Où en est le twarab, aujourd’hui ? Réponses controversées, difficultés de conclure. Saindou kamal’Eddine s’est posé cette question en 1989, annonçant un débat, qui, pour l’heure, n’a jamais vraiment eu lieu. Les praticiens du twarab d’hier comme ceux d’aujourd’hui n’ayant jamais cherché à deviser ensemble pour l’avenir de cette musique[1].
Quand il débarqua à Moroni au début du siècle, Abdallah Cheikh Mohamed ne pouvait imaginer qu’il allait contaminer tout un peuple et transformer l’univers musical de ce pays, où trônait le gabusi ou gambusi _ nom donné à l’instrument et aux genres musicaux qu’il accompagne, selon l’endroit où il s’exprime, à Domoni sur l’île d’Anjouan ou dans les autres régions de l’archipel. Un instrument issu d’un patrimoine afro arabe.
En 1913, l’Europe allait découvrir le jazz, pendant qu’une musique, de l’autre côté du globe, tout à fait singulière, datant, dit-on, de la période préislamique et faisant la renommée de l’Egypte, venait conquérir le cœur de Zanzibar. Le sultan, Hamad Ibn Thuwen, s’était fait le mécène de cette nouvelle tendance. Le twarab, issu du nom égyptien « taarab », a certainement frappé la curiosité des chercheurs français, qui, dans l’Encyclopédia Universalis, ont défini cette notion comme une « gamme étendue de réactions émotionnelles consécutives à l’audition de la musique, allant jusqu’à la délectation intellectuelle, et de la douce mélodie jusqu’à l’extase ».
Les insulaires étaient tombés sous le charme de cette mélodie. Après Zanzibar, l’îlot de Pemba suivit. Eloignées du Continent, les Comores auraient pu ne pas être gagnées par ce vent soufflant dans la région. Mais Abdallah Cheikh Mohamed, emporté par l’euphorie de cette musique, traversa l’océan avec son violon. Avec une obsession en tête : répandre le son de la « muziki wa mwambao » (musique de la Côte), comme l’appellent alors les Swahili.
A Moroni, ce Comorien, originaire de Zanzibar, ne rencontra aucun obstacle. L’adoption fut spontanée. Pour l’auteur-compositeur Ali Cheikh El Idarousse, auteur d’un mémoire sur le twarab dans l’archipel, cette adoption spontanée « s’explique en partie par la tradition du gambusi », instrument à cordes proche du undi (luth), qui fut, avec le violon, un des premiers instruments du twarab. L’autre raison, il faut la chercher dans les liens historiques et culturels, unissant les peuples de la région. A moins de penser comme l’ethnographe français Marcel Mauss que « rien n’est plus facile à emprunter qu’une musique ».

L’orchestre Hiyari Nour de Ndruwani au temps de sa splendeur.
L’initiation durera cinq ans, puisqu’il a fallu attendre 1918 pour voir naître le premier groupe de twarab : le Marin-Band. Un nom d’inspiration anglaise, qui illustre bien l’influence zanzibarite. Adopté sous l’appellation de « fidrila » (qui signifie violon), le twarab déferle sur Ngazidja vers les années 1920. Les associations musicales se contentaient à l’époque de reproduire le répertoire des grands noms du genre. L’apprentissage des instruments était tout à fait empirique, mais la passion et l’enthousiasme fit que très vite la gamme de base fut maîtrisée. Gamme dite phytogoricienne mineure ou « gamme orientale d’Egypte », selon Ali Cheikh.
Cette maîtrise, ajoutée à un souci manifeste d’authenticité, contribuera à sauvegarder le twarab standard du départ, malgré l’introduction de nouveaux apports. Soutenu au départ par deux instruments à cordes, le violon et le undi, le twarab s’enrichit, en effet, de trois tambourins, qui vont composer le début d’une section rythmique. Il s’agit du « dani » (tambour basque) et de deux autres tambourins de fabrication locale (« tari » et « msondro »). Entre 1927 et 1939, la batterie fit sa première apparition sous le nom de « janz ». Joué en quatre temps, ce nouvel instrument va « épouser et boucher les vides du rythme syncopé du msondro » affirme l’ancien pilier de l’orchestre « Veve ».
Au fil du temps, et surtout vers les années 1960, l’harmonie musicale du twarab prit de nouvelles couleurs avec l’adaptation de la flûte, du violoncelle, des maracas, des castagnettes, de la mandoline, du conga, et enfin de l’accordéon. Ceci amena Gérard Bernard, dans son livre « Les Comores », paru en 1974, à définir le twarab comme étant une « musique comorienne improvisée sur des mélodies arabes mélangées à des percussions africaines ». Se maintenant dans sa version plus ou moins originelle au début des années 1960, le twarab devient une composante essentielle du patrimoine national. Un phénomène qui ira, en grandissant, certains mariages ne pouvant se tenir sans un twarab au programme.

Le twarab vu par Bernard Gérard durant le début des années 1970.
Et pourtant que de mutations ! Près des trois quart de siècle après son introduction, rien, rien n’est, par exemple, plus du tout, comme avant. Les associations musicales oné comme des champignons. Chaque région, chaque village – si ce n’est chaque quartier – a eu droit à son orchestre dans les grandes cité. De la reproduction de morceaux étrangers, les artistes se sont mis à composer leur propre musique et à écrire leurs de nouvelles chansons. L’arsenal musical s’est presque entièrement rénové. La conjugaison de tous ces facteurs a pour ainsi dire inscrit cette musique dans une ère nouvelle. Mais peut-on encore parler d’authenticité ?
A la fin des années 1960, voire au début des années 1970, on a pu craindre une forme de déclin. L’entrée en force de la jeunesse dans la vie publique va alors perturber le jeu musical. Fait normal, les pionniers qui occupaient encore la scène prennent progressivement leur retraite, mais sans laisser de relève. Resté longtemps un fait d’initiés, le twarab à l’ancienne n’a pas suscité de nouveaux adeptes. Les plus jeunes, aguerris aux techniques de jeu de cette musique, notamment la fameuse gamme orientale d’Egypte, tombent dans l’improvisation et le plagiat, au risque de la médiocrité.
Un autre phénomène, de nature différente, va précipiter les choses, en contribuer à mettre l’œuvre d’Abdallah Cheikh Mohamed à terre. Il s’agit de l’avènement du mshago. L’isolement de l’archipel des Comores par rapport au reste du monde n’épargnera pas la contamination de la jeunesse par la culture mainstream. Les années maboto – années folles, s’il en est – ont donné le la. Modes vestimentaires, goût de l’évasion et de la musique électrique, entraînent la jeunesse dans une tendance pop mondiale. La monotonie d’une musique jugée trop douce et vieillotte fera le reste. Ainsi naîtra le « mshago du mfomontsi ho Ngazidjani » (la fièvre du samedi soir).

L’immense Aouladil’Comores.
Nouvellement arrivée, la guitare imposa sa gamme majeure au twarab. La batterie, quant à elle, introduisit son rythme saccadé aux roulements infinis et au temps rapide. « Celui du jerk », précise Ali Cheikh. On alla même encore plus loin. Les musiques du monde moderne commencait à faire parler d’elles. On les imitait tant bien que mal, souvent dans une cacophonie où seule l’envie de se défouler y trouvait un semblant de sens. La radio, qui en était à ses débuts populaires, va inconsciemment amplifier le phénomène. Pour nourrir le répertoire musical de Radio Comores, un animateur de renom créera une émission devenue mythique, depuis : « Msafara ho Ngazidjani ».
Abdallah Mansoib, de son vrai nom, va sillonner toute la Grande Comore pour ce télé crochet, made in Comoros. Bien sûr, le désir de se « faire entendre » ou de « faire entendre la voix du village » l’emportera sur les questions esthétiques, mais le succès du mshago sera assuré, alors même que le fossé va s’élargir entre les nouveaux venus sur cette scène et les acteurs du twarab classique, qui, eux, parleront de médiocrité, en prévoyant le pire. La disparition, pure et simple de leur passion. Il en est même qui se demandaient si ce n’est pas seulement par habitude que le nom de twarab continuait encore à exister. Il est clair que le mshago n’avait rien de la musique reçue de Zanzibar au début du 20ème siècle.
Certains groupes ont purement et simplement opté pour la variété musicale, mieux connectée à leur époque. Elle leur permettait d’échapper aux contraintes d’une musique traditionnelle, dont ils reconnaissaient volontiers ne pas maîtriser les rouages. Cette génération, représentée notamment par Ngaya et par de nombreuses individualités, pouvait se targuer de travailler à l’émergence d’une nouvelle scène comorienne. D’autres formations comme celles de Ndruwani sont néanmoins restées fidèles aux classiques du twarab, en conservant jusqu’à l’instrumentation d’une certaine époque. Pour beaucoup, le twarab est mort, bien quon l’annonce toujours vivant et en plein essor. Ali Cheikh ne mâche pas ses mots, lorsqu’il déclare que la musique comorienne d’aujourd’hui est une « dénaturalisation totale » du legs. Salim Ali Amir, un autre auteur-compositeur, touche les causes profondes du mal. Il regrette « le manque d’efforts de recherches de la part des artistes ». Mais les années passent, et les influences en appellent à d’autres façons de faire pour que la musique comorienne, quelle qu’elle soit, parvienne à ses fins.
Kamal’Eddine Saindou
[1] Article initialement paru dans le journal L’Archipel du 11 juin 1989.
L’image à la Une du texte, et celle de l’homme au violon sont de Bernard Gérard, auteur d’un livre Les Comores, paru aux éditions Delroisse.