’amour. Qui sauve de tout, rend plus humain, y compris lorsqu’il prend le visage d’une prostituée noire, elle aussi aux aguets. Monsieur le Juge le reconnaît sans effet de manches : « Hélas, que veux-tu que fasse un homme devant une noire femelle déterminée » ? Quant à celle qui raconte, elle s’y frotte et se révèle à elle-même. « Quand j’aimerais, j’aurais l’air d’une folle […] et le bonheur me fera cœlacanthe ». Car la passion dévore, fait de l’île le lieu de la rupture, où l’écrivain, « témoin des hommes », prend confiance et se libère de ses chaînes – « Réveille-toi. Prends la plume. Ne quitte pas ta voie. Traverse… » – d’autant qu’au bout du bout rien ne demeure, « sauf l’Art ». Ainsi va cet amour qui empêche de sombrer sous les tropiques et qui ramène à la vie par l’écriture. Ecrire n’est-il pas une forme de salut en soi ? Au tout début de cette histoire, la jeune femme n’a presque pas de nom. Elle est la fille du « Juge ». Ce n’est que longtemps après que s’imposera « Océan », ce deuxième prénom aux accents prophétiques, donné par une mère qui mise en la renaissance de sa fille par le génie de la plume. Un destin à rebâtir sur un lit de mots et de cendres issu de la fable des colonies rédemptrices.

L’écriture n’est donc pas qu’un exutoire pour Dufour. Elle sert même de lieu d’interrogation. « Océan » nous dit ce qui la remue, ce qu’elle n’admet pas dans ce voyage initiatique offert par le père. Puis elle constate la fragilité des destins insulaires et des cloisonnements, dus au prolongement des tragédies du passé, avant de se laisser transcender par l’affolement des sens et par l’amour qui sédimente la quête de soi en profondeur. L’appel du désir, après des nuits de doute et d’angoisse, la porte en son être intérieur. Et l’on entend ruminer la question ultime. Les hommes ne seraient-ils que des animaux en rut ? L’impression que le livre ne fait que nourrir l’espérance d’une femme à la recherche de son ombre, au travers de l’amour et de l’écriture. Entre dissolution de soi et renaissance. Les vrais combats mènent, soit à l’amour, soit à la mort. La fin du roman illustre bien le fait. L’héroïne rêve de Paris et de corps entrelacés dans des délires passionnels, pendant qu’un avion s’écrase à Moroni avec Aba, cette jeune naïade qui figure l’amour impossible, parce que prisonnière du passé. Dans l’imaginaire du pays, Aba tonne comme le nom du père. Le Tournis évoque l’année 1967. Et comme une réponse inespérée, le crash d’un avion provoque en 1968 le début du ras-le-bol colonial dans l’archipel…

Soeuf Elbadawi


[1] Article paru la première fois dans le n°68 du journal Kashkazi en décembre 2207.

[2] Prostituée.