Qui ne connaît pas l’auteur de Tsanga nge utsangiwa ? Boul des îles, Abdallah Poundja de son vrai nom, incarne un pan de l’histoire du folk aux Comores. Co fondateur de l’orchestre Ngaya, consacré par les Découvertes RFI en 1982, il n’a jamais sorti le moindre opus. Alors que tout le monde le cite en exemple, un projet récent, mené par le Select, devait revaloriser son répertoire. Avec des dates pour du liveet un album à la clé.
De sa jeunesse, les amis retiennent l’image d’un garçon brillant, mais un peu mystérieux. Qui apparaît et disparait des groupes établis dans la capitale, sans crier gare. Comme de nombreux talents de sa génération, Abdallah Poundja alias Boul, fréquente un temps l’Asmumo[1]. Il se met à la guitare vers la fin des années 1960. Avec ses camarades de l’époque, Abou Oubeidi et Mohamed Ali Mohamed. Un grand-frère – Hassani Oubeidi – leur porte une attention bienveillante. Il leur apprend à jouer. Sur des tubes seventies : « Nous sommes nés dans le twarab, mais nous avions beaucoup d’influences. On était branché James Brown, Johnny Halliday, Jimmy Hendrix, Beatles », se remémore Abou Oubeidi. Gagné par la nostalgie d’un temps qui n’est plus, il poursuit : « N’importe qui d’entre nouspouvait jouer du tango ou du paso. Ensuite on est passé au kompa. C’est là que Pigeon et Boul avaient le beau rôle, parce qu’ils jouaient comme les haïtiens ».
La petite bande monte les Anges Noirs que Boul, bien évidemment, rejoint. Abdallah Chihabi se souvient du moment où le vent a tourné pour ces pionniers : « Après le bac en 1977, nous sommes partis en France. Salim, Boul, Pigeon et Sedo ont pris la relève ». Les Anges Noirs deviennent alors Ngaya, et Boul en prend la direction. C’est même lui qui en donne le nom, légendaire depuis.Ngaya est aussi l’une de ses chansons les plus populaires. Il l’a sorti en 1982, au moment de décrocher les découvertes RFI en sélection régionale. Boul, soutenu, part en tournée à l’île Maurice. « En tant que Boul, parce que ça ne pouvait pas être Ngaya. Le principe du prix était de se focaliser sur une personne, et non sur le groupe », en déduit Gam Gam. Le nom de Boul s’impose vite à l’affiche et sa carrière décolle. Mais elle retombe aussitôt qu’il est de retour – une année plus tard – à Moroni, où ses potes ne l’accueillent plus – loin de là – bras ouverts. Mésententes soudaines au sein du groupe ? Ambitions personnelles trop grandes ? Toujours est-il qu’on le retrouve assez vite à la marge. Il entame alors sa grande traversée du désert. Qui deviendra l’un des plus grands mystères de la chanson comorienne moderne…

Boul à Sanfil’iho Hankunu.
Ngaya réamorcera la pompe, mais avec Salim Ali Amir, en pleine ascension. Reconnaissant en Boul « l’incontestable maître », l’auteur de Tsiwono zindjien garde un souvenir contrarié : « Il faut savoir que lorsqu’il est rentré de Maurice, il était un peu difficile. Il n’avait confiance en aucun musicien. Il s’est retiré de Ngayaà cause de ça. Il ne nous calculait pas. Moi, je n’ose pas le dire, pour pas que l’on pense que je déteste Boul, mais dans son esprit, il n’y avait plus de musiciens pour lui ici. Il est resté seul ». Evoluant, aujourd’hui, à la marge des générations montantes, Boul se forge, parallèlement, une réputation de poète insoumis. « A travers ruines et murmure, il chemine », écrit Soeuf Elbadawi dans Al-Watwan Mag[2]. D’aucuns le diront fou. Il n’en est rien ! Regard bienveillant, franc et aiguisé, l’homme au leso – rapport à la manière dont il valorise des étoffes usées en les portant – surprend plutôt par son attitude au quotidien. Sa sagesse et sa bonté sont à l’image de son folk, qui ramène à l’humain le meilleur de lui-même. Boul apparaît plus vraisemblablement comme une personne entière, jaloux de sa propre liberté.
A celle-ci, il tiendrait plus que tout, affirment ses amis. Au point de défier les mercenaires, durant les années de la terreur. Il finit tabassé, un soir, à l’hôtel Cœlacanthe. Un de ses titres, Ngodjo ushewa, résonne comme en écho : « utsi nishangaze utsi nimaruse/ tsi nivure tsoni ledjeza utsi nishangaze ». Il y rêvait d’un monde meilleur pour les siens : « Ngodjo ushewa ha milendje ngodjo ushawa/ yema anduyi wahe dunia wa troshewa ». Boul en rebelle qui dit non ! En homme insaisissable, également. De nos jours, il intrigue les « gens normaux ». Difficile de lui coller une étiquette, selon Ben Abdou. « Est téméraire qui prétend le faire. Boul se plait à porter son leso, mais il faut s’interroger sur la manière dont il le porte. Etudier son fonctionnement. Apprendre à le situer. Mais qui le ferait ? Peut-être ses amis, qui le connaissent depuis sa jeunesse », commente le journaliste. L’artiste reste une énigme à ses yeux. Il se souvient ainsi d’une soirée : « Boul s’est mis à chanter. Ça m’a fait remonter des années en arrière, parce qu’il n’a pas perdu la voix. Sa situation fait qu’on ne parle plus de lui, alors que Ngaya existe toujours ».
Une intervention de Boul au Muzdalifa House en 2013, lors d’une présentation d’un numéro du magazine Al-Watwan dédié à la littérature comorienne. Un artiste en dialogue permanent avec son public.
Abou Oubeidi, l’ami de toujours, déplore l’absence d’un enregistrement pour ses fans. Car Boul n’a jamais sorti d’album, malgré son succès, pourtant grandissant, ces dernières années. Pas un seul guitariste de la capitale qui n’ait appris à faire ses gammes sur Tsanga nge utsangiwa, morceau-phare de son répertoire ! L’ancien ministre (finances et budget), qui faisait partie des promoteurs du premier studio du pays, s’interroge : « Il y a beaucoup de gens qui ont enregistré à Studio1. Je ne comprends pas pourquoi on n’a pas enregistré Boul. Alors qu’il a des œuvres, parmi les meilleures ». L’une des missions du Studio1, se persuade-t-il, était de sauvegarder le patrimoine vivant. La rumeur voudrait que l’artiste ait été évincé par se détracteurs pour cause de trop de génie. « Je ne l’explique pas par la jalousie, continue Abou Oubeid, mais tout ce que tu entends de Boul, c’est des trucs enregistrés à la va-vite. Ça manque d’une vraie qualité de studio ». A Paris, Gam-Gam pense que « ceux qui auraient pu n’ont pas voulu le faire, alors que Boul n’en avait pas les moyens, seul. Les chansons de mashuhuli[3] rapportent plus que la perte de temps sur Boul. Je le sais, parce que j’en ai discuté avec Boul, lui-même ».
Les acteurs de cette scène culturelle auraient dû s’en inquiéter (Boul est -il vraiment le problème?) durant toutes ces années. Mais avec quels moyens, aurait-il fallu faire ? « A l’époque, nous n’avions pas d’argent à Studio1, se défend Salim Ali Amir. Moi-même étant actionnaire, j’ai dû payer, lorsque j’y ai enregistré mon premier album ». L’actuel patron de l’orchestre Ngaya, qui insiste sur le caractère imprévisible de Boul, raconte que la chose a quand même failli se faire, grâce à un financement inattendu de Fouad Affandi, un dentiste mélomane, ami et cousin de Boul : « Nous lui avons dit « Fouad, il faut qu’il y ait quelqu’un qui pour gérer Boul lors des séances ». Nous l’avons mis en contact avec Maalesh, qui espérait que le projet se fasse ». Les séances sont programmés à Studio1, mais l’opération tourne vite court. Maalesh, soliicité sur l’initiative de Studio1, se pointait au rendez-vous : « Mais c’était « aujourd’hui, Boul n’est pas venu » ou encore « il est là, mais fatigué ». Il a fait à peu près quatre chansons et il a laissé tomber ». Un fiasco ! Qui vient en rajouter à sa réputation de poète-fou des rues de Moroni. Les bandes sont encore entre les mains du studio, mais que peut-on faire avec quatre titres au son brut, qui n’ont pas fini d’être produit, d’un point de vue strictement artistique ?

Boul aux côtés de Chamou Ahmed Mlindase, patron de Nassib, le jour de la commémoration de la mort de l’artiste Adina au Sélect. Chamou s’apprêtait à soutenir le nouveau projet de production au sein du Sélect, scène incontournable de musiques actuelles dans la capitale…
On ne sait même pas si l’artiste souhaite les voir sortir, tels quels. Marine Dupuis, la compagne du philosophe Baudrillard, connue pour avoir organisé le festival de la Lune à Mitsamiouli[4], s’y est aussi prêtée au jeu. Mais Boul, qui s’est plaint d’incompréhensions multiples avec ses vis-à-vis en studio, n’aurait tenu que quelques séances. Et pas d’album, là non plus ! On parle même d’une guitare neuve fracassée. A l’impossible nul n’est tenu. L’artiste a dû se sentir quelque peu acculé. Mais rien n’est perdu, devait penser Soeuf Elbadawi, lorsque Boul est venu lui demander de le produire, il y a un peu moins de trois ans. Sauf que l’amitié et la confiance ne suffisent pas à donner vie au projet : « Je pense comme beaucoup que Boul reste une énigme. Tous s’en réclament, mais l’engouement pour sa musique ne s’est jamais conclu sur un album. Il a peut-être considéré que j’étais un des rares à pouvoir mener le projet à terme, en se fondant sur certaines expériences menées et en tenant compte de nos relations. C’est donc son idée, et non la mienne ». Des partenaires sont vites trouvés : « Chamou de Nassib, qui est un grand-frère, souhaitait donner un coup de pouce à Boul. Il m’a mis en contact avec son fils, Houssam, à qui j’ai proposé de monter un combo pour le Select, qui bosserait sur trois projets, dont celui de Boul ».
Ces nouveaux producteurs allaient créer le Select Orchestra, un projet dont la vocation aurait été de valoriser le patrimoine vivant. « Le Select – scène vivante de musiques actuelles – prenait tout en charge, financièrement, répétitions comprises. La direction artistique devait être assurée par le guitariste Ikram, histoire de créer un pont entre l’ancienne génération et la nouvelle ». Mais là encore, le projet s’effondre : « Ikram a été pris dans d’autres histoires, qui lui sont personnelles. Des histoires de vie. Et j’ai dû prendre la décision de renoncer au projet. Pour ne pas perdre l’amitié que me faisait Boul, ainsi que la confiance que m’accordait Le Select, Chamou et Houssam ». Des partenaires, il n’y en avait pas qu’à Moroni : « J’avais trouvé une maison de disque pour soutenir le projet. Il y en a certainement qui vont dire que mngu kadjazandza[5], mais cela va probablement faire partie de ces idées qui n’aboutissent pas par manque de vision de tous.Je crois surtout que nous n’avons pas su prendre en considération l’urgence qu’il y a d’enregistrer Boul, qui reste l’un de nos plus grands artistes, et qui commence à prendre de l’âge. Nul doute qu’on le regrettera », déplore Soeuf Elbadawi. Il est à présent question de rassembler les projets de Fouad Affandi et de Marine Dupuis, dont les enregistrements sont entre les mains d’Abdallah Chihabidine, l’ancien patron de Studio1. Mais Boul, usé par le temps et les fausses promesses, le voudra-t-il ?
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Association musicale de Moroni.
[2] Littérature comorienne, le temps du questionnement. Al Watwan Magazine, 2013.
[3] « Fêtes coutumières ».
[4] Au début des années 2000.
[5] « La volonté de Dieu n’y était pas ».
L’image à la Une du texte figure Boul devant son public au Muzdalifa House.