L’avenue des Aygalades à Marseille porte désormais le nom du jeune homme tué en 1995 par les colleurs d’affiche du Front national. L’aboutissement d’un combat de 26 ans, mené par ses proches et amis, le slameur Mbae T. Soly en première ligne.
Vingt six ans ! Vingt six malheureuses années, passées à se triturer le cerveau, pour inscrire ce crime dans la mémoire collective. Ibrahim Ali était d’origine comorienne. Un label de bonne foi à Marseille, la cité des mille et des cents Comoriens de France. Saïd Mdrumbaba alias Soprano en vient. Salim Hatubou y a grandi. Saïd Ahamada y a construit son rêve. Claude Djibaba y force le respect. Le premier est star sur la scène hip hop, le second y offre sa gloire d’écrivain à une médiathèque, le troisième est député macroniste au nom de la diversité, le quatrième, quant à lui, est champion de France et d’Europe de boxe. Tous des enfants de famille immigrée, mais dont le dénominateur commun se retrouve dans cette phrase d’un membre du 3èmeŒil : « Marseillais, Comoriens… et Français, s’il en reste »[1]. Une identité à trois variables. A Moroni, on parlerait plus volontiers d’une identité de parendraru[2] ou comment multiplier les possibles d’une vie, au croisement des routes et des destinées.

Mbae T. Soly, lors de la commémoration à la mémoire d’Ibrahim Ali, en février 2010.
Marseille a cette force de rassembler les mondes en son port. C’est ici qu’ont débarqué les premiers Comoriens de France, dont les descendants portent encore les traces, tout en incarnant les théories d’un monde à la relation complexifiée[3]. Pleinement, et durablement ! Sauf que la France a parfois du mal à digérer cette part d’elle-même, synonyme de diversité amplifiée. L’histoire d’Ibrahim Ali rend ainsi compte des difficultés de ce pays, dès lors qu’il s’agit de digérer ses parts d’ombre coloniales, qui, à défaut d’être explicitées, nourrissent la haine d’une extrême-droite, bien raciste et violente. Ibrahim Ali n’est pas devenue une figure phocéenne, par simple accident ou par pur hasard. Il suffit d’interroger les quartiers populaires de cette cité pour comprendre où débute l’épopée. La vie fauchée de ce jeune garçon par des militants du Front national méritait d’être contée et honorée par les gardiens de la République et de ses valeurs. Cela fait exactement vingt six ans que ses amis et proches se battent en tous cas pour dire qu’en acceptant de partager cette mémoire, les élus de la ville annonceraient un monde où les barbares n’auraient plus leur place. « Français, s’il en reste ». Le 3ème Œil n’aurait pu dire mieux…
Sauf que désormais la République fait amende honorable, en rebaptisant l’avenue des Aygalades, où fut assassiné le minot en 1995. Tout le monde en parle comme d’une victoire inattendue des forces progressistes dans une ville, où le nouveau maire élu, Benoît Payen (PS), écrit une nouvelle page d’histoire française, où les enfants d’immigrés auront leurs noms transcrits, officiellement ; sur les murs de la nation : « [Ibrahim] fait désormais partie de notre patrimoine commun, de notre identité et de l’histoire de notre ville ». Ici est tombé un enfant de la République, a-t-il eu l’air de dire dans son discours, ce 21 février 2021. Ici, la patrie reconnaissante, lui répondent en chœur les enfants d’immigrés de cette ville, qui, désormais, se voient en dignes fils d’une patrie, qui, longtemps, a détruit celles de leurs pères et mères, de l’autre côté des Tropiques. « On n’oublie pas, on prend notre place » confirme Ahmed, un jeune de Belsunce. Il est de ceux qui sont nés français, qui souhaitent le demeurer, tout en n’effaçant pas les blessures et les stigmates liés à leurs origines. Par sa geste d’Ibrahim, Marseille reconnaît une place aux Comoriens et à leurs enfants dans « sa » mémoire collective.




Lors de la commémoration en mémoire d’Ibrahim Ali en 2010.
Ibrahim Ali n’est pas que Comorien d’origine. Mais c’est aussi la première fois que les Comoriens se sentent fiers d’être français à ce point. Que n’y a–t-on pensé plus tôt ?Les amis d’Ibrahim Ali en sont persuadés. Une page est en train se tourner, aujourd’hui. Et comme un signe des temps n’arrive jamais seul, Gaudin, l’ancien maire, qui a toujours refusé d’accéder à leur demande, est poursuivi au même moment par la justice pour détournement de biens publics. Les Comoriens disent qu’il y a un Dieu pour tout, et qu’il n’y est pas pour rien dans ce qui arrive aux ennemis des Justes. A chacun son fardeau ! Jean-Claude Gaudin inquiété, au moment où la gauche rassemblée en sa ville (Printemps marseillais) salue la mémoire d’Ibrahim, ce fils français, né de Comoriens. La patrie reconnaissante sait bien que rien ne sera plus pareil, désormais, en cette cité. Car des visages vont à nouveau sourire à l’idée que tout le monde n’est pas Pierre Giglio, Mario D’ambrosio ou Robert Lagier, ces trois colleurs d’affiches, qui, au service d’une campagne lepéniste, ont trouvé le moyen d’ôter la vie, d’une balle dans le dos, à un graçon de 17 ans. Ibrahim Ali et ses potes de B.-Vice (collectif rap) sortaient, ce soir-là, d’une répétition. Ils courraient après leur bus, et bam ! L’inacceptable ! Le FN et sa haine. Le FN, dont les ombres hantent encore les coulisses de la politique phocéeene.
Comme le confie Mbae T. Soly, fidèle compagnon d’Ibrahim Ali, qui s’est battu ces 26 ans pour sa mémoire, cette avenue rebaptisée rappelle à tous « qu’un minot [y] a perdu la vie parce qu’il était noir ». Le maire Payan (PS) ne cache pas sa joie : « Aujourd’hui, la ville de Marseille rend justice, en honorant un de ses enfants. Ce 21 février 2021 marque la fin d’un silence. Marseille renoue avec son histoire, en écrivant en lettres capitales le nom d’Ibrahim Ali, sur l’avenue qui traverse une partie des quartiers Nord, des quartiers depuis trop longtemps ignorés ». Et Mbae T. Soly de lui répondre par un slam, résonnant telle une prière citoyenne : « Et l’on se met à rêver tout haut/ De renouveau des sentiments, des valeurs/ D’apaisement des âmes et des cœurs/ D’une ère de changement où le vivre ensemble/ Ne sera plus un slogan creux ». Avant ce 21 février 2021, il y avait eu ce premier geste en 2020, en bas du quartier de la Savine. Un rond-point, inauguré en hommage à Ibrahim. Lentement, donc, la mémoire se reconstruit. Avec les amis d’Ibrahim comme gardiens d’un nouveau récit à inscrire au fronton de la République : « Nous ne baisserons jamais ni les yeux ni les bras ». Une promesse faite à l’ami fauché, qui aurait tout aussi bien être faite aux Comoriens enterrés au cimetière de Saint-Pierre ou aux fantômes du 14 rue du Bon Pasteur, là où débarquaient les premiers marins comoriens de la ville, il y a plus de 60 ans.
Med
[1] Entretien accordé par le groupe de rap underground à Soeuf Elbadawi/ RFI.
[2] Carrefour.
[3] Cf. Glissant et la créolisation.
L’image en Une est empruntée au blog de Mbae T. Soly.