C’est l’histoire d’Abiamri, 25 ans, et de Yasser, 33 ans. Le premier s’est très tôt surnommé Makinz : « Je trouvais que ça sonne ». Le second, lui, a attrapé son blaze – Tcharo – dans une comédie de Bollywood. Tous les deux roulent pour le label Swana Studio à Moroni. Ils peignent, graffent et tissent des récits de vie, haut en couleur sur les murs. Rencontre à la suite du dernier Fuka Fest à Mirontsy, où ils ont réalisé deux magnifiques fresques. Ils sont jeunes, ont l’air apaisé et sourient à la vie.
Peintre, graphiste, designer, Tcharo a commencé à griffonner sur papier dès l’âge de 6 ans, sans savoir où allait le mener son penchant pour le dessin. Il lui aura fallu des années, avant de rencontrer celui qui allait donner sens à ses envies. Celui à qui il doit sa fougue et sa rigueur au travail. « Cela fait un peu plus de dix ans que j’ai compris l’intérêt de ce que je fais grâce à lui ». A la base, il attrape sa passion pour le graf sur le net. Les lettrines bien alignées sur les murs. La dimension sauvage du geste. La sensation de liberté qu’il s’imagine et qu’il essayera, plus tard, de retrouver à chacune de ses œuvres. De quoi stimuler son esprit et ses envies.
Son collègue, Makinz, se souvient de sa toute première fois en public. Une performance lors d’une journée de la francophonie à l’Alliance de Moroni. 2m2de pan de mur à nourrir en live en 4 mn. Un vrai kif pour celui qui, maintenant, a cinq années de métier derrière lui. Makinz repense à ses croquis d’enfance : « Ce qui me plaisait au départ, ce sont les dessins animés ». Il cite Son Goku, le héros de Dragon Ball, en exemple. Un personnage de manga, apparu en 1984, plus de 10 ans avant sa naissance. « J’achetais même ses figurines, tellement ça me faisait kiffer. Mon oncle en dessinait. J’essayais de faire comme lui ». Tous deux – Tcharo et Makinz – font leurs premiers pas d’artiste auprès de Socrome, leur mentor. Une signature aujourd’hui consacrée dans le monde du street-art, qui les prend vite sous son aile.
« C’est grâce à lui que je maîtrise un peu de cet art, désormais ». Socrome – Hakim Idriss, de son vrai nom – et Tcharo se sont d’abord rencontrés sur la toile. Par l’intermédiaire d’un autre compagnon de route de Swana Studio, Hamou. « C’est lui qui a vu mon travail et qui en a parlé à Socrome ». Le net leur sert de passerelle de mise en relation. « Je travaillais dans mon coin. Socrome, c’est ce qu’il m’a dit, a repéré un de mes objets dessinés. J’étais alors à Ndzuani. Il a demandé après moi. Et à mon retour, on m’a filé ses coordonnées. Je l’ai donc contacté sur facebook ». Effet d’une génération connectée. « On a commencé à échanger. Cela a duré un an, au moins. Puis il m’a proposé de me joindre à son projet. Et j’ai tout de suite dit oui ». Socrome ou la révélation ! Tcharo change alors d’univers, en attrapant un savoir-faire et en gagnant sa vie avec.






Tcharo & Makinz en pleine création sur le mur de l’école primaire Soirhane de Mirontsy, lors de l’édition 2019 du Fuka Festival à Ndzuani.
Art de rue, art éphémère, leur médium d’expression aurait pu les cantonner à la marge. « Mais les gens commencent à bien comprendre ». Le fait de pouvoir en vivre change déjà la vision que l’on peut en avoir dans un pays où être artiste (mswaînshi) revient parfois à conjuguer des rêves impossibles. « Même si les gens ne sentent pas tous l’intérêt de la démarche, le peu que nous produisons nous procure une certaine satisfaction. On en voit le résultat », confie Tcharo, serein. « C’est pour ça que je dis qu’on en vit ». Et ce, malgré un entourage – pour Makinz – peu intéressé au départ. Ainsi se souvient-il des pressions du début : « Les parents m’engueulaient, trouvaient que cela nuisait à mon assiduité à l’école. Ils étaient choqués, lorsque j’ai pris la décision de me consacrer à la peinture. Mais la confiance que j’avais m’a permis de tenir face à eux. J’étais persuadé que mon avenir se jouait là ».
Depuis, les tensions se sont apaisées. « Ma mère voit bien qu’elle peut compter sur moi, grâce à ce que je fais dans le street-art. Si elle veut réaliser un projet, elle sait que je peux la soutenir, grâce à ce que je gagne. Elle voit que j’ai évolué dans ma façon d’être. Elle reconnaît que ce travail ne m’a pas perdu en chemin. Mais c’est vrai qu’au début, ils n’étaient pas très convaincus » raconte Makinz, qui s’est arrêté en 2nde au lycée. « Ce n’était pas à cause de la peinture. Je faisais du business, et gagnais de la thune. Ça vous tourne la tête à force. En fait, je faisais du porte à porte à l’époque avec des fringues. C’est comme ça que j’ai lâché l’école. Puis je me suis rendu compte que j’avais une autre corde à mon arc. Je me suis donc concentré, et je crois bien que je m’en sors pas mal, aujourd’hui ».
Tcharo, lui, a arrêté l’école pour des raisons de santé. De vieilles migraines, traînées depuis l’enfance. « Quand j’ai quitté l’enseignement général, j’ai opté pour une formation en informatique. Quelque chose de pratique. La famille n’a posé aucun souci. Ils m’ont soutenu. Et je dessinais, je faisais mon informatique. Je faisais les deux. Ce qui m’a aidé, vu que j’utilise pas mal l’ordi en design et en graphisme ». Dans sa famille, aucun mauvais souvenir, donc. « Jamais connu le moindre rejet », bien que personne parmi ses proches n’ait vécu une expérience d’artiste avant lui. Technicien, son père était plutôt dans l’entretien des clims. « Je n’ai pas d’antécédent familial dans le domaine. Je n’en connais pas ».





Tchador & Makinz en rencontre scolaire, lors du Fuka Festival à Mirontsy en 2019.
Tcharo a ce quelque chose du pionnier, qui continue à surprendre autour de lui, d’autant que le street-art (qui l’occupe) ne correspond pas aux canons de l’art que l’on consacre (traditionnellement) dans le pays. Makinz, lui, a déjà tâté du classique tableau de peinture, avant de chercher à libérer toute la puissance de son art sur des murs. « Grâce, toujours, à Socrome, dont les traces, sur les murs ici, interrogent encore. C’est lui qui a ramené le graff à Moroni. Personne n’en faisait avant lui. Et il y avait comme un rêve à pouvoir suivre ses traces. Je me souviens d’une époque, où je m’autorisais à rajouter des motifs sur ses œuvres dans les rues de Moroni avec de la craie ». L’envie de se fondre dans l’œuvre du maître, avant de le connaître ? Pas que.
Makinz est de toutes façons fasciné par les murs de graff depuis son plus jeune âge. « Une œuvre de street-art vous expose à la rue. Un tableau s’adresse à une poignée de gens, qui vont se rendre ou pas à votre expo à l’Alliance, s’ils sont au courant de l’événement. Alors que dans la rue, tout le monde mesure votre travail. Qu’on l’apprécie ou pas, on le voit. En plus, je fais beaucoup de rencontres, quand je crée dehors. Des gens normaux comme des gens dits fous viennent me causer. Une expérience qui me fait sérieusement kiffer ». Tcharo parle, quant à lui, d’une question d’échelle et use d’une métaphore concrète : « Il y a ceux qui apprennent à conduire de petites voitures, et ceux qui attaquent la conduite par les grandes. Dans touts les cas, ce sont des œuvres, et chacune a son importance. On peut aussi pratiquer les deux médiums. Passer du graff à la toile. ».
Il arrive que quelqu’un leur fasse commande d’un tableau. Tcharo n’y voit pas d’inconvénient en soi. « Seulement, il y a un truc évident. En nous voyant travailler au dehors, les gens comprennent mieux notre démarche. Ce n’est pas comme si tu faisais ta peinture dans ton coin tout seul. Par ailleurs, une peinture sur toile, tu peux la ramener chez toi, sans que tout le monde ne la voit, alors qu’une œuvre de street-art a vocation à être vue par tous ». De la générosité des murs et de la poétique qui s’en dégage, Tcharo pourrait sans doute parler, des heures durant, lui, qui, pourtant, semble si discret, au premier contact. Les deux sont d’accord sur une évidence : les artistes n’ont rien du prophète en ce pays qui est leur.




Une fresque signée Makinz sur le mur de l’ASCOBEF à Mirontsy, lors de l’édition 19 du Fuka Festival.
Makinz insiste sur la déconsidération.« Quelqu’un peut te proposer trois francs six sous, parce qu’il considère qu’un panneau dessiné n’a rien d’un boulot extraordinaire. Beaucoup ont du mal à voir l’exigence et le temps qu’on y met ». Il signale un malaise. « Il y a des artistes qui renoncent, à force. Je me demande à chaque fois si c’est à cause de l’argent ou du manque de conviction ». Le pays et son économie ingrate sont souvent pointés du doigt dans le secteur de la culture. Mais Tcharo se veut terre à terre : « Il y en a qui voudraient continuer, mais qui n’en ont pas les moyens ». Pour lui, il y a aussi un retard à l’allumage : « La plupart des gens gens ne voient pas encore l’intérêt de la chose artistique. C’est ce qui explique le manque de considération et de soutien ».
Sans doute que tout cela aurait un autre sens, si les artistes se figuraient dans un même élan au service de la création. « Dans le street-art, nous ne sommes pas si nombreux, note Makinz. Sur la scène comorienne, en général, rares sont ceux qui œuvrent ensemble. Socrome, et je n’essaie pas de faire sa pub, est un cas à part, sur le plan collaboratif. Il nous a montré le chemin. Il a cherché à bosser avec les rappeurs, les calligraphes, monté des collectifs. Et il continue à le faire. Il y a plein de traces de ce qu’il a fait avant qu’il ne nous rassemble ici ». Il ne tarit pas d’éloges au sujet du patron de Swana Studio. « Mais pour les autres artistes, c’est globalement chacun dans son coin. De temps à autre, quand il y a un événement, ça se retrouve, ça parle, parce que les gens n’ont pas d’autre choix que de se retrouver ».
En même temps, Socrome est le seul qu’il ait vraiment côtoyé. « Il fait un travail de relais que je ne vois pas d’autres faire. Je le connais depuis que j’ai eu 7-10 ans, et me voici oeuvrant à ses côtés. Demain, il est possible qu’un autre nous rejoigne ». Une leçon de générosité dans un pays où les créateurs se laissent facilement déborder par les incompréhensions et les querelles de génération : « Si les artistes entretenaient les liens entre eux, on évoluerait tous plus vite, on irait plus haut. Mais on n’a pas une grande tradition d’entente entre les artistes. Quand je faisais mes ateliers, gracieusement, au CCAC, j’emmenais mes feuilles, mes crayons, mais je ne rencontrais pas d’écho, m’encourageant à poursuivre l’expérience ». Affaire de délitement, de conscience et dépoque. « On dirait presque que les anciens n’apprécient pas de voir les plus jeunes arriver, s’étonne Tcharo. La jalousie et la mauvaise volonté n’aident pourtant personne à décoller ». Un constat rude, mais assumé. « Ce qui m’apaise, c’est de savoir je me sens bien depuis que je fais ce métier. Il me préserve d’un tas de choses pas très cool. Je sens aussi l’avenir, qui arrive ».
Soeuf Elbadawi