« Virtuals bangwe » au début

C’était il y a 15 ans[1]. Les Comoriens de la diaspora réinventaient l’art et la manière de discuter sur le web à coup de forums, blogs ou site d’information. Une histoire du bangwe ou du shilindro revisité.

Ce n’est effectivement pas un secret ! Le net est le dernier lieu où l’on se dispute sur l’avenir du pays. L’engouement des Comoriens de la diaspora pour ce média virtuel a commencé véritablement il y a une dizaine d’années. A la suite du lancement du site Comores-Online [60 à 12.000 visiteurs par mois, à l’heure où s’écrivait l’article] par le français Eric Laigre, aujourd’hui décédé. Avec l’aide de ses amis, tous d’anciens coopérants, ayant gardé un bon souvenir de leur séjour dans nos îles, il a imaginé une sorte de portail d’informations sur l’archipel en 1997. Il a surtout eu la bonne idée d’assimiler le principe des forums web à celui du bangwe traditionnel (ou shilindro), en inventant la fameuse liste de discussion Habari. Le succès est alors immédiat. Surtout auprès des intellectuels de la diaspora, qui s’y retrouvent pour échanger des points de vue sur l’évolution de leur société d’origine. « Un mélange de bangwe traditionnel et un véritable outil d’échanges, avec aussi bien les avantages de l’interactivité dans la communication (vitesse de circulation de l’info, nombre d’abonnés, diversités des opinions) et les inconvénients (intox, insultes, calomnies). Le lieu par excellence, pour étudier la diaspora comorienne ou tout au moins, la sociologie d’une immigration comorienne particulière : celle qui a accès à l’écriture et à la lecture » analyse Kato Sam, habarinaute convaincu.

En fait, le succès est venu principalement de cet aspect renouvelé du bangwe. « On peut considérer que le web, dans sa capacité à mettre les gens en relation, joue un peu le même rôle que le bangwe traditionnel. Seulement, ne nous voilons pas la face. Ceux qui utilisent ce moyen de communication à travers les blogs, les sites, les forums et tout ce que le web permet aujourd’hui, ne sont pas les mêmes que ceux qui faisaient hier la réputation des bangwe. Ce sont généralement des jeunes qui ont certainement des attentes différentes » commente Sitti Lieuze, auteur d’un blog perso, grâce auquel elle s’amuse à mélanger « écriture, journalisme, poésie et autres friandises ». Pour Nourdine Moussa, fabricant de sites et responsable de Ocomores.com,« les sites webs personnels et les blogs permettent aux internautes comoriens de s’exprimer comme tous les autres internautes du monde. Ils y révèlent leurs centres d’intérêt et leur personnalité. Les forums, quant a eux, servent effectivement à recréer le bangwe comorien, à ceci près que les internautes qui s’y expriment n’ont que très rarement fréquentés les bangwe du pays. D’où l’absence de hiérarchisation et de passe-droit comme cela se fait dans le bangwe traditionnel ».

Quelques extraits d’audience en janvier 2005 du forum Habari

Pour Kato Sam, la différence entre le bangwe traditionnel et le virtual bangwe ne tient qu’à quelques fils bien tendus en matière de liberté d’expression. « Le premier revêt un cadre social de discussion, le second un cadre convivial de communication. Autant le premier, en plus d’être le lieu de l’information à caractère social (discuter d’un mariage, d’un conflit), peut réunir une tranche d’âge pour des activités ludiques (mraha, karata, domino), autant le virtuel reste un moyen de briser une certaine solitude. Le bangwe traditionnel confine à un certain respect des traditions (on va au bangwe de son quartier, lorsqu’il réunit des personnes de même âge). Le virtuel obéit vraiment au concept de « bande passante ». On peut aller d’un site à l’autre, parler de sujets aussi épais que légers, avec n’importe qui, sans tenir compte du statut social, ni de l’âge des habarinautes, par exemple. De la fonction sociale, on aboutit à un désir communicationnel. Le plaisir est ici en fonction de ce qu’on a décidé d’aller chercher ou de ce qu’on y trouve, en bien ou en mal. Comme partout, il relève d’une certaine subjectivité. Seulement, on peut quantifier ce plaisir, lorsqu’un texte circule de bangwe à bangwe, de sites en sites. Le plaisir n’est pas d’ailleurs le seul indice de l’intérêt porté au texte ». 

Eric Milan est, lui, formel sur ces questions : « Ce qu’Internet a permis, c’est de faire sauter toutes les barrières qui peuvent freiner la liberté d’expression, telles qu’elles existent dans le réel. Sur internet, il n’y a plus de classes d’âge, plus de rang de notabilité, plus de caste par quartier, par village, plus de différenciation entre la campagne et la ville. Chacun peut être écouté pour ce qu’il a à dire, et non pas pour ce qu’il est. C’est une chose qui m’a frappé lors de mes séjours au pays, cette formidable hiérarchisation dans la prise de parole et dans l’écoute, issue des classes d’âge, des classes sociales, des classes d’origine géographique, et du rang de notabilité. On ne peut pas s’exprimer, ou bien alors dans un cadre très limité (sauf quand on est un mzungou, car dans ce cas là, c’est tout le monde – j’oserai dire « malheureusement » – même si vous n’avez rien d’intéressant à dire ou que vos idées sont nulles). Les jeunes en particulier, très nombreux, n’ont pratiquement pas le droit à la parole et pour sauter au-delà des barrières, il leur faut créer une émeute ou brûler quelques pneus pour se faire entendre ».

Eric Milan de Mwezinet/ Comores-Online.

Ce qui est sûr, c’est que la politique a très vite pris le dessus dans ce type de forum. A l’instar du bangwe traditionnel (ou shilindro), qui, après avoir longtemps joué son rôle d’espace d’information communautaire, est devenu un défouloir des mouvances politiques et des querelles de pouvoirs entre notables, le forum Habaria vite attiré les plumes d’opinion, et les volées de bois de vert n’ont pas tardé à se faire entendre bruyamment entre militants et activistes via le web. Insultes, invectives, diffamations et jeux de rumeur à double tranchant. « Il y a eu des dérives au fur et à mesure que de nouveaux entrants participaient aux débats », explique Eric Milan, webmaster de Comores-Online, qui regrette la qualité des premières interventions sur Habari« Un grand nombre d’interventions a servi de matière à réflexion et étaient intégrées au site en tant qu’articles d’intérêt général, ce qui n’est plus du tout le cas actuellement » dit-il. Monopolisé par un « noyau dur d’une vingtaine de personnes, selon lui, Habariest un reflet du microcosme des internautes comoriens qui sont versés dans la politique. Car c’est le principal sujet abordé. Mais il y a parmi les lecteurs qui ne s’expriment jamais de nombreuses personnes passionnées par les Comores et qui ont envie de savoir ce qui s’y passe au quotidien, et aussi de nombreuses autorités nationales et internationales, très sérieuses, qui y puisent probablement des informations non seulement sur la politique, mais aussi sur la sociologie des Comoriens ».

Nourdine Moussa insiste sur cette dégradation des contenus de discussion. « La pertinence d’un tel outil est limitée à ce jour. L’absence de cadre défini pour les discussions limite [son] intérêt. Les sujets abordés, tournant uniquement autour de la politique, ceci limite les cibles potentielles d’internautes comoriens. Les excès constatés ces dernières années contribuent à réduire la diversité des interventions ». A force d’excitations en tous genres, les responsables du site Comores-Online ont dû dissocier d’une façon beaucoup plus nette les deux activités de Mwezinet, leur association. En laissant les internautes comoriens se prendre le choux sur le forum et en mettant l’accent beaucoup plus sur le site d’information. « J’ai renoncé depuis longtemps au rôle de modérateur qui m’est dévolu, confie Eric Milan, sauf en cas de problème très grave. Malgré les risques encourus en tant que propriétaire du groupe de discussion, je n’interviens que de façon rarissime dans les débats. Je compte sur les membres pour faire – virtuellement – la police entre eux ».

Nourdine Moussa, promoteur de Ocomores.com à l’époque.

Des internautes qui se prennent généralement trop au sérieux. « On est même arrivé à un point où les intervenants, raconte Eric Milan, pensaient que la vie politique comorienne se jouait sur internet, et que l’influence des discussions qui s’y déroulaient touchait jusqu’à la population et aux autorités du pays. Beaucoup ont pensé que devenir des leaders de la toile les feraient devenir des leaders dans la vraie vie. Ils n’ont pas remarqué qu’ils évoluaient dans un monde à part, dans un pays ou l’usage local de l’internet est extrêmement limité ». 1100 abonnés en 2005/ 0,2 % de la population d’après Comores Télécom. Nourdine Moussa, lui, en rigolerait presque. « Souvent, une dizaine de personnes interviennent sur les forums et ces personnes croient être des centaines ou des milliers. On a souvent le sentiment que les personnes intervenant sur le net sont très attachées aux pays et s’expriment dans l’espoir de contribuer au débat sur place. Malheureusement, peu de personnes au pays peuvent suivre régulièrement les débats et donc leur impact est très limité ».

Kato Sam rappelle néanmoins que « l’anonymat peut biaiser la forme de la communication, mais pas le sens ». L’anonymat, à qui l’on attribue tous les mots regrettables du web. « Il est évident, avance Eric Milan, que l’anonymat d’internet permet toutes sortes de débordements, mais ils sont inhérents au média en question, et il n’y a vraiment aucun moyen de le restreindre, sauf à vouloir créer des zones de discussion où les intervenants auront été inscrits après s’être présentés physiquement et décliné leur identité, comme dans un congrès ou dans une réunion physique. L’anonymat fait penser à beaucoup qu’ils ont la liberté de faire et de dire n’importe quoi, et il est vrai que les forums de discussion deviennent parfois de grands défouloirs ». Le succès de Habari (mille connectés en moyenne) a en tous cas suscité des vocations web parmi les Comoriens de la diaspora. D’autres forums comme celui de Bangwe Comores se sont établis à sa suite. Des blogs, des sites de rencontre, des sites d’informations spécifiques. Le seul point commun entre tous, au-delà de la question comorienne, reste cependant le manque de visibilité. Et sans doute qu’à l’avenir, les choses vont prendre une autre tournure en ligne…

Soeuf Elbadawi


[1] Article initialement paru en septembre 2006, Kashkazi n° 52.