Babu l’autre figure méconnue de la diaspora comorienne

L’histoire retient le rôle joué par l’élite issue de la diaspora de Zanzibar dans la lutte pour l’indépendance des Comores. Elle semble moins retenir l’importance de cette même diaspora dans l’histoire de Zanzibar[1]. L’une des figures les plus marquantes de cette élite diasporique est sans doute Mohamed Abdulrahman Babu. Acteur politique, intellectuel et militant de gauche.

Le journal Le Monde présente Babu, en 1972, comme étant « l’une des plus fortes personnalités politiques d’Afrique orientale ». Il précise qu’il est « métis d’origine comorienne ». Sur des images en ligne, il apparait, simple mais charismatique, auprès de grandes figures politiques de l’Afrique de l’Est : Abeid Karume, Julius Nyerere, etc. On le voit aussi avec des personnalités engagées dans les luttes de gauche et pour l’émancipation des noirs. On le voit aux côtés de Malcolm X, Robert F. William, ou fumant le cigare avec le Che. Babu semble à l’aise à leur contact. Le sourire imperturbable. De quoi surprendre lorsqu’on n’ignore son parcours.

Abdulrahman Mohamed Babu est né à Zanzibar en 1924, « de père d’origine comorienne, de la ville de Moroni, et de mère d’origine arabe et oromo », nous apprend Mohamed Ahmed Saleh, anthropologue. Son père est issu d’une famille d’érudits musulmans, sa mère, d’une famille de commerçants. Elle décède alors qu’il n’a que deux ans. « Il a grandi dans le quartier d’Ukutani, un centre important d’instruction religieuse à Zanzibar et a fait ses études à l’école central du gouvernement [puis] à Makerere (Ouganda) et à Londres (Angleterre) », continue Mohamed Saleh, lui aussi zanzibari d’origine comorienne. Servir dans les forces britanniques de la seconde guerre mondiale éveille la conscience politique de Babu : « De nombreux jeunes zanzibaris ont été enrôlés pour combattre en Afrique et en Asie. […] Ils en sont revenus, ramenant la réalité et l’ampleur de la violence impérialiste. Leurs histoires de rencontres avec des recrues d’autres colonies ont contribué à nous sensibiliser, à Zanzibar, aux possibilités de solidarité et de révolution » écrit-il.

A Londres, Babu « milite au sein des groupes indépendantistes, panafricanistes et internationalistes », en profite pour établir « des contacts étroits avec les progressistes de différentes régions du monde »[2]. De retour sur son archipel natal, il poursuit son action militante auprès des masses paysannes, notamment avec les producteurs de girofle. Il intègre le Zanzibar National Party (ZNP), dont il devient le secrétaire général. Babu quittera ce dernier pour des raisons qu’il explique : « J’étais attiré par le ZNP, qui avait un programme que je pensais bon pour l’ensemble du peuple de ce pays, mais quand j’ai réalisé qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de mettre ce programme en œuvre, et qu’à la place on m’a jeté en prison, j’ai compris que ce n’était pas un parti honnête et j’ai décidé de choisir le camp de Engels ». Babu souhaitait réunir toutes les catégories sociales et raciales du peuple zanzibari dans une lutte anticoloniale. Il fonde ensuite son parti : UMMA, tourné vers les « idées de Marx, Lénine, Engels, et Mao Tse Tung », précise Saleh.

La foule attendant Babu au siège du ZNP. Babu, après sa sortie de prison. Un dessin le représentant.

Certains observateurs lui accordent la paternité de la révolution de 1964 : « Une révolution éclate en 1964 à Zanzibar, qui vient tout juste d’accéder à l’indépendance. Le sultan arabe est renversé par un régime révolutionnaire mené par Abdulrahman Babu », lit-on dans Une histoire du panafricanisme[3]. Mohamed Saleh, quant à lui, semble nuancé sur ce point : « Son parti Umma a joué un rôle important dans le soulèvement populaire de 1964 à Zanzibar. Ce parti qui a pris le train marche, a réussi à encadrer la révolte pour lui donner un visage d’une révolution avec un objectif spécifique ». En effet, ni Babu, ni son parti, bien que très sensibles aux idées révolutionnaires, n’étaient au courant de l’insurrection qui se fomentait dans le pays[4]. On retiendra, toutefois, que son intelligence y a joué un rôle décisif. Il est membre du Conseil de la révolution, occupant la fonction de ministre des affaires étrangères. Dans une interview sur ces évènements, Babu, éloquent, fait presque de l’ombre à ses alliés du moment  – Abeid Karume et John Okello – se faisant leur traducteur face à un journaliste anglais, dont la curiosité cherche à saisir la genèse de la révolution, en y projetant une implication de Cuba. Des questions que Babu s’amusent à désarçonner avec humour et légèreté.

« Babu est un homme extrêmement brillant, et aussi un grand orateur », lance Ahmed Thabit à Moroni. Comme tous les grands panafricanistes, il est présent à la célèbre conférence d’Accra en 1958[5]. Il est « en relation avec tous les mouvements de libération et tous les gouvernements qui les soutiennent, de la Chine de Mao au Cuba de Fidel Castro, en passant par la Palestine de Yasser Arafat. La Corée du Nord, Cuba, l’Allemagne de l’Est et la Chine ouvrent leurs représentations sur le petit archipel »[6]. En tant que journaliste et intellectuel, il correspond avec différents médias à l’international et « fonde aussi son journal le ZaNews », ajoute Ahmed Thabit. Il est membre du comité de rédaction de la revue Révolution, créé par Paul Vergès, avec qui il est en « étroite relation ». Selon Mohamed Saleh, confirmant ce qui sourd des images, Babu est très proche de plusieurs « personnalités dumonde progressiste telles que Fidel Castro, Che Guevara, Malcom X, Chou En Lai, Angela Davis et Patrice Lumumba, ainsi qu’Isayas Afeworki, etc ». Il a fortement influencé Malcolm X – qu’il rencontre à plusieurs reprises en Afrique puis à Harlem – dans sa vision anti-impérialiste. Mais Babu est loin d’être le seul enfant de la diaspora comorienne à Zanzibar à avoir marqué l’histoire de ce pays. « La majorité des membres de la communauté [comorienne] à Zanzibar sont bien instruits et occupent des positions importantes dans le pays. Proportionnellement, la communauté a produit un nombre significatif d’intellectuels qui ont compté sur le plan national et international ».

Babu et le Che. Babu et Karume. Babu avec Lin Hai-Yung.

Soucieux de préserver la mémoire de cette diaspora, l’anthropologue Saleh ne manque pas d’exemple : « Au sein du gouvernement de coalition de ZNP et de ZPPP qui a conduit le pays à l’indépendance, le 10 décembre 1963, il y avait deux ministres issus de la communauté : Maulidi Mshangama et Ibuni Saleh ». Il poursuit : « La communauté comorienne a produit des diplomates d’une très grande envergure. Mohamed Ali Foum (Ministre, Ambassadeur de la Tanzanie), Abdillahi Ali Foum (Diplomate et Ambassadeur du Royaume de Suède), Abdullah Saleh Mbamba (Diplomate, Représentant des Nations Unies) sont parmi les matières grises qui en sont issues ». On y trouve aussi journaliste et écrivain. Il cite le cas de « Ahmed Rajab, rédacteur en chef de plusieurs magazines et mensuels africains », actif dans les services de la BBC et de l’IRIN. Il cite aussi Adam Shafi, auteur du très remarqué roman Les Girofliers de Zanzibar. A croire que la diaspora comorienne de Zanzibar a été une véritable fabrique d’élite, sur place. « C’est parce qu’elle misait beaucoup sur l’instruction de ses enfants, que ce soit dans l’éducation religieuse ou celle dite moderne », estime Ahmed Thabit. On retiendra cependant que l’enfant d’Ukutani est celui qui a le plus brillé dans la transformation du pays. Babu occupe également le champ économique, y menant une réflexion sur l’indépendance de son pays, voire de l’Afrique. Les grandes lignes demeurent dans ses différentes publications : « African Socialism or Socialist Africa, I Saw the Future and It works, The Future that Works, Economic Strategy for the Second Liberation of Africa »[7].

Après la création de la Tanzanie, Babu devient le ministre de Nyerere, chargé des finances et de la planification économique[8]. Il incarne radicalement les idées d’une véritable autonomie de la Tanzanie. Elle nécessite, selon lui, « le passage d’une structure économique coloniale – avec sa dépendance aux perfusions de cash – à une économie nationale qui se concentrerait sur la production, par ses propres efforts, afin de répondre aux besoins essentiels de la population ». Ce qu’était censé mettre en place la déclaration d’Arusha[9] que Nyerere lui-même a eu du mal à appliquer. Babu ne s’empêchera d’ailleurs pas de réfléchir, à voix haute, sur les limites de ce dernier. En 1972, Nyerere le démettra de ses fonctions.Mais l’homme Babu continuera à marquer son temps. « Il poursuivra sa réflexion en s’engageant avec les étudiants de l’université de Dar Es Salaam, où progressivement le matérialisme historique deviendra une approche privilégiée d’analyse […] et donnera des conférences dans différentes universités », raconte Mohamed Saleh. Et de conclure : « Babu est mort à Londres et enterré à Ukutani, Zanzibar en 1996 ». Les témoignages sur sa personne convergent pour révéler un homme humble, intelligent, non dogmatique, cherchant toujours le côté drôle des choses. Une image qui le caractérise, au-delà de tout ce qui pourrait se dire : son immense sourire…

Fouad Ahamada Tadjiri


[1] Plus tard la Tanzanie, suite à la fusion entre Zanzibar et le Tanganyika.

[2] Toujours selon l’anthropologue Mohamed Saleh, dans un entretien accordé au journal Uropve.

[3] Azmat Boukari-Yabara, Africa Unite ! une histoire du panafricanisme, La Découverte (poche), 2017. 

[4] Babu ne se trouvait pas Zanzibar lorsque la révolution éclata. Il n’empêche que les pouvoirs occidentaux verront une prise de contrôle communiste, en cette révolution.

[5] Conférence des peuples africains. S’y trouve, par ailleurs, un certain Ibrahim Frantz Fanon, représentant du FLN d’Algérie.

[6] Azmat Boukari-Yabara, Africa Unite ! une histoire du panafricanisme, op. cit. 

[7] Mohamed Saleh. 

[8] Babu n’eut jamais les mains libres pour œuvrer dans le sens d’une véritable autonomie économique. Aux côtés de ses idées, celles de Nyerere sont modérées. Lire : The Threat of liberation / imperialism and revolution in Zanzibar, d’Amrit Wilson.   

[9] Prononcée par Nyerere en 1967, la déclaration d’Arusha posait les bases du développement économique de la Tanzanie.

L’Image à la Une de l’article figure Babu aux côtés de Malcolm X.