A quelques pas de Volo-volo, l’Al-Camar s’improvise un destin de « bazar dimanche » depuis la fermeture de Studio1, premier studio d’enregistrement à Moroni. Des marchands occupent la devanture de la bâtisse[1], dos à la barrière métallique, empêchant l’accès à la terrasse. Sur cette dernière, de la marchandise entreposée ici et là, jusqu’au niveau du bar.
Studio1 figure une partie de l’histoire du son à Moroni. A la fin des années 1960, les premiers enregistrements se tiennent à l’ORTF[2], devenue Radio Comores, à l’indépendance. Certains se rappellent des enregistreurs à bande magnétique des studios 54 et 55. D’autres, de l’émission Habari zo Ngazidjani, de l’animateur radio Abdallah Mansoib. Ce dernier, avec son Nagra, arpente les localités de l’île, pour capter les orchestres en cession live de twarab. Puis les diffuse à la radio. Habitués à toujours disposer d’un poste allumé dans le foyer, les Comoriens ne laissent pas cette musique sans auditeurs, selon le journaliste Ben Abdou. Au fil du temps, les orchestres se font nombreux, encouragés par les associations villageoises qui les équipent en « instruments modernes ». Face à cet essor, la radio nationale ne peut accueillir tout le monde. Zidini Dojo, ancien technicien à l’ex Radio Comores, argumente : « Ceux qui étaient à proximité de Moroni avaient un accès facile à la radio. Ce qui fait qu’Asmin Dahalani de Mde y a beaucoup d’archives, ou ceux de Ntsudjini ».
L’arrivée, à Moroni, d’un studio d’enregistrement indépendant dans les années 1980 n’est pas en tous cas pas vécue comme un luxe. En 1987 naît Studio1 : « C’était un espace pour les artistes, pour enregistrer et se faire arranger leurs morceaux », explique Abdallah Chihabi, ancien directeur. Actionnaire, Abou Oubeidi évoque un autre objectif : « Sauvegarder tout ce qui n’avait pas été enregistré correctement ». Une passion de la musique remontant à l’époque des Anges-Noirs[3] pousse ces amis de toujours à miser sur le son. « Il y avait moi, Salim Ali Amir, Abou Oubeidi, Hachim Mabbosta et Aboubacar Cheikh », énumère Abdallah. Il revient sur les débuts du projet : « Etudiant à Paris, je faisais des tournées avec mon frère [Abou Chihabi]. On a fait les premières fêtes de la musique, les premières parties de Julien Clerc, de Manu Dibango, et j’ai enregistré mon premier vinyle, une expérience qui m’a inspiré ». Il s’achète un quatre pistes avec lequel il s’enregistre dans sa chambre de bonne. Salim Ali Amir parle de déclic : « En France, je fréquentais Daniel Yvon, il avait un petit studio, j’y ai fait ma première cassette, Mdjewiri. Je me suis dit, c’est pas possible, avec ce petit truc ! Et aux Comores on n’a pas de studio. J’ai décidé d’en ouvrir un. J’en ai parlé à Abdallah. Il m’a dit, Salim, j’ai la même idée ! Abou Cheikh a la même idée ! Pourquoi ne pas travailler ensemble ? »



Images d’archives, figurant l’arrivée de Studio1 à Al-Camar. Sur l’une des photos, Abdallah Chihabi accueillant l’anthropologue Damir Ben Ali. Sur la troisième: Abdallah Chihabi, Salim Ali Amir, Abou Cheikh, Hachim Mabbosta.
Les trois rentrent à Moroni et s’associent avec Abou Oubeidi et Hachim Mabosta : « des amis de confiance ». « Chacun a mis de l’argent pour acheter le matériel. Du Tascam. Un magnétophone analogique à huit pistes, une table de mixage, un magnétophone à bande pour le mixage, les périphériques, etc. » Ils louent un local au quartier Djomani, qu’ils finissent par acheter pour 6 millions fc[4]. A croire que les affaires se précisent. En effet, la maison ne met pas longtemps à convaincre. Elle produit Chamsia Sagaf : « On s’est dit, il faut lancer une femme pour marquer un tournant, raconte Salim, et on a appelé Chamsia. On a écrit ses chansons, la musique, les arrangements ». Après, « les gens ont compris que ça n’avait rien à voir avec ce qui se faisait à Radio Comores », poursuit Abdallah. Il résume : « A Radio Comores, on faisait du ping-pong », technique connue pour générer un souffle dans les sons. Des noms comme Adina, Ali Affandi, Abou Chihabi, Soulaiman Mze Cheikh, Sambeco enregistrent leurs premiers albums à Studio1. La perspective de se voir arranger sa musique attire aussi. Surtout les groupes de twarab, selon Salim : « Partout, on compose des chansons de twarab, mais un musicien de scène n’est pas un musicien de studio. Ils me ramènent les morceaux à Studio1, j’écoute, je dis : la guitare n’est pas bien, tel accord sonne faux, la basse c’est pas ça. J’arrange. Je fignole ».
Salim sourit, en se remémorant : « Moi qui ai fréquenté Boul, Abdallah Chihabi et Mohamed Ali Mohamed, si je donne au musicien une phrase à la guitare, je sais ce qu’il en tirera. Il va la relever, et la fois d’après, quand il reviendra, son jeu va s’améliorer ». Pour Abdallah et Salim, « Studio1 a joué le rôle d’une école de musique ». A Djomani, la maison de production grandit. En 1999, ses acteurs investissent Al-Camar. La salle est délabrée, livrée à elle-même depuis la fin d’activité de Ciné-Comores[5]. Ahmed Mohamed Djalim, actionnaire de cette entreprise, cherche pour Al-Camar, un nouveau locataire, afin de préserver les lieux. « Il est venu nous voir, raconte Abdallah, nous disant voilà l’Al-Camar est complétement délabrée, vous faites beaucoup de choses, pourquoi vous ne la prenez pas ? » Hésitation : « On n’en avait pas les moyens ». Mais Mohamed Djalim insiste, bienveillant : « Il nous a dit non, prenez le lieu et on verra par la suite ». Ce que fait Studio1, sans signer de contrat. Les deux parties s’appuient sur un accord tacite[6]. « On était enthousiasmé, on n’a pas réfléchi à la suite des choses », admet Abdallah. Constat d’état des lieux oblige, Saïd Issilam, huissier, rédige un rapport faisant état d’une maison complétement sinistrée. Après quoi, débutent les travaux de réhabilitation. « Studio1 a engagé durant 6 mois des travaux de réparation et de réhabilitation du bâtiment, grâce à la vente de son petit local, sis à Djomani, ainsi que des emprunts auprès des banques », lit-on dans un document d’archive. « On a tout refait, rideaux, lumières, assises, toilettes, système électrique, tout ! » martèlent Abdallah et Salim. La facture s’élève à 14 millions fc.



Abdallah Chihabi, Salim Ali Amir et Soubi.
Studio1 rouvre dans ses nouveaux locaux, profitant pour élargir son champ d’action[7]. Il investit dans une agence d’événementiel, une salle de concert équipée et une station radio – présente depuis l’époque Djomani. « Nous étions incontournables, avec la logistique et les techniciens qu’il fallait », lance Abdallah. La radio – « outil sensible » – n’émet que de la musique et quelques émissions que leur transmettent RFI et Francophonie diffusion. Au sortir du studio, les musiciens passent sur la 101.2 FM, dont les ondes couvrent une bonne portion de l’île. Un succès ! « Surtout auprès des jeunes », précise Ben Abdou (Radio Comores). Il évoque combien la station Studio1 devient pour lui une source d’émulation : « Ça me faisait un peu peur, je devais être inventif pour rivaliser, et ne pas perdre mes auditeurs ». Il ajoute : « ils ont bien vu, en reprenant l’Al-Camar, un lieu où tout le monde aimait aller, à l’époque où c’était une salle de cinéma ». Il ne dit rien des difficultés rencontrées par ces nouveaux pros du son. Car Studio1 récupère non seulement une Al-Camar sinistrée, mais avec des factures d’électricité impayées, laissées par les gestionnaires de Ciné-Comores. Ce qui n’aide pas, d’autant que le studio n’a pas d’interlocuteur légal, habilité à parler au nom de l’ancienne structure. Ciné-Comores– propriétaire de l’Al-Camar – appartenait majoritairement à la Sococom (également inexistante) et aux Ets Kalfane[8]. Comment Studio1 pouvait-il ignorer cela ? Salim explique : « On n’a pas enquêté là-dessus, on s’est juste dit, réhabilitons l’Al-Camar, car ce lieu peut nous servir, mais également servir à la jeunesse du pays (…) D’ailleurs, à partir de là, les talents ont commencé à émerger, les Cheikh Mc et autres, et les jeunes se regroupaient à l’Al-Camar ».
Avec le temps, des ombres du passé se sont faites entendre. Où va l’argent que fait rentrer l’Al-Camar lors des concerts ? Une question que se posent de nombreuses personnes rencontrées. « Les groupes qui avaient des manifestations à l’Al-Camar, ne louaient pas la salle, répondent les anciens de Studio1. Supposons que tu viennes nous voir pour louer le matériel, ça revenait plus cher que de faire un concert sur place, avec le même matériel. Parce qu’on voyait que la sono, les lumières étaient là, installées. Ne pas y toucher était une manière de les préserver. On faisait payer 150.000 francs pour les jeunes. Mais 150.000, est-ce le prix de la sonorisation, des lumières, de l’électricité, des salaires des techniciens ou du ménage ? » La difficulté de s’accorder avec certains représentants prétendus de Ciné-Comores (qui n’existe plus) sur la gestion de l’Al-Camar pousse Studio 1 à rendre les clés. « Il y a aussi le décès d’Aboubacar Cheikh, survenu dans la même période. Après ça, on était moins motivés pour continuer ». C’est ainsi que la maison ferme ses portes en 2016. Une fermeture que certains artistes ont du mal à intégrer. C’est le cas de Soubi, pour qui Studio1 a été un lieu fondamental : « A l’époque, j’étais à Mapvinguni, je fabriquais des marmites. Je jouais du ndzendze comme ça, pour m’amuser. C’est Abdallah qui est venu à ma rencontre.Il m’a fait jouer une première fois à l’Al-Camar, puis à l’hôtel Ylang-ylang. A chaque fois, j’ai été bien payé. Puis il a décidé de me mettre avec Boina Riziki, dans la formation que vous connaissez aujourd’hui ». Sans studio1, Soubi s’imagine mal son parcours en musique, son album[9], sa collaboration avec des artistes comme Christine Salem, ainsi que toutes les fois où il s’est produit à l’international. D’ailleurs, l’artiste rend hommage à la maison de production dans une de ses reprises, Chamsi na mwezi. Album, originalement produit à Studio1, puis reboosté par le label allemand Dizim Records…
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Hormis en ces temps de Covid.
[2] A la dissolution de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française), le lieu devient, entre temps, FR3-Comores.
[3] Formation musicale née à Moroni dans les années 1970. Avec des membres notamment issus de l’ASMUMO.
[4] Un prix amical, puisqu’ils connaissaient le propriétaire : Mohamed Idarousse.
[5] Entreprise de diffusion cinématographique.
[6] Réhabiliter le lieu, et ils seront exemptés de loyers pendant un temps.
[7] Ponctuellement dans ses activités, Studio1 bénéficie du soutien de différents organismes.
[8] D’autres noms possèdent des actions dans cette entreprise cinématographique. Comme celui de Saïd Ali Saïd Tourqui.
[9] Studio1 bénéficie pour ce projet du soutien de la CICIBA (Centre International des civilisations Bantu).