Uropve 16 est sorti de presse

Le journal comorien, qui célèbre bientôt sa sixième année d’existence, titre sur la notion de service public. Il s’intéresse à la fois à la façon dont le citoyen piétine les communs, et à la façon dont le système le broie dans ses attentes. De l’Etat et de ses missions au sentiment de dépossession du citoyen, ce numéro 16 questionne notamment la défiance qui en résulte. Un numéro à lire pour saisir la complexité de ce pays rongé par la crise, à force de dérégulation.

On pourrait l’affirmer, sans trop se tromper. Les contributeurs du dernier Uropve ont cherché à ruser avec le temps. Ils n’ont surtout pas voulu désigner la violence institutionnelle dans toute sa rigidité. Ils se sont contentés d’en nommer les contours, notamment avec un texte consacré aux caméras du ministre de l’intérieur dans l’Etat de l’Union des Comores. 18 caméras posées dans la capitale pour garder un « œil orwellien » sur ses habitants. Une nouvelle façon pour le régime de restreindre les libertés du citoyen, sans doute. « Ce contrôle des corps à des fins sécuritaires peut être néfaste à la liberté de circuler. Il peut aussi servir à semer de la terreur, quand le besoin s’en ressentira » argumente un ancien militaire.

L’absence d’une législation spécifique et d’un avis concerté sur la question fait craindre le pire. La peur des forces de l’ordre n’annonce rien de bon à la population qui voit fleurir ces poteaux-filmeurs sur les grands axes de la ville. Il est question de sécurité publique, mais aussi de contrôle de l’espace public. Interrogé par Uropve, le même militaire expose un fait indiscutable : «  Aucune police, aucune armée, n’ont protégé un président dans ce pays, au point de lui éviter la mort. Elles n’ont jamais eu que les moyens de faire trembler le citoyen ». Mais alors, à quoi servent ces caméras que d’aucuns disent de « Kiki » ? Telle is the question, 2022 étant une année-charnière. Le pouvoir serait-il en train de museler ses ennemis de l’intérieur, avant de poursuivre sa longue mue vers plus d’autoritarisme ?

Sur la place de France à Moroni.

Ce numéro 16 se penche sur la fonction publique, en partie. Sous la plume de Saindou Kamal’Eddine, le journal scrute de près les limites de l’institution. Avec cette question en arrière-plan : « Comment le citoyen peut-il être disposé à ruiner l’Etat qu’il prétend défendre contre ses fossoyeurs ? » La manière, dont certains citoyens ont pillé sans scrupules les dispositifs mis en place par l’Etat, à la chute du régime soilihiste, annonçait, selon lui, un phénomène de prédation, sans pareille, dans cette société si rétive au centralisme jacobin, hérité de la colonisation. « La carence de cet état à assurer les missions de service public, dont il dit être le garant, renvoie en miroir le modèle prépondérant de l’identification du Comorien à son village, lieu de son appartenance et dont le modèle d’organisation l’engage parce qu’il lui procure satisfaction. Pour ce Comorien-là, l’Etat est, à l’inverse, le lieu des intérêts particuliers, d’une minorité de privilégiés, et ne peut donc être en même temps celui qui garantit le bien de tous » est-il écrit.

Les stratégies inventées par le citoyen dans sa volonté de dépouiller le service public laisse quelque peu  songeur. Des temps des na riile aux tentatives de mise en perspective d’un échec collectif par la Cour des comptes, en passant par les tragiques années du Plan d’Ajustement Structurel, le constat effectué par Saindou ramène un même et rude constat : l’Etat reste l’ennemi à abattre, et la fonction publique « le lieu par excellence des intérêts particuliers ». L’endroit où l’intérêt général recule le plus, malgré des tas de réformes, réalisées à l’aveugle. L’exemple du régime soilihiste inaugure la perspective des échecs dans ce récit. « Le Mongozi pensait créer une nouvelle administration au service du peuple, respectueuse de la chose publique. (…) Mais plutôt que de renforcer un service public par des règles organisationnelles, une exigence éthique et des compétences professionnelles, le pouvoir gérait sur fond de contraintes et de délation des comités révolutionnaires ». On sait comment cela a fini…

Le Mongozi Ali Soilihi aux fers, au lendemain du putsch de la bande à Denard.

Le retour aux privilèges et les recrutements partisans  de l’époque Ahmed Abdallah annoncent le chemin conduisant droit aux injonctions des institutions de Bretton Woods durant les années Djohar. L’instauration du PAS a été un grand moment de défaite collective. « Le PAS, en termes d’organisation et d’efficacité, n’eut aucun effet structurant sur le fonctionnement global de l’administration publique. Malgré la libéralisation des entreprises publiques, auparavant aux mains exclusives de l’Etat, les résultats escomptés, en matière de bonne gestion, n’ont pas été au rendez-vous. Les plans de réduction des effectifs n’ont duré que le temps dudit programme. Les agents qui ont accepté un départ volontaire, moyennant un pécule suffisamment important pour réussir leur conversion dans le privé, ont réussi à revenir par la petite porte à leurs précédents postes, sans aucun remord sur le fait d’avoir détourné de l’argent public, par ce double jeu manifeste ».

Les gouvernances locales et leur politique sont également mis en question ici, à l’mage de l’expérience menée par le gouverneur Anissi Chamsoudine, lors de son premier règne. Il aurait initié des principes et des valeurs, induisant d’autres stratégies possibles de développement. « L’île n’a pas réglé ses soucis d’effectifs et de masse salariale pour autant, mais elle a retrouvé le chemin de la méritocratie et de l’équité. Des valeurs rares dans l’administration et sur lesquelles peut se fonder une nouvelle éthique ». L’auteur n’oublie pas les situations les plus récentes et les plus sectorielles, à l’instar de ce qui se passe au sein des douanes nationales. La nouvelle direction bouscule des habitudes. « On peut y lire une volonté de mettre fin à une culture endogène de corruption et d’impunité, qui anéantit les performances de l’administration centrale de l’Etat depuis des années », avance le journaliste. Une volonté contrecarrée, à commencer par les corporations du personnel des douanes, elles-mêmes.

Ainsi Chamsoudini, dont le régime développait le concept du Ndzuani Gold.

Uropve n°16 donne la parole à Afraitane Abdulhamid, SG du gouvernorat de Ndzuani, dans son cahier central. Relisant l’expérience des soilihistes, dont il était proche, Afraitane reconnaît que leur politique n’a pas été effective : « Le régime a bousculé des habitudes. Mais les gens n’ont pas perçu cette transformation, tout de suite. Les Comoriens avaient toujours l’administration coloniale en tête. Obéissant par peur du pouvoir ; ils se disaient juste qu’elle avait changé de mains ». La vision soilihiste à ses yeux « ne consistait pas à apporter des réformes techniques à une fonction publique coloniale, mais à créer une toute autre administration répondant aux réalités et aux intérêts des Comoriens ». Un objectif qu’elle a eu du mal à atteindre. Ce qu’Afraitane explique socialement, par une perte des repères. « Le Comorien ne parvient lui-même pas à s’identifier, ni à se prendre en charge », pris en étau qu’il est dans le bloc d’héritages des coloniaux et des féodaux.

Un article de Kamardine Soule insiste sur « un cas de service public déchu », celui de l’eau et de l’électricité. « On demande aux Comoriens de prendre leur mal en patience. Payant leurs factures, tant bien que mal (les temps sont durs), les usagers se retrouvent pressés comme des citrons, avec un prix du kWh qui ne cesse d’augmenter et l’introduction de nouvelles taxes. Prestations compteur, redevance audiovisuelle ». Soule souligne la manière dont on culpabilise ensuite le consommateur, qui paraît très peu protégé par les dispositifs de défense citoyenne et les ligues d’indignation évoluant dans le pays. Un constat qui rejoint, en passant, le positionnement du poète-médecin Anssoufouddine Mohamed, qui, avec précaution, s’attarde sur l’absence manifeste de recours pour le citoyen : « A qui s’adresser, lorsque le pire advient dans des logiques marchandes impitoyables, alors que l’Etat persiste à s’inscrire aux abonnés absents ? » Il parle de déshumanisation, le citoyen étant devenu un « jouet » pour un Etat, « qui ne lui assure, ni santé, ni éducation, ni justice, ni sécurité ». En ouverture du numéro, un texte de Soeuf Elbadawi, résumant d’un trait l’état actuel de tous ces débats. « Il en résulte, écrit-il, une défiance permanente pour tout ce qui touche de près ou de loin  à la gestion des communs. Un danger pour la démocratie… »

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