Qadriyya, Shadhuliyya, Rifaiyya, Alawiyya, Dandarawiyya, nakshibandiyya ou tidjaniyya. De tous les ordres de l’islam connus, ce sont ceux-là qui se sont implantés dans l’archipel des Comores. Pour les adeptes de ces confréries, les rites collectifs sont vécus comme un moyen d’élévation spirituelle, mais aussi un renforcement de la cohésion du groupe et de la fidelité au khalifa.
Il y a dans la pratique religieuse de ce pays des zones de connexion entre la croyance en Dieu et aux djinns, survivance de l’animisme sans doute. Faut-il par exemple situer le deba, cette danse des femmes mahoraises, dans le champ de la production culturelle ou l’inscrire dans les pratiques d’ordre religieux ? Entre danse et prière, la frontière est parfois mince. Mohamed Kassim, adepte de la confrérie Shadhuliyya, se veut fidèle à la devise des ordres de l’Islam « toute voie qui mène à Dieu est quelque chose de Dieu ». Et d’ajouter : « Si je répète mille fois le nom de Dieu, j’accomplis un bienfait que je le fasse assis ou debout ». Il est vrai que les paroles qui accompagnent cette danse sont une évocation de Dieu le Miséricordieux et de son prophète Muhammad. Ainsi pour Chamsidine Kordjee, le deba est le fait de la confrérie Shadhuliyya, de même que le mulid-danse, réservé lui aux hommes.

Lors d’un dhikri à Bazimini, Ndzuani.
S’il ne dément pas cette affirmation, l’islamologue Aballah Chanfi Ahmed, observe dans son ouvrage Islam et politique aux Comores que le « mulid » est avec le « rumbu » l’un des deux rites collectifs magico-religieux dont le chef d’orchestre peut être un marabout, un imam ou un guérisseur. On se situe plus ici dans le monde des possédés que dans celui de la divinité proprement dite. « Le mulid a lieu à l’intérieur de la maison du possédé. Il se déroule en deux phases qui s’enchaînent sans interruption : la phase durant laquelle les participants sont assis sur des nattes, l’autre où ils se mettent debout. Dans les deux cas, ils forment toujours un cercle, comme dans les autres rites collectifs, les dikhri des confréries et les danses folkloriques du pays » explique l’auteur qui attribue ce rite aux rawhane (en arabe, tout ce qui appartient à l’âme, à l’immatériel, au spirituel).
Décrivant à son tour une de ces communions, Sultan Chouzour évoque la « dayira », un autre rite confrérique où l’on retrouve pratiquement les mêmes symboliques. « Reliés les uns aux autres par les mains qui doivent reconstituer également la chaîne de la fraternité, les participants au dayira forment un groupe homogène répondant d’un même élan aux directives du guide cérémonial qui, à l’intérieur du cercle, donne le ton et rythme le chant et les mouvements ». Selon l’auteur du Pouvoir de l’honneur, « l’affiliation à ces ordres répond rarement à un désir d’approfondissement ou à un plus grand souci de piété et de spiritualité ». Pour Sultan Chouzour, « les confréries introduisent dans la religion un environnement social conforme à l’organisation et au fonctionnement de la société traditionnelle ».

Lors d’un dhikri à Bazimini, Ndzuani.
On retrouve donc les mêmes rites dans la quasi totalité des confréries implantées dans l’archipel, qui se différencient en définitive par la place qu’elles attachent à l’une ou l’autre de ces communions selon les recommandations du khalifa auquel se dévouent les adeptes ou « muridi ». S’il faut trouver un point commun à l’exercice rituel des twarika comoriens, celui-ci se situe dans la recherche d’exaltation qui constitue pour eux une forme d’élévation. « L’intensité des gestes provoque souvent des états de surexcitation très communicatifs qui confèrent à la cérémonie une intensité dramatique génératrice de phénomènes extatiques » observe Sultan Chouzour.
Aballah Chanfi Ahmed ne dit pas autre chose du mulidi, en rappelant que le moment où les confrères se tiennent debout « est le plus fort en exaltation, en extase, celui où un courant mystique se répand sur l’assistance et l’entraîne vers la béatitude. Là, tout redouble de vigueur, les chants, les tambours, les transes et l’extase ». Ces rites représentent néanmoins les signes de reconnaissance du groupe, une sorte de charte qui fonde l’association et qui permet de préserver la fidélité au khalifa. Pour pérenniser ces pratiques, les confréries disposent de leur propre centre de formation des adeptes et de leur lieu de culte, la zawia, où les membres se rencontrent régulièrement, notamment pour commémorer les dates marquant l’histoire de leur association ou celui de la vie et de l’œuvre de leur saint.
Kamal’Eddine Saindou
Tiré de Islam et politique aux Comores de Abdallah Chanfi Ahmed, L’Harmattan, 1999. « La première phase du rite, que l’assistance accomplit assise, est suivi d’un prêche fait par un alim (docteur de la loi). La seconde est celle de la dayira. Dans cette phase, les ulémas qui pour la plupart ne tiennent pas les confréries en haute estime, se retirent avec les notables. Ils ne reste que les murid (les adeptes) et tous ceux qui aiment participer à ce spectacle et saisir l’occasion pour se défouler. Car le rite, au delà de sa dimension mystique indiscutable, où l’adepte se transcende et atteint par la « gadba »(possession mystique) à la béatitude, est un spectacle pour ceux qui l’observent (des femmes pour la plupart) et un défouloir pour les non avertis qui participent. Les grandes enjambées du cheikh au milieu du cercle, les gestes de ses mains et les véritables pas de danse qu’il exécute en menant la dayira sont un travail de chef d’orchestre. On accuse injustement les sabena (les rescapés du massacre de Mahajunga, ndlr) d’avoir implanté aux Comores leur façon de faire la dayira (sur le fond il s’agit du même rite, ils y ont juste insufflé un rythme plus enjoué, ndlr). Une manière qui serait plus proche du gospel des noirs américains que du jerk. Or ce rythme n’est que celui d’une autre confrérie, la Rifaiyya, dont la plupart des sabena sont des adeptes depuis Madagascar – où les deux confréries cohabitent plus étroitement qu’aux Comores. Ne voulant pas renoncer à leur façon de faire, les sabena suivent la manière et à la fin, ils renversent la tendance. Ils y parviennent d’autant plus que les vieux et les notables s’étant désistés, ils se trouvent en majorité avec des jeunes non sabena mais qui apprécient leur façon de « dayirer ». Le moment des « nisad” (odes, hymnes) est à la fois l’instant du répit et en même temps le plus intense en émotion. C’est le moment où la lumière s’éteint. Et dans la chaleur, l’odeur de la sueur et le silence troublé uniquement par la respiration des adeptes, le cheikh au milieu du cercle entonne une ode édifiante sur les vertus mystiques et la morale du « muridi » fondées sur l’exemple du [fondateur de la confrérie], des autres saints et du Prophète, le premier des mystiques de l’Islam ».
Tiré du Pouvoir de l’Honneurde Sultan Chouzour, L’Harmattan, 1994.« Chaque khalifa (appelé aussi le cheikh, le guide spirituel) demeure pour les muridi (les disciples) un père, un confident, un conseiller écouté, mais aussi et surtout un chef auquel l’on doit respect et obéissance. Investis de telles prérogatives, les maîtres des ordres, qui au départ appartenaient presque toujours à l’aristocratie coutumière ou « sharifu”, n’ont eu aucun mal à attirer la population dans les confréries, confortant ainsi leur domination auréolée désormais d’un prestige d’essence divine. Cependant l’angoisse de la mort et la soif d’éternité dans la béatitude et la grâce d’Allah constituent, à nos yeux, le facteur déterminant dans la décision d’affiliation à ces confréries. A deux niveaux au moins, celles-ci apportent une réponse apaisante aux préoccupations d’ordre eschatologique suscitées par la conception musulmane du châtiment et de la rétribution outre-tombe des actions faites ici- bas. Le Coran abonde en métaphores tour à tour effrayantes ou au contraire fort prometteuses sur le sort réservé aux âmes ressuscitées. Les exégètes se montrent volontiers encore plus dramatiques et répètent à satiété le rituel complexe et éprouvant du Jugement Dernier, au cours duquel chaque communauté humaine comparaît derrière son prophète. Or selon les enseignements dispensés par les confréries, la rigueur des verdicts de jugement sera longuement atténuée grâce au témoignage bienveillant du cheikh qui sera, pour chaque disciple, l’avocat éloquent et efficace, capable de fléchir, dans une certaine mesure, la sévérité d’Allah. S’affilier à une confrérie, c’est donc se placer sous la protection du saint fondateur de l’ordre, conçu comme l’intercesseur obligé entre Dieu et le disciple ».
Cet article est paru initialement dans le numéro de Kashkazi du 24 novembre 2005.
L’image à la Une du texte : lors d’un dhikri tenu à l’inauguration du Muzdalifa House à Moroni Sanfil en 2009.