Moroni sous cam s’interroge

Comme dans nombre de pays africains, le géant chinois Huawei a fourni des caméras de surveillance au gouvernement comorien. Elles ont été installées dans la capitale dans une opacité inquiétante. Ailleurs, Huawei est soupçonnée de fournir des cadeaux empoisonnés. Et si c’était le cas à Moroni ?

La volonté, seule, du ministre de l’intérieur, Mohamed Daoudou alias Kiki, expliquerait que des caméras de surveillance soient installées à Moroni. Sans que la ville n’ait eu son mot à dire, ni le parlement. Des caméras « performantes »,« rotatives »« dotées d’une meilleure qualité en image 3D et d’un angle de vues à 360° [caméras dômes] »[1], « avec vision nocturnes », érigées dans les points névralgiques de la capitale. Une technologie impressionnante. Leur apparition a généré de l’inquiétude, touchant à des questions liées aux libertés individuelles et à la crainte de voir se renforcer un pouvoir contesté, avec des yeux omniprésents. Emballement des réseaux sociaux. D’autant que ces jouets auraient coûté 1.500.000.000 KMF. Pas très loin du budget de fonctionnement des deux années de l’hôpital El-Maarouf. Sans chercher plus à convaincre, le ministre, lui, évoque la sécurisation des biens et la lutte contre le terrorisme.

Sauf que ces caméras ne relèvent peut-être pas des seules intentions prêtées au ministre Kiki. Personne n’a posé la question, mais derrière ces objets surconnectés pourraient se cacher d’autres enjeux. En mars 2020, Jason Xia Hesheng, à la tête de Huawei dans les régions Afrique Subsaharienne et Océan indien, disait s’intéresser à différents projets aux Comores, en lien avec « l’émergence » promise par l’actuel régime au pouvoir. Dont celui du Moroni Financial Smart City (MFSC). Pour Beit Salam, qui vise à faire du pays un « haut lieu de la finance internationale dans l’Océan Indien », la MFSC est vue comme écosystème susceptible de nourrir ce projet. Ça sera « une zone d’activité et de résidence spéciale, dotée du statut de Zone Economique Spéciale, prévue pour être établie dans le Nord de l’île de Ngazidja, non loin de l’aéroport et du hub touristique haut de gamme de Mitsamiouli.Elle sera dotée d’infrastructures modernes et sera hautement connectée, pour répondre aux besoins et aux exigences des plus grandes sociétés financières, multinationales, sociétés de services, etc. MFSC sera précisément dotée de tous les attributs d’une « ville intelligente ».

Un projet sous « émergence ».

La « Smart-city » désigne de nouvelles formes d’innovation urbaine. Présentée comme le modèle de la ville de demain, elle sera constituée de multiples caméras, de capteurs et autre objets connectés. On parle même de « citoyenneté augmentée ». Elle rendrait la vie citadine plus sûre, notamment par sa déclinaison sécuritaire : la « safe-city ». Cette dernière trouve un écho particulier dans certains pays du Nord, sous la menace du terrorisme. La safe-city entend déployer des caméras de surveillance dans les lieux publics, dévolues à la reconnaissance faciale. La France, par exemple, veut recourir à cette technologie pour la coupe du monde de rugby, prévue en 2023 et les jeux olympiques de 2024[2]. Le hic – il y en a un – c’est qu’elle n’est pas encore tout à fait au point. Des ajustements et des expérimentations sont nécessaires d’un point de vue technique et juridique. Certaines municipalités comme Suresnes ou Nice l’ont expérimenté dans un temps limité. Elles se sont vite heurtées aux collectifs et autres organisations à cheval sur les libertés.

Huawei, qui compte occuper une place importante dans ce domaine, ne ménage pas ses efforts. La firme va jusqu’à équiper (gracieusement) la ville de Valenciennes, en France, d’un système de vidéosurveillance en 2017. Dans une opacité qui inquiète la CNIL[3].« 240 caméras, en échange d’un test grandeur nature de son modèle de safe-city pendant trois ans »« Un cadeau empoisonné », s’enflamme l’opinion française, davantage inquiète, depuis le scandale sur les Ouighours. Huawei a été accusée de participer à l’identification et à la répression de cette minorité en Chine[4]. Si le nom du géant chinois dérange dans les pays du Nord, au point d’y être exclu de chantiers importants tels que celui de la 5G, la firme étend sa présence dans une Afrique aux législations permissives. Elle a équipé plus d’une dizaine de pays de caméras de rues, munies d’un système de reconnaissance faciale, réputée de haute performance.

Sur sa technologie, TV5Monde écrivait en 2019 : « ces algorithmes de reconnaissance vérifient quels vêtements vous portez, quelles chaussures sont à vos pieds […] votre démarche […] votre passé peut vous rattraper, désormais. Les algorithmes peuvent prendre une image d’un seul côté de vous et restituer tout votre visage, puis le faire passer par le système de caméras, et ils seront alors capables de dire où vous en étiez depuis deux semaines […] Quel était le centre commercial où vous étiez, quelle voiture vous conduisiez, qui était avec vous au centre commercial. Toutes ces associations se font par l’intelligence artificielle seule ». Un modèle de la « safe-city », qui séduit des pays comme le Maroc, le Kenya, le Zimbabwe, le Mozambique etc. Des caméras de rues y apparaissent à partir de 2017. C’est dans cette période qu’elles sont arrivées à Moroni, sans que le nom du fournisseur ne soit évoqué. Mais il s’agit bien du même Huawei. Un hasard ?

Expérimentation sur territoire à législation réduite.

En Ouganda, la firme n’a pas hésité à mettre sa technologie au service des pouvoirs en place, au mépris des libertés. Elle aurait aidé le régime à espionner les opposants politiques[5]. Une pratique qui vient nourrir le feu des inquiétudes formulées à Moroni – les yeux omniprésents et la répression politique. Mais un autre enjeu mérite d’être évoqué : celui de l’expérimentation de la reconnaissance faciale et de la prédation massive de données. Huawei serait-elle trop gentille à Moroni pour ne se contenter que de surveiller ? Dans la course à l’innovation, l’entreprise a besoin de tester ses algorithmes, de les affiner en situation réelle, comme pour Valenciennes. Avec probablement plus de temps et moins d’entraves à Moroni.

Il est ridicule de penser qu’un ministre de l’intérieur ait dépensé plus d’un milliard KMF pour se faire plaisir avec des caméras de rue. Ces dernières entrent dans un programme (réel ou imaginé) de l’Etat Comorien dont le plus probant est celui de la smart-city. En attendant, Huawei tire profit de l’installation de ces caméras, en aiguisant sa technologie de surveillance, qu’elle pourra vendre, au moment venu, au monde de la technopolice. On ne sait pratiquement rien sur la gestion des caméras et le devenir des images collectées à Moroni, en dehors de ce qu’a écrit Al-Watwan, à savoir qu’« il y a un commandement secret avec l’implication de la gendarmerie, la police et le Cosep ». Pourquoi tenir tout ceci dans le secret ? A l’heure des GAFAM et de leur soif inextinguible de données, la nécessité de comités d’éthique veillant à la bonne gestion des images ainsi recueillies se fait ressentir, ailleurs. Qu’en est-il de Moroni ? En tous cas, si vous passez au rond-point de la Coulée ou à celui de la Place de France, tirez la tronche, sans hésiter, votre visage ne vous appartient peut-être plus. Au même titre que votre démarche…

Fouad Ahamada Tadjiri


[1] La Gazette des Comores. 

[2] Le livre blanc de la sécurité intérieure (France). 

[3] Commission nationale de l’informatique et des liberté (France). « Valenciennes : la ville mise en garde par la CNIL sur l’usage de son système de surveillance offert par Huwaei », titre Franceinfo ce 04/08/2021.  

[4] « D’après l’organisation Human Rights Watch, entre 2016 et 2018, 2 000 Ouïghours ont été arrêtés dans la province d’Aksu, au Xinjiang, parce qu’ils avaient été signalés par un logiciel de la police locale. Il recueillait toutes les données possibles et imaginables : groupe sanguin, taille, affiliation politique ou religieuse, adresse IP, consommation d’électricité. Si un Ouïghour fait le plein d’une voiture qui n’est pas la sienne, la police est alertée. S’il éteint trop souvent son téléphone, la police est alertée, s’il télécharge WhatsApp ou Telegram, la police est alertée. Suivant le degré de dangerosité qui lui est attribué, il peut ensuite être assigné à résidence, emprisonné ou envoyé dans un camp de rééducation »,écrit franceinfo.

[5] Selon une enquête révélée par le Wall Street Journal, Huawei aurait aidé les autorités ougandaises à intercepter les appels téléphoniques, les conversations sur les réseaux sociaux et les déplacements des opposants politiques. Ce qui a aussitôt créé un autre scandale autour de la société chinoise.