Et si on adoptait tous le « shimwali » pour changer ?

Où l’on reparle de la langue comorienne, de plus en plus malmenée, alors même que le pays s’épuise dans des querelles intestines, laissant remonter les différences, au lieu de priviligier une parole commune autour de cette question. A Moroni, où s’organisent des journées de la langue depuis l’an dernier, il est question de mettre en place une agence de promotion du shikomori, promu langue d’enseignement, l’année prochaine. A Mayotte aussi, la question également de valoriser la variante de l’île, le shimaore.

Affaire de langue. A peine commence-t-on à en débattre à Moroni que des questions viennent s’opposer autour de la table des amoureux transis de la langue comorienne. L’une d’entre elles perturbe, bien évidement. Va-t-on imposer le shingazidja comme dialecte moteur dans la dynamique en train de s’initier ? Ali Soilihi l’a un jour imaginé, sans avoir le temps de thésauriser, mais on connaît le fin mot de cette histoire. Michel Lafon et sa bande n’ont rien pu faire qui soit pérenne. Ce qui n’empêche pas l’autre question de se poser. Le shindzuani n’est-il pas plus indiqué comme variante à imposer, étant donné sa grande capacité à épouser la complexité économique du pays. Les natifs de Ndzuani sont nombreux à s’installer sur les trois autres îles pour des raisons économiques. Et si les linguistes, pour une fois, s’obligeaient à inventer un mode de communication, empruntant aux quatre dialectes de l’archipel, sans chercher à hiérarchiser, mais avec le souci d’ouvrir large la perspective ? Le débat reste ouvert, et les dés ne semblent pas voués à y être jetés au hasard.

La délégation reçue par le président Azali Assoumani pour la promotion du shikomori. Ils parlent tous de mettre le shikomori au programme des plus petits, l’an prochain. Iront-ils opposer une langue contre une autre ou sauront-ils marier les variantes ? Ici dans une école à Fumboni, Mwali…

Longtemps on a espéré une place dûment réfléchie du shikomori dans les politiques éducatives. Longtemps, on a cru pouvoir soigner l’âme de tout un peuple, en usant de son parler intime. Le shikomori, qui répond à la fois à l’utilitaire (la langue vue comme moyen de communication), au sociopolitique (souvent convoqué dans les rapports de force entre les différentes communautés du pays), au culturel (vision du monde, relié au legs, du moins), n’a jamais pu incarner les ors et les symboles du pays rêvé. Celui grâce à qui on cesserait, enfin, de se chercher des poux dans une utopie archipélique, qui reste à (re)définir. Au contraire, il a souvent servi d’élément de division dans les échanges, avec la mauvaise foi du séparatiste en sus. Combien de fois n’a-t-on pas entendu répéter dans la rue que l’un ou l’autre des riverains ne pigeait rien à ce que racontait son vis à vis ? Comme si l’on oubliait le fait qu’il s’agisse d’une même langue. Avec ses variantes et ses jeux de terroir, nées de l’intercompréhension…

A l’occasion de la 46èmecommémoration de la fête nationale, on a comme joué aux apprentis sorciers. Samra s’est fendue d’une interprétation – musicalement racée, mais limite surprenante – de l’hymne national, jadis composé par feu Saïd Hachim Sidi Abderemane. L’artiste a été lourdement chahutée sur les réseaux sociaux pour en avoir massacré le texte. « Hasibabu » au lieu de tasibabu, « yamasiwa ralelewa » au lieu de yarilea, ou encore « yikatruha » au lieu de yikatuha _ signe qu’elle a du mal, comme nombre de jeunes de sa génération, à saisir les nuances d’une langue, qui, à force de ne pas être enseignée dans les règles, se voit perdre ses tournures et son lexique. C’est peu dire que de reconnaître que la langue shikomori va mal, d’autant plus que les autorités (d’une rive à l’autre du pays) n’ont pas su la rendre intelligible et essentielle aux yeux des leurs. A la place, on a privilégié l’absorption aveugle de langues étrangères, au caractère colonial certain, qui ont fini par déposséder l’habitant de ces îles de son imaginaire.

Samra, lors de la 46ème commémoration de l’indépendance des Comores.

Ali Soilih, selon le linguiste Michel Lafon, qui a bien servi sa dynamique révolutionnaire, « partait du principe que tout, sans exception, de la politique à la dialectique marxiste, de la religion au programme économique ou à l’agronomie, pouvait et devait être exprimé en comorien »[1].Quand on ne sait plus comment nommer sa réalité avec sa langue maternelle dans un pays où la tradition est pourtant matrilocale, les enjeux de langue deviennent vite des sources de néantisation du pays profond. Le pluralisme linguistique revendu par les Etats français et comorien dans l’ensemble des quatre îles a permis de s’inviter dans les dialogues inter mondes, situés de l’autre côté de l’océan, mais sans le viatique nécessaire pour dire ce que l’humain vit et éprouve depuis cet endroit fissuré de la planète. A priori, la pratique d’une langue ne devrait pas en exclure une autre. Aux Comores, les élèves, dès l’école primaire (shioni et lekoli), apprennent à se débarrasser de leur parler maternel, comme on se débarrasserait de ses oripeaux, avant un grand saut vers la civilisation. Reste à signifier qui est le barbare de cette histoire ? Car il y en a toujours un dans les tragédies de la culture. Celui qui se renie en chemin ou celui qui parvient à lui faire admettre de se détacher de ce qui lui fonde une identité en sont des avatars connus.

Qui oserait remettre en question le fait que la langue maternelle reste un patrimoine incessible, un fameux « précieux » pour quiconque voit le jour en ces îles ? Elle est seule à permettre de retrouver les tracés (éparses) d’une mémoire enfouie sous le poids des dominations. La langue maternelle participe par ailleurs au processus de construction du futur citoyen d’archipel. Elle lui apporte l’estime de soi et concourt à parfaire la mécanique de son petit cerveau. Comment retisser le récit ébranlé d’un pays en proie aux démons de la dislocation, en usant de langues étrangères qui tendent à l’essentialiser, quand elles ne se contentent pas de rendre sa geste de vie folklorique ? Adopter des langues officielles importées n’oblige pas à renoncer à une identité originelle, qui, pour ne pas devenir disparate, a dû, sans cesse, se redéfinir, en intégrant des apports nouveaux. Les autorités de ce pays auraient gagné à œuvrer dans le sens d’un processus transitionnel, où l’enfant comorien serait entré à l’école, en commençant par un meilleur apprentissage de sa langue-mère. L’arabe et le français (l’anglais, le chinois et le swahili, bientôt) auraient pris part, plus tard, à son épanouissement.

Mohamed Ahmed-Chamanga et Michel Lafon.

Qui songe encore sur cette terre à l’idée qu’un enfant a besoin de téter le lait  de sa mère (bele la mdzade) en premier lieu, avant de chercher à puiser son avenir dans les mirages de l’ailleurs ? « Seule une volonté politique permettrait d’introduire cette langue dans les programmes, ne serait-ce qu’à titre expérimental, déclarait le linguiste Mohamed Ahmed-Chamanga. Il pourrait y avoir une initiative de la société civile [en ce sens], mais elle exigerait beaucoup d’organisation ». Un rêve qui commence à prendre corps. A Mayotte, il commence à y avoir quelques expériences en ce sens. A Moroni, on parle d’intégrer le shikomori dans le préscolaire, l’an prochain. Aucune des deux rives ne pense la langue en terme de patrimoine commun, mais plutôt en  instrument de la dissension à venir. On devise sur le principe même d’une langue nationale qu’il faut malmener dans ses manières d’être, afin de faire remonter des éléments régionalistes, qui, certes, ont leur importance, mais n’ont pas à nuire à ce qui rassemble les îles. Qu’est-ce qui se refuse aux linguistes de l’archipel ? Leur incapacité à faire corps ensemble traduit, manifestement, leurs limites. Il leur paraît beaucoup plus simple de célébrer les différences qui réduisent le cognitif de l’enfance dans ces îles. Ont-ils jamais eu un projet en commun ? A se demander…

D’un point de vue strictement linguistique, le shimwali se situe au croisement des trois autres variantes dialectales de l’archipel. Il apparaît donc comme la plus souple de toutes les variantes existantes dans la perspective d’une standardisation. Mais qui irait chercher le destin de cet archipel disloqué dans la torpeur des îlots de Niumashua ? Standardisation ne signifie pas dévitalisation des imaginaires. Pour l’éviter, chaque île pourrait d’ailleurs entamer le processus de réappropriation de la langue commune, en réconciliant d’abord l’enfant avec la variante de son île, mais les principes de convergence devraient primer pour la suite des événements. « Nous ne devons pas tomber dans le piège de généralisation d’un dialecte. Cela risque de créer des tensions sociales et diviser encore plus le pays. Il est possible de ne pas sentir cette tension, mais elle serait là en position latente » relève Eliasse Ezaldine, sociolinguiste[2]. Il est clair que la langue de la terre-mère doit l’emporter sur le reste, dans la mesure où elle est dépositaire du legs, mais encore faut-il qu’on sache la faire évoluer vers la fabrique des communs. En innovant sur un plan pédagogique à l’école et en la conviant dans les espaces de décision. D’où la question de savoir quelle langue transmettre, justement. Une question à poser aux linguistes, qui se prennent, davantage, aujourd’hui, pour des politiciens à la courte vue, voulant satisfaire des communautés à territoire limité, au lieu de songer au schéma de la vastitude archipélique et d’aider à résoudre la problématique de la convergence dialectale, par un discours clair, sans concessions.

Soeuf Elbadawi


[1] Auteur de L’éloquence comorienne au secours de la révolution – Les discours d’Ali Soilihi, L’Harmattan, 1995.

[2] « Quel dialecte adopter dans l’enseignement du comorien ? » Entretien de Riwad avec Eliasse Ezaldine, sociologue. La Gazette des Comores, 02/07/21.

L’image en Une a été prise lors d’un atelier de lecture dans une école à Fumboni, Mwali. Atelier réalisé d’après l’oeuvre traduite en shikomori de la française Annick Gondard (Komedit).