Avec Hadisi, Baco Mourchid signe un opus à situer entre les métissages et le message. Le rebelle devenu sage prône le dialogue entre les îles sœurs et le recours aux liens familiaux plutôt qu’aux dérives politiciennes. Cet article est initialement paru dans le numéro 67 de Kashkazi en mars 2007.
Parti du lagon pour courir le monde et noyer sa grande colère contre les destins soumis de cet Archipel, Baco nous revient pour un ultime tour de piste avant sa pro- chaine virée new-yorkaise. C’est aux States en effet qu’il compte sortir sa prochaine galette. Un « album complètement barré, qui n’intéressera pas les Comoriens », suppute-t-il à l’avance, « avec un son différent de ce que je leur fais écouter habituellement, un son moins folk, même s’il est vrai qu’ils se reconnaîtront dans les percussions » ? Un projet passionnant sur lequel on retrouvera notamment Keziah Jones et Wally Badarou.
En attendant, Baco Mourchid replonge dans le patrimoine avec une élégance certaine et réinvente le chant populaire. En bousculant quelque peu les harmonies de l’enfance, en suggérant de nouvelles structures mélodiques et en imaginant des envolées rythmiques qui nous préservent des écoutes trop convenues de la musique comorienne actuellement à l’affiche. Avec sa guitare, son gabusi et sa marovany malgache, il convie kora et sanza à convoler en justes noces avec sifflet et garando sous le regard émerveillé de cajun et contre-basse.

Lors d’un show-case en septembre 2020 à Paris.
Un vrai festin de rois sous les lunes qui ne crache pas sur les influences. Entre le reggae jamaïcain sur Zama Abudu, le blues des Amériques à la sauce mrenge sur Tsoma et le chant tibétain de Yungchen Lhamo sur Duniya etUngadza, Baco nous fabrique un nouvel imaginaire musical fait de mgodro retourné, de mlelezi et de folkomorocean, avec un zeste de shakasha pour calmer les esprits les plus retors. En un mot, « c’est le voyage comme toujours chez moi », dit-il regard en biais sur la terrasse du Père Tranquille, un café parisien du quartier des halles.
Entre deux petits « crèmes », Baco nous raconte ainsi Hadisi. Ce septième album qui rend hommage au pays et à ses fans de la première heure. Un opus à l’inspiration efficace où l’émotion chemi- ne sans vaciller une seule fois sur une étendue de quatorze titres. Un opus qui lui sert aussi à crever le silence observé depuis trois ans en matière de production discographique. Après sa dernière échappée reggae avec le français Manjul, avec qui il a enregistré Martyr’s Blues en 2004, il avait cherché à prendre quelque recul sur le temps. Histoire d’implanter son studio en région parisienne, de renouveler son réseau dans la profession et surtout de créer son label, appelé “Hiriz Records”. Hiriz de « talisman » en langue-pays. Une manière pour le vieux routier de demeurer fidèle à sa mystique des débuts.
Hiriz est aussi le deuxième titre de l’album Question paru chez Cobalt. Les mots ne sont pas innocents et il le sait. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi Hadisi, qui signifie histoire, comme titre de ce dernier opus. Hadisi, parce qu’il avait des « choses importantes à transmettre aux plus jeunes ». Hadisi, parce qu’il voulait « rappeler » à tous le sens de « la mémoire ». Hadisi, parce qu’il voulait pointer du doigt les effets du déchirement entre les îles sœurs depuis plus de trente ans. Hadisi enfin parce qu’il voulait dire combien il se sent concerné par les noyés de la traversée – plus de 4.000 morts en mer depuis l’instauration du visa Balladur en 1995 selon l’Observatoire de l’immigration clandestine anjouanaise. Ce qui fait déjà pas mal d’histoires pourun album dédié à une terre prétendue… sans histoire.

Lors d’un live au 360 à Paris en octobre 2020.
« Je sais qu’avec le thème que j’ai abordédans ce disque, je vais devoir me bagarrer avec les gens ». Car Baco ne comprend plus la haine qui anime les siens. « C’est terrible. Le Mahorais ricane quand son frère d’enfance s’enfonce dans l’océan. Et ça me tue » dit-il. Il commente un incident survenu lors d’un dernier passage sur l’île. Eliasse, un jeune folksinger venu de Moroni, s’est fait huer par le public un soir de concert. « Les gens criaient “nalawe mgazidja uwo”. Et j’ai pleuré. » Il est donc monté sur scène pour le défendre. « Je leur ai dit que ceux qui ne veulent pas écouter le concert partent traîner sur le bord de mer jusqu’à la fin du set et que ceux qui veulent suivre le concert cessent les insultes ».
A l’époque où il se faisait appeler Bob Chidou, Baco était une vraie tête brûlée à la réputation sulfureuse. « Il n’y avait pas plus bandit » confie un proche. « Aujourd’hui qu’il joue les sages en musique, même les plus violents de l’île lui doivent le respect. Donc le fait qu’il soit monté défendre ce « Comorien » a refroidi tout le monde. Personne n’aurait osé remettre son autorité en question. Même les plus jeunes ont eu quelqu’un qui leur a dit ce qu’il était avant et puis, on le respecte beaucoup aussi pour tous les combats qu’il a menés au nom des jeunes » ajoute le même interlocuteur, un brin admirateur. Lui, Baco, parle de « devoir » et de « corruption des esprits ». Le sourire triste, il précise sa pensée : « On corrompt l’esprit de nos enfants dans cette histoire. Il y a des enfants, qui, aujourd’hui pensent qu’ils ne sont pas Comoriens. Nous devons leur dire la vérité ».
Baco est de ceux qui pensent que deux Etats dans un même archipel n’ont pas à réécrire le destin commun. Il ne souhaite plus qu’on fasse l’amalgame entre les Comores et un statut politique, quel qu’il soit. « On est une région, une culture, une histoire ». Un pays où l’esprit de division s’est emparé de tous les cerveaux disponibles sans crier gare. « C’est pour cette raison que j’ai traficoté l’image de Hergé sur la pochette avec des clandestins. Pour insister sur le fait que nous sommes fiers de chasser les Anjouanais. C’est à pleurer ». Au fond, Baco Mourchid rêve d’entente cordiale entre les îles. Voilà pourquoi il a d’abord fait paraître ce disque dans l’océan Indien, avant de chercher à le faire connaître ailleurs. Il y a comme un message derrière ce travail musical :« Que les Comoriens se tiennent la main et avancent enfin ensemble ».

Lors d’un live au 360 à Paris en octobre 2020.
La haine n’engendre que de la peur et du malheur. « Niyambi keza lulu » affirme un adage populaire de l’autre côté de l’Archipel. « Tu te rends compte ? A Mayotte, ceux qui parlent malgache n’ont jamais dit qu’ils étaient malgaches. Aujourd’hui, il y a une réelle division entre ceux qui sont malgaches et ceux qui ne le sont pas ». Et Baco de se demander jusqu’où cette histoire va nous mener ? Et quelles en seront les limites ? « C’est pour ça que je dis “hadisi na yendre umbeli”. Il faut que cette histoire avance d’un bon pas. Il faut qu’on en finisse. En plus, c’est entretenu par des gens en qui on a confiance. Les gens les suivent s’ils disent quelque chose. Tout le monde suit le mouvement. Quand ils disent “Maore nayilale, wantru lala” ». Dans son regard, on devine sans peine les noms des politiques incriminés. « On ne peut pas rester avec des slogans du genre “Maore nayi hime” depuis le temps des Soroda jusqu’à nos jours. Il faut que ça change ».
Baco serait-il pour autant en train de redonner corps à ses chansons engagées ? Lui qui avoue une certaine admiration pour les auteurs de l’île de Ngazidja (« C’est Ngazidja qui a commencé à écrire des chansons engagées ») pense simplement que les artistes ont un rôle à jouer dans cette bataille. « On n’écrit pas assez sur la division. C’est ce qui fait notre faiblesse. Et je pense qu’il y a une conscience générale à avoir sur la gravité des choses » déclare-t-il d’un air désabusé. Avant de poursuivre : « Nous ne pouvons pas nier que nous avons des liens culturels, familiaux. La politique ne peut pas tout casser. Voilà pourquoi j’ai centré le discours de cet album autour du fait qu’il faut qu’on prenne langue et qu’on se parle. Le dialogue doit reprendre entre les îles. La souveraineté des sultans ne nous a jamais empêchés d’être aussi serrés familialement et culturellement ».
Soeuf Elbadawi