A Paris, Dunkerque ou Marseille, se poursuivent les vieilles querelles de cité. Le Comorien appartient d’abord à son village. La bannière insulaire ou nationale ne vient qu’en seconde position[1].
« La famille comorienne, tout en épousant les valeurs républicaines du pays des droits de l’homme, décide […] de ne faire aucune concession sur tout ce qui la lie à sa communauté villageoise. Ses principaux refuges et pôles de référence en France seront […] son foyer et l’incontournable association villageoise » analyse Saïd Hassan Jaffar dans un mémoire consacré à la diaspora comorienne en France. Deuil, mariage ou repas en groupe reconstitué le week-end. Tout lui est prétexte pour retrouver l’unité désertée du bled d’origine.« Wa bale mipaka yo mdjini hata hunu » résume Ibrahim Barwane, anthropologue.
Le migrant Comorien ne fréquente, par exemple, ni théâtres, ni musées, ni cinéma, sauf si ses enfants nés Français l’y traînent de force. Car il préfère, lui, se prélasser avec ses semblables, dès qu’il dispose du moindre temps de libre. Pour satisfaire à une certaine nostalgie, sans doute. Pour se sentir moins perdu, face à l’immensité du pays d’accueil, surtout. Refusant de se soumettre à ce type de considérations (« pour une question de santé mentale et d’esprit de liberté, je n’ai pas de vécu villageois » dit-il), Fikri Ali Mohamed, chercheur en sociologie politique, estime que c’est le signe d’un échec certain : « L’échec de l’intégration du pays d’accueil, en même temps qu’une absence de confiance en soi des migrants Comoriens. Un complexe d’infériorité qui leur fait croire qu’ils n’y arriveront pas seuls « en milieu hostile », dans le grand bain du monde, d’où le regroupement par l’affinité villageoise, le premier dénominateur commun, le plus facile aussi ».

Recueillement en hommage à feu Ibrahim Ali à Marseille. Un des rares moments où la communauté dépasse les clivages communautaires.
En gros, le village rassure. Mais « la démarche communautaire s’est focalisée sur une adhésion à l’appartenance villageoise comme principale alternative » selon Soilih Mohamed Soilih. Cependant, Fikri Ali Mohamed nuance : « Le repli de village est, me semble t-il, une spécificité grand-comorienne. Les Anjouanais de France, à part les Mutsamudiens et ceux des grandes villes, ne se réunissent pas tant que cela en terme de village. En tout cas leur village transposé est moins ostentatoirement mis en scène, comme les Grands-comoriens le font. Les Mahorais que je fréquente ne sont pas non plus dans ce rapport- là. Il y a donc me semble-t-il, une spécificité de la Grande-Comore. En Grande-Comore, on est d’abord de son village avant d’être un M’gazidja, avant d’être a fortiori un Comorien. Donc repli il y a. Ce n’est même pas un repli, parce que cela supposerait qu’il y a eu un jour ouverture. C’est un « recroquevillement » fœtal, naturel. Et c’est ce qui est terrible. On en est encore à l’âge fœtal. Alors oui dans ce cas, les débats quant aux appartenances insulaires ont de beaux jours devant eux. Car une patrie reste à inventer ».
Même le principe d’appartenance à un Etat ou de filiation « archipélique » s’y trouve broyé. « Être de tel coin ou de tel autre, ce sont des clivages qui ont leur importance au pays. En France, ils permettent aux uns et aux autres de se jauger, d’analyser le chemin parcouru et surtout de garder le lien ombilical avec la terre des ancêtres » argumente Mohamed Saïd, étudiant en communication. « Nous sommes partis de nos îles pour accumuler un capital de réussite. Ce capital ne doit pas quitter le village. Si un enfant réussit à faire de bonnes études, si un mec gagne au loto, si une entreprise lui paie un salaire de roi, les dividendes doivent aller au village qui l’a vu naître » ajoute-t-il. Les dividendes ! Le communautarisme de village, tel que cultivé dans l’Hexagone, reprend effectivement les recettes éculées du passé. Il a ses notables, ses preneurs de décision, engageant le nombre, son autorité morale, ses oncles, ses grands frères, qui veillent au bon respect des règles communes et au retour sur investissement des parents restés au bled. Cela s’effectue au travers notamment des associations villageoises.

Moment de liesse dans la communauté. Un bal twarab à la gare Saint-Charles.
« Une des grandes originalités […], c’est le non-dit des statuts. En effet, sans que ce soit précisé quelque part, tout ressortissant d’un village est automatiquement considéré comme membre, par conséquent redevable des cotisations et corvéable à merci. Tout contrevenant est mis au ban de la société dans la communauté villageoise aux Comores, avec tout ce que cela suppose comme pression et sanctions vis à vis de ses proches restés au village ». Ces associations transposent en France les défauts d’une organisation villageoise pourtant en crise au pays. Décisions arbitraires imposées à tous, guerre de mépris entre les quartiers historiques des plus grandes cités, privilèges de clans sociaux transmis de famille en famille et absence d’une réflexion approfondie sur les enjeux du monde actuel. Ce qui pousse la nouvelle génération à aller voir ailleurs. « On m’oblige à aller dans des bals de village pour aider à construire une mosquée ou une école. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de cotiser pour un village où je n’irai jamais vivre? » s’emporte, un rien provocateur, Eddy, qui est né en France et n’est retourné au pays qu’une seule fois en vacances.
« C’est dépassé leur truc. En plus, ils n’arrêtent pas de s’engueuler entre eux, de détourner l’argent de la communauté dans l’impunité la plus totale, parce qu’ici comme au pays, vous ne pouvez pas ou ne devez pas porter plainte contre votre cousin ! » Pour les plus jeunes, une image d’archaïsme se dégage de ce communautarisme de village importé. Après avoir été bercé par le triste chant des coups d’Etat au « 20 heures », ces jeunes préfèrent rêver de vacances à la plage, de fiesta sous le soleil et de Djobane Djo que de mawlid, harusi et d’entraide sociale avec un pays « où tout part en couilles ». « Mon père », dit Eddy, « il nous a tout interdit pour satisfaire aux exigences de son bled. Il a accumulé pour le mariage, pour aider à construire des choses là- bas, et puis il est mort sans en avoir profité. Je reconnais quand même que le jour où il est mort, ils sont tous venus à la morgue pour prier. Et ça c’était immense. Je n’aurais jamais cru ».
Mombi, du 3èmeŒil, constate : « C’est dans les moments les plus durs qu’on la trouve, la solidarité comorienne. Mais après, elle disparaît d’un coup. On ne la voit plus ». Le village reste quand même un liant fort pour toute une communauté en perte de ses repères, surtout depuis que le principe de solidarité, valeur hautement revendiquée par les Comoriens de France, est en train de se perdre. Boss One, l’autre acolyte du 3ème Œil, pique une colère à cette idée : « Il n’y a aucune solidarité entre les Comoriens. Il y a du racisme surtout. C’est tel village qui est plus grand que l’autre qui va l’emporter. Toi, tu viens d’un petit bled où l’on ne mange que des nana. Toi t’es un pêcheur, l’autre c’est un ci, c’est un ça. Donc ça divise les gens. Il se peut qu’il puisse y avoir à un moment donné une solidarité mais elle est pas énorme ».

Kombi et Boss One du 3ème Oeil.
La vieille école, incapable de respecter ses propres valeurs affichées, fait tâche aux yeux de ces jeunes. Soly de Centre Musical School à Marseille, ne cache pas sa déception : « En fait, c’est le concept du village qui pose problème. On a réimplanté ce truc-là ici et ça ne marche pas, parce que nous, jeunes, on a un autre modèle : c’est l’idée de nation, de peuple. Alors que là-bas au pays, c’est divisé en 10.000 villages. Et chacun veut être chef à la place du chef. Il n’y a personne qui parle d’une même voix alors qu’on est un petit Archipel de rien du tout. Le spectacle que donne la communauté dans les îles est frustrant. Tu te dis : « voilà des individus qui ne luttent que pour une chose : manger plus que le voisin ».
Son point de vue reflète le mal-être d’une génération, qui se sent à l’étroit dans l’imaginaire de la République française, mais qui ne se retrouve pas dans l’esprit d’une communauté immigrée, finalement très éclatée. Une génération qui finit en même temps par générer ce sentiment de « comorianité » que le Comorien n’arrive pas toujours à assumer, en tant que tel. Paradoxe ? Fatima, originaire de Moroni, confie: « Actuellement, nos mamans ont tellement peur qu’on leur ramène un non-Comorien qu’elles finissent par accepter tout gendre d’origine comorienne, quel que soit son village. L’essentiel est qu’il soit du pays. Ce qui ne se faisait pas, il y a quelques années, parce qu’il fallait à tout prix épouser le cousin ou le fils du village. Pour le mariage, elles commencent à parler « comorien », en lieu et place du village ». Victoire ? Le mariage est le premier bastion du clan. Ce sur quoi le principe du village est censé veiller…
Soeuf Elbadawi
[1] Article initialement paru dans le journal Kashkazi (n° 60) de février 2007.
L’image en Une figure une soirée twarab de l’ANIF (Association Ngome d’Itsandra) à Marseille.