Morsures et destins fracassés à Mayotte

La couverture à motif de ravenales ramène directement à l’Atelier des Nomades. Petite maison d’édition franco-mauricienne à la sensibilité bien indianocéane. Elle publie le deuxième roman de Nassuf Djailani : Cette morsure trop vive. Un récit sur des idéaux et des destins fracassés. L’auteur y déploie un chant de la terre. Dans une nécessité de redéfinir l’homme à partir de son lieu d’existence…

Dans ce roman, Nassuf Djailani choisit la famille pour en faire le théâtre de son intrigue. Un peu comme dans son premier roman, d’ailleurs. Nassuf écrit depuis un pays à la fratrie éclatée. Les Comores. Il y a là ce père rompu à l’art du paraître, mais quasi absent pour le reste de son monde. Il abandonne son foyer sans un mot, semant le vide dans le cœur des siens. Soul et Khamis, ses enfants, évoluent sous la ferme bienveillance de leur mère.

Une femme-pilier. Elle n’aspire qu’au meilleur. Au point d’incarner, parfois, l’image de la cruauté à leurs yeux : « Soit tu te bats, soit tu te fais bouffer, à toi de voir ! ». Dans l’intimité de la nuit, son cœur s’ouvre sur un monologue, révélant ses inquiétudes : « Les fils de ce pays ne pèsent rien face à l’appétence des charognards. Les grands groupes viennent ici se servir sans scrupules en ouvriers subalternes, sans droits ni possibilités d’en réclamer ». Un autre récit est–il en train de sourdre à Mayotte ? L’auteur laisse planer l’angoisse sur le destin des fils : « Toute la question est de savoir qui des deux garçons parviendra à satisfaire l’horizon d’attente d’une mère ». Le courageux et vigoureux Soul ou le pensif Khamis.

Sans surprise – on le sait dès la quatrième de couv. –, Soul est accusé de meurtre. « Coupable tout désigné » dans une affaire qui le dépasse. Il s’était engagé dans l’armée française, comme pour s’accrocher à l’idéel de la nation, mais en est revenu. « Les enfants d’Outre-mer semblent n’avoir que le corps d’armée pour se hisser au rang d’honnête citoyen » _ un rude constat dans le roman.Fracassé, Soul trimballe ses fantômes de l’Afghanistan, y compris celui du réunionnais Eddy, son camarade du front. Car, pour eux, « les fondements de la république se défendaient jusque là-bas ». A Mayotte, Soul s’est désormais retiré dans sa bananeraie, se forgeant une image de solitaire et de taiseux. Comme si cela pouvait le préserver des drames alentour. Au détour d’un chemin, il découvre, étendu sans vie, le corps d’une jeune femme. Suspecté du pire, il est mis aux arrêts. L’auteur nous plonge alors dans une machinerie policière et politique, reflétant les limites d’un système retors. Une affaire de cocaïne et d’overdose, qui semble s’inspirer de « l’affaire Roukia », mêlant le GIR de Mayotte au décès d’une jeune comorienne en 2011[1].

Un mystère de plus ? La cocaïne, lit-on dans le roman, ne fait pas partie due ce paysage. L’unique « poudreuse » présente sur l’île est la pulpe de coco rappée, dont se sert la mère des deux fils pour concocter ses meilleurs plats. « Fallait voir le temps qu’elle mettait à préparer ses brèdes. Il y avait d’abord le lait qui dégoulinait de ses mains à mesure qu’elle pressait la pulpe de coco en une poudreuse (?)qui formait une montagne dans la bassine en acier. Tout était l’objet de minutieuses mesures dont elles seules connaissaient les secrets ». L’auteur décrit cette femme avec générosité. Il y exprime une vénération certaine. Elle incarne « douceur » et « force » à la fois.  « Un air de défi dans sa forme fragile. On aurait dit une fleur dodelinant au vent avec cette audace dans l’effort, chez elle, de tenir debout ». Mais la volonté d’une mère suffit-elle à rendre ses enfants meilleurs ? Bien avant que le drame ne frappe à leur porte, Soul et Khamis passent des bras de leur mère à celles de Marina. Férocement plus tendre…

En quête d’elle-même, cette jeune française, fille d’un instit installé à Mayotte, surprend par ses excès. L’auteur nous livre une image d’elle, nourrie aux jeux de la séduction. Une morsure pour les deux frangins : « Quant à ses mains, elles savaient où fouiller pour réveiller ce corps saisi d’affolement. Et sa bouche veloutée sur la chair dure du corps arrachait des cris de rage ». Banga et taverne accueillent caresses et interrogations, tandis qu’émerge la violence des paysages autour. L’absence du père, la forte présence de la mère, Marina et ses démons : « L’époque me condamne à peine la bouche ouverte. Ma peau s’éventre sous ses oripeaux. Ma peau révèle tous les désastres impériaux […] Faut-il pour autant toujours des morts plus nombreux ? Du sang coulé ? […] Végète la mosaïque, luise la lune sur le lit dormant de la mer faussement calme. […] Paraît que les civilisations naissent et meurent. On les aide parfois à mourir pour que d’autres leur survivent ». Les trois, Marina, Soul et Khamis, reflètent la difficulté d’une relation pétrie dans la douleur.

Nassuf Djailani.

Dans le roman, se côtoient deux réalités, trempées dans une forme d’apartheid. Dans les hauteurs du patelin, les lotissements des « métropolitains » : « S’y croisaient tous les quatre ans des hommes et des femmes inspirés et investis. Ils étaient en mission dans cette lointaine possession pour inculquer un peu de lumière ». Ils vivent dans le faste : « Les coupes de champagnes, à moins que ce ne fût du vin, faisaient monter ce bruit étrange rythmé de rires gras ». Tandis qu’en contrebas sur les plages, « les gens venaient en famille griller des poulets bicyclettes sur du charbon de bois. La viande du pauvre est grasse et bon marché. Beaucoup d’alcool, par cageots entiers ». Etaient-ce là les rêves et les attentes du « mahorais » ? Le temps semble enclin aux désillusions : « Il y avait très longtemps que l’idée d’une république égalitaire avait déserté les esprits ». Le roman se lit en profondeur comme une critique de cette réalité distordue de la « Mayotte française ». A contre-courant des récits récemment pondus sur une société où la violence surprend les regards au lever du jour. Le roman fait grâce ici aux questionnements de fond. La famille n’y est finalement qu’un prétexte pour mieux raconter la complexité d’une île.

Dans ce texte, Nassuf Djailani accorde à la musique, aux rites, à la terre, une place de choix. Prenant soin de camper le paysage, comme pour y retrouver une mémoire-pays, à l’heure où les discours d’exotisme ont tendance à écarter l’homme pour ne garder que la magie du lagon. Les éléments géographiques s’allient ici comme pour tisser un chant de la terre. Description après description, on voit se construire le visage de la terre-mère. L’auteur y entremêle celui de Chiconi, sa ville natale : « un village enclavé. Quand vous êtes dos à la mer, vous avez face à vous deux mamelles proéminentes qui remontent jusqu’au cœur de la vallée de l’Andriagna ». Mamelles proéminentes ? La terre maternelle semble avoir son mot à dire dans l’enquête en cours, au nom de l’innocence du fils : « Des témoins avaient retrouvé une pioche et une pelle, jetées dans un buisson, en amont de la rivière Andriagna. Dessous, la rivière gloussait et glapissait, à croire qu’elle avait quelque chose à dire, une déclaration à faire ».

D’ailleurs, Soul, une fois libéré, retourne à sa terre : « il avait planté une riche bananeraie, une centaine de pieds de manioc, des aubergines, des kilomètres de salades », etc. Une manière de s’affranchir de toute dépendance, au-delà de sa quête de silence ? Ce retour à la terre saura-t-il le débarrasser de ses fantômes ?  Sous prétexte d’une enquête policière, Nassuf Djailani signe ici un roman sur les utopies en chemin, les femmes et les hommes cabossés, Mayotte. Une approche de l’île, autrement. A la lecture de Cette morsure trop vive, on a toutefois l’impression d’un roman trop élaboré dans sa structuration. Un roman qui exige plus d’une lecture, poussant à croire que, malgré sa casquette de romancier, Nassuf Djailani demeure avant tout un poète, libre de son opacité.

Fouad Ahamada Tadjiri


[1] En 2011, à Mayotte, la mort par overdose de Roukia Soundi, jeune comorienne âgée de 19 ans, permet à la justice de faire la lumière sur une affaire de drogue, mise en circulation par des membres du GIR (Groupe d’Intervention Régional). Ils s’en servaient pour rémunérer leurs indics sur place.