Mjombi le mythe tenace de la cinquième île

Dans l’imaginaire antalaotse, ce peuple « venu de la mer » aurait vécu, durant des années, dans une île située entre les Comores et Madagascar. Mais la colère de Dieu aurait submergé la cinquième île de l’archipel…[1]

M’djomby ou Mjombi. A l’image de son histoire et de sa localisation, l’orthographe de l’île que l’on dénommera Mjombi – comme l’historien Pierre Vérin – n’est pas encore arrêté. Ni même vérifié. L’apanage des mythes qui, bien souvent invérifiables, n’en demeurent pas moins tenaces dans l’inconscient collectif…

L’idée d’évoquer ce que certains qualifient de cinquième île des Comores est née d’une discussion avec Thany Youssouf, Comorien venu de Mahajanga, qui milite pour la survivance de la langue kibushi à Maore[2].« Il paraît que dans le temps, il y avait une cinquième île, qui s’appelait Mjombi », nous indiqua-t-il lors d’une discussion autour des origines des Antalaotse, ce peuple « venu de la mer », que l’on trouve essentiellement à Madagascar et Maore – et aussi dans une moindre mesure à Ngazidja. « Certains habitants de l’archipel disent que leurs ancêtres sont venus de cette île, qui aurait été engloutie », poursuivit-il. « Moi-même, j’ai entendu certains l’affirmer. Mais cela ne va pas plus loin que les dires des gens. C’était il y a des siècles ».

Intrigués par ce mythe qui semble tenace chez certaines personnes, perpétué par la  force de la tradition orale, mais guèreinscrit dans le programme de recherche des historiens, nous nous sommes mis en quête d’indices. A Poroani et Ouangani, les deux villages de Maore où l’on parle kiantalaotse, on connaît cette histoire. Bacar, un vieil homme de Poroani, qui a travaillé à Diego-Suarez et Mahajanga, en a entendu parler : « Cela ne nous concerne pas à Poroani. Car nos ancêtres venaient de Kasepy, à côté de Mahajanga. Mais c’est une histoire que l’on raconte. Moi-même, mes parents me l’ont dite, et je l’ai transmise à mes enfants et à mes petits-enfants ». Selon Bacar, Mjombi se situait « dans des temps très lointains » entre Maore et Madagascar. « C’était une île peuplée d’habitants, principalement des pêcheurs et des marchands. C’étaient des Antalaotse, c’est-à-dire des gens venus d’Arabie, ou d’Inde, qui se sont mélangés avec des Malgaches. Ils y vivaient comme on vivait dans les autres îles de l’archipel. Mais un jour, l’île a été engloutie par la mer. Seuls quelques survivants ont réussi à s’échapper avant la noyade. La plupart vivent aujourd’hui à Madagascar. On m’a dit qu’il y en a ici aussi, à Mayotte ».

D’aucuns situent Mjombi vers le banc du Castor…

Mlaïli, un autre habitant de Poroani, connaît aussi cette légende. « Mon père me l’a racontée. Je ne sais pas exactement où se situait cette île, mais il m’a dit comment elle avait disparu. En fait, cette légende se rapproche de celle de l’îlot [de sable blanc, ndlr] de Saziley. Un jour, il y avait un mariage. On jetait du riz par terre sur le passage des mariés. Cela a déplu à Dieu, pour Qui on ne doit pas gaspiller la nourriture, et Il a fait engloutir l’île ». Si à Saziley, il reste une trace immergée de cette île, Mjombi aurait totalement disparu de la surface de la terre.

Selon Mlaïli, les anciens, aujourd’hui encore, racontent la disparition de Mjombi aux enfants. A Ouangani aussi, la tradition se perpétue. Mais dans une moindre mesure, comme la langue qui a tendance à s’effacer face au shimaore. Il faut chercher longtemps pour rencontrer un homme qui connaît cette histoire : on le surnomme « Général ».« Effectivement, mes ancêtres m’ont parlé de cette île. Mais je ne sais pas où elle se situe. Je sais juste que des Antalaotse y vivaient très bien, mais qu’un beau jour, la colère de Dieu a englouti l’île et ses habitants. Par contre, je ne sais pas s’il y a eu des survivants. Je sais juste que l’on en parle beaucoup chez les Antalaotse ».

Les pêcheurs de Moroni, eux, savent très bien situer Mjombi. Du moins dans leur imaginaire. « C’est un passage obligé entre Madagascar et Mayotte », affirment une demi-douzaine d’entre eux, rencontrés à l’ombre d’un navire en chantier, sur le port aux boutres de la capitale. Mais pour eux, Mjombi a une autre signification : mythique elle aussi, mais plus actuelle. « C’est un endroit de la mer que tout navigateur est obligé de franchir entre Madagascar et l’archipel », affirme Mohamed, qui a vécu à Tamatave avant de rentrer au pays. « Tous les vents s’y retrouvent. Quand on arrive à cet endroit, la mer est très agitée, il y a des remous. C’est très dangereux. On dit que c’est Dieu qui décide de notre sort à ce passage. C’est pour cela qu’on jette des cadeaux en offrande ». Selon les pêcheurs de Moroni, ce « passage obligé »est très peu profond, mais dangereux. « Même le meilleur des navigateurs n’est pas maître de son destin à Mjombi. Les offrandes sont faites généralement de bijoux. Sinon, on ne passe pas », affirme Hassane.

Capture d’écran Hassan Kassim, Koimbani.

A Koimbani, dans le Washili, à Ngazidja, on entretient le souvenir d’un jeune homme du village, qui revenait en bateau de Madagascar, après être tombé en dépression. Au moment où le navire traversait Mjombi, il s’est jeté dans les flots pour mourir noyé. C’était en 1967. Le garçon appartenait à la lignée Inya nKotso, éteinte aujourd’hui, qui se prétendait venue du fond de la mer. Hassan Kassim, un érudit du village, dit quant à lui posséder des documents écrits en arabe et en swahili sur l’histoire de Mjombi. « Cette île a été emportée par la mer, à partir d’un canal qui a fait des ravages pas seulement sur Mjombi, mais aussi sur toutes les petites îles – il y en avait six autour de Ngazidja. Des habitants qui étaient dans cette île sont venus ici. On peut encore trouver leurs descendants dans des villages du Washili et d’ailleurs ». Selon Hassan Kassim, des animaux ont suivi les hommes : « Des bœufs qui n’avaient pas de poils », et qui ne sont pas sans rappeler la légende des premiers bœufs sortis de la mer.

Quand Mjombi a-t-elle été engloutie ? « C’était avant l’époque des sultans », affirme Hassan. Faut-il croire à ce mythe a priori farfelu de la cinquième île ? Peut-être pas. Toujours est-il que les chercheurs eux-mêmes s’y sont très succinctement intéressés. Et pas des moindres : dans le quatrième chapitre de son ouvrage de vulgarisation sur les Comores, Pierre Vérin évoque « la persistance du mythe des îles imaginaires »« En même temps que la qualité des connaissances géographiques des Portugais sur les Comores s’affine », écrit-il, « celle des gens des autres nations qui rivalisent avec eux dans la mer des Indes reste encombrée d’affabulations sur l’existence d’îles imaginaires. Mais les Portugais, maintenant qu’ils sont bien informés, gardent du mieux qu’ils peuvent leurs secrets géographiques, comme certains musulmans ont jadis tenu à garder les leurs. Les fables sur les îles multiples que l’on situe mal dans le canal de Mozambique persisteront donc longtemps ».

Cette imagination collective n’est toutefois pas si loin de la réalité. Entre Madagascar et les Comores se trouvent une multitude de petites îles, telles que les îles Europa, Bassas de India, Juan de Nova, ainsi que des bancs – de Pracel, du Geyser, du Leven – qui ont dans l’histoire causé pas mal de naufrages. En 1585, Lopez de Benevente note : « Dans le canal de Mozambique, il y a plusieurs îles habitées par des paysans et par des Mahométans, dont la principale est celle de Saint-Christophe, puis celle de Saint-Esprit ; viennent ensuite Magliaglia (Mwali), Comores (Ngazidja), Anzuana (Ndzuani), Mayotte et d’autres plus petites ». Si les quatre dernières nommées existent bel et bien, les deux premières, situées sur les cartes de l’époque vers Maore, sont certainement dues à des erreurs. Comme le note Pierre Vérin, « la qualité des pilotes importait plus que celle des cartes » à ce moment-là.

Vieille carte recomposée des quatre îles, par la marine française d’après les remarques des navigateurs.

« En 1598 », note Pierre Vérin, « John Davis cite encore cinq îles, dont il orthographie les noms comme suit : Mayotta, Anzuame, Magliaglie, San Cristophoro et Spiritu Sancto, et le mythe de l’île ou des îles supplémentaires à l’archipel va poursuivre sa carrière pendant une bonne partie du XVIIèmesiècle ». En 1626, Herbert signale également cinq îles. Dans les années qui suivent, les cartes dessinées en représentent plus encore. « Même en 1766, Dalrymphe discute encore de l’existence de l’île de John Martins, pourtant fictive ». 250 ans après, malgré l’impossibilité de la situer géographiquement, certains continuent d’affirmer qu’il a existé, par le passé, une cinquième île des Comores. « Selon une tradition orale encore bien vivante, ilaurait existé jadis une île appelée Mojomby (ou M’djoumbi) dans lecanal de Mozambique où habitaientdes musulmans qui vivaient du commerce », poursuit Pierre Vérin, qui sebase sur un conte malgache auquel il a consacré un écrit dans les années 1970, écrit répertorié dans sa bibliographie, mais que nous n’avons pu nous procurer.

« Lorsque l’impiété et la discorde s’installèrent dans l’île, Allah décida leur punition : M’djoumbi aurait été submergée par une mer devenue soudain furieuse ; certains disent qu’ils furent miraculeusement épargnés dans leurs boutres sur lesquels ils s’échappèrent. D’autres assurent que Dieu envoya un animal marin pour porter les survivants qui méritaient sa clémence. Certains Antalaotse du nord de Madagascar, ainsi que des gens du clan mdombozi, dans le Mbadjini de la Grande Comore, affirment être les descendants de ce contingent de justes. Lorsqu’on va entre Nosy-Bé et Mayotte, des patrons de boutre montrent aux étrangers qui les accompagnent les bancs du site de cette ville d’Ys de l’océan Indien. Le voyageur aperçoit alors des bancs coralliens à fleur d’eau où la mer bat furieusement comme si la colère d’Allah ne s’était pas encore apaisée »[3].

Comme l’indique Pierre Vérin, nul ne sait aujourd’hui si ce site a jamais existé, et s’il se situe à l’endroit où on le montre. Toutefois, il note que l’anéantissement de villes côtières par des cyclones a pu être observé, notamment à Kua, sur la côte d’Afrique. Le navigateur portugais Diogo de Couto abondait dans ce sens lorsqu’il écrivait : « Jadis, il y avait cinq ou six autres îles auprès de Mayotte, mais, comme elles étaient très basses, elles ont été recouvertes par la mer et aujourd’hui elles forment des hauts-fonds sur lesquels brisent les vagues ».

Pierre Vérin.

Pour Alain Clockers, historien qui travaille auprès des Archives départementales de Mayotte, il est également envisageable, depuis deux ans et le tsunami qui a ravagé l’Asie, qu’un phénomène de ce type ait pu submerger une de ces îles. Par contre, il refuse la théorie évoquée par certains d’une île flottante. « Il existe des îles flottantes, faites de végétation, dans la région. Mais elles sont minuscules. On ne peut pas parler de ville ou d’habitants. C’est inimaginable ». Ces îles ont une explication scientifique, donnée par Challe en juin 1690, rapportée par Vérin : « La mer, par ses brisements, son flot et son jusant, ou si l’on veut son flux et son reflux, peut caver et miner sous terre des endroits dont la superficie est couverte d’arbres qui, étant liés ensemble par leurs racines, peuvent être détachés de la terre et entraînés au large par les vents qui, comme dans des voiles, s’engouffrent dans les branches et les feuilles de leurs cimes, et être poussés tantôt d’un côté tantôt de l’autre »[4].

Vérin n’est pas le seul à évoquer cette cinquième île. Du côté des chercheurs, Kent en parle également. Mais selon Claude Allibert, il voit dans le nom de « Mijomby » le mot Mozambique (Mussambidji). Guillain, aussi, se réfère à la carte d’Owen, qui fait apparaître une île dénommée Choumby, nom qui rappelle étrangement celui de Mjombi[5].

Si Vérin persiste – « les Kajemby se plaisent à dire qu’ils sont originaires de Mojomby, l’île mythique entre les Comores et Madagascar, et les Antalaotse se prétendent eux aussi originaires de Mojomby » écrit-il[6]–, P. Ottino donne lui une autre explication à ce mythe qu’il rattache au souvenir de la destruction de la digue d’Al-Arim qui ruina Saba[7]. Une explication guère plus réaliste, qui ferait de Mjombi une terre beaucoup plus lointaine – dans le Golfe arabo-persique – que ne laisse entendre la légende. Claude Allibert rapporte de son côté le témoignage d’un habitant de Sada, qui rattache « Mijomby » au « cimetière de corail Ambagusi au large de Bouéni ». Ce témoignage-là se rapproche de celui des habitants de Poroani.  Faut-il en déduire que Mjombi a bel et bien existé ? « Cela semble tout de même peu probable », pense Alain Clockers. Mais pas impossible non plus.

Rémi Carayol


[1] Article initialement paru dans le Kashakzi (n°69) de janvier 2007.

[2] V. Kashkazin°58, décembre 2006

[3] Pierre Vérin, Les Comores, éd. Karthala, 1994.

[4] Pierre Vérin, Les Comores, déj. cité.

[5] Claude Allibert, Mayotte, plaque tournante et micro- cosme de l’océan Indien occidental, son histoire avant 1841, éd. Anthropos, 1984.

[6] Pierre Vérin, Les Comores, déjà cité.

[7] Selon P. Ottino, le mythe de Mjombi serait en fait à lier à celui de la destruction du barrage d’Al- Arim, il y a près de 1.500 ans… Au royaume de Saba, des barrages impressionnants avaient été érigés à Edraa, Adshma et près de Marib, la capitale. Non loin de cette ville existait l’ouvrage de loin le plus important, le barrage de Sudd Al-Arim sur l’oued de Dhana, construit vers 750 avant JC. D’après la légende, il consistait en un remblai de terre d’environ 4 mètres de hauteur et de 600 mètres de longueur. Vers 500 av. JC, ce barrage a été surélevé à 7 mètres et une nouvelle fois à 14 mètres en l’an 325 de notre ère. Pendant plus de mille ans, cet ouvrage fut la base de l’agriculture et des moyens d’existence dans la plaine de Marib, mais après une première rupture au Vème siècle, le barrage a été probablement détruit, vers 575 après JC selon certaines sources, vers 542 ap. J.C selon d’autres. Cet événement est relaté dans le Coran (Sourate 34, Versets 14 et suivant) dans les termes suivants : « Les habitants de Saba possédaient deux jardins que traversait un ruisseau. Nous leur dîmes : « Jouissez des bienfaits du ciel. Ce vallon est délicieux. Soyez reconnaissants ». Ils abandonnèrent le culte du Seigneur. Nous déchaînâmes contre eux les eaux entassées d’un torrent. Leurs jardins submergés et détruits ne produisirent plus que des fruits amers, des tamaris et des nabes. (…) Et ensuite un cri survint de tout le Saba, selon lequel le barrage, le mur au-dessus des terres (…) avait été détruit (…) Amr vit un rat en train de creuser dans le barrage à Marib, là où ils retenaient l’eau et l’amenaient là où elle était la plus utile. Il sentait que le barrage n’allait pas durer et il se résolut à quitter le Yémen (…) Alors Allah envoya un torrent contre le barrage et le détruisit »