Le shiKomori en polynomique

Les débats sur la langue comorienne, pratiquée au quotidien, mais non enseignée et non utilisée dans la transmission des savoirs académiques, tout en étant considérée langue officielle, se poursuivent. Se pose ici la question de savoir notamment si on peut l’assimiler ou non à la grille de lecture polynomique avancée par Marcellesi.

Le shiKomori est constitué de quatre dialectes : shiNgazidja, shiMwali, shiNdzuani et du shiMaore. L’île de Mayotte étant sous tutelle française, son dialecte est parfois considéré comme une langue à part entière par certains de ses locuteurs, en opposition au shiKomori, entraînant le débat sur le terrain de la politique et des querelles identitaires.

Un fait notoire : tous ces dialectes, y compris le shiMaore, sont inter-compréhensibles entre eux. Malgré cette intercompréhension et la mise en place d’une orthographe officielle sur proposition du linguiste Chamanga depuis 2009, le shiKomori ne parvient toujours à un niveau « standard ». Il n’existe toujours pas un shiKomori qui serait la norme, même s’il existe nombre d’ouvrages, aujourd’hui, de grammaire notamment, qu’on peut citer en des référence.

Ces livres offrent des repères pour écrire dans le dialecte de son choix. Les premières œuvres écrites en langue shiKomori en sont témoins. En 2011, un premier roman a été publié en shiNdzuani. Il s’agit d’un texte autobiographique, écrit par Mohamed Nabhane, originaire de Mutsamudu. Il s’intitule Mtsamudu Kashkazi kusi moisir (Komedit). En cette même année 2011 est paru une traduction du Coran (la première ?) en shiNgazidja. Une traduction faite par Youssouf Ahmad Amdjad, enseignant de langue arabe.

L’école coranique où l’enfant apprend ses premiers mots en arabe, enseignée en langue shikomori. Le dessin provient d’un travail réalisé par des enfants du Nyumakele avec des élèves du lycée d’Excellence de Ndzuani, en partenariat avec l’association Maesha.

Des publications qui ont fait ressortir une réalité. Ecrire dans son dialecte traduit une forme de satisfaction par rapport à une identité communautaire, mais ne recoupe pas forcément les fondamentaux d’une appartenance archipélique plus ouverte. Mais écrire dans son dialecte s’explique aussi par le fait que la langue n’étant pas enseignée, il n’existe pas un shiKomori standard, au travers duquel s’exprimerait ce qui rassemble. Ceux qui écrivent, le fontt dans le dialecte qui leur est familier. 

Parler ou écrire avec un dialecte plutôt qu’avec un autre relève, formellement, de la polynomie linguistique. L’expression (« polynomie linguistique ») est une création du linguiste corse Jean-Baptiste Marcellesi. Il affirme y avoir pensé pour éviter des problèmes lors des choix liés à la standardisation du corse. C’est dans ce sens qu’on trouve des ressemblances entre les cas corse et comoriens. Si le projet d’intégrer le shiKomori comme « langue enseignée » et comme « langue d’enseignement » dans certaines écoles, dès la rentrée prochaine, se concrétise, la standardisation devient une étape cruciale.

C’est pour cette raison que nous empruntons le principe de la polynomie linguistique à Marcellesi[1], pour qui les langues polynomiques sont des « langues dont l’unité (…) résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur la décision massive de ceux qui la parlent de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues. » Dans la polynomie linguistique, nous retrouvons l’idée de tolérance dans la variation linguistique[2] et par ricochet un encouragement au plurilinguisme.

Le shiNdzuani convoqué sur le terrain de la contestation politique dans un pan de mur à Ouani.

Une langue polynomique a cette particularité de ne considérer aucune variété comme étant supérieure à une autre. Dans une langue polynomique il n’existe pas de variété avec une norme supérieure et d’autres considérées comme inférieures. Nicolas Sorba[3], insistant sur cette absence d’hiérarchie, déclare : « Le corse, langue polynomique, rend compte de la diversité dialectale en lui conférant un caractère légitime et ne hiérarchise pas les différentes normes en présence ».

En effet, la polynomie tient compte d’une tolérance (dialectacle) vis-à-vis des locuteurs. Le simple fait de considérer qu’il n’y a pas de norme supérieure à l’autre par rapport aux variétés mais que toutes sont légitimes, place le locuteur lui-même au centre de la question. Cela veut dire que tous les locuteurs sont acceptés comme ils sont, ne se sentent pas amoindris ou diminués face à d’autres locuteurs, ne serait-ce que dans la manière de parler, par exemple. Dès lors qu’on accepte la légitimité de toutes les variétés ou langues présentes dans un espace donné, on s’éloigne aussi de l’idée qu’un pays doit se constituer en une seule langue _ schéma que l’on retrouve le fonctionnement de la république française. 

La France prône effectivement un monolinguisme d’Etat. Bien que plusieurs variétés et langues existent sur son territoire, seule une variété se représente comme la norme. Il s’agit d’une langue née du centralisme et de son influence. La variété imposée par Paris  vient constituer la norme, tandis que les autres parlers sont renvoyés à la marge. A ce propos, on peut souligner le néologisme « glottophobie » créé par Philippes Blanchet pour justement dénoncer la discrimination liée à la langue, aux variétés de langue.

Message de sensibilisation sur un mur à Mamoudzou en shiMaore.

Une langue peut ainsi être à l’origine d’une logique discriminatoire. C’est pour cette raison que le choix de la politique linguistique devient un endroit de débat. La polynomie linguistique a le mérite de ne placer aucune variété de langue au-dessus d’une autre, mais plutôt de considérer chaque variété comme une norme en soi, qui rejoint la dynamique archipélique et la vision officielle de la représentation de la langue dans l’histoire du pays. Plus concrètement, le shiMwali peut être la langue de l’enseignement à Mohéli, le shiNdzuwani à Anjouan, le shiNgazidja à Ngazidja, le shiMaore à Maore, en même temps que se multiplient les logiques de convergence au niveau plus global de l’archipel.

Un challenge pour les autorités des deux principales parties ( Mayotte département et Union des Comores) de l’archipel ! Faire en sorte que chaque dialecte trouve le moyen d’assurer les fonctions « régaliennes » ou « officielles » d’une langue, notamment celle de l’enseignement, c’est aussi trouver le moyen d’entretenir, à l’instar des Anciens, un élément essentiel de ce qui fait « peuple » dans le pays. A ce propos, Jean-Marie Comiti[4] évoque la notion de « polynomie culturelle ». Cette dernière met en avant l’idée d’une tolérance à toutes les cultures. Une pluralité dont se réclame l’histoire même des Comores depuis l’avènement des premiers habitants débarqués là, certains venant de l’Asie, d’autres provenant de l’Afrique ou de l’Europe. Une histoire faite de melting-pot comme le disait le sociologue Salim Djabir …

Moursil Chadhouli


[1] Jean-Baptiste Marcellesi, 1984, p.314, cité par Nicolas Sorba. Cf. Forlot G. & Ouvrard L. (dir.) (2020), Variation linguistique et enseignement des langues, le cas des langues moins enseignées, Presses de l’Inalco ( p : 67 – 68).

[2] V.https://books.openedition.org/pressesinalco/39989?lang=fr#ftn3

[3] Forlot G. & Ouvrard L. (dir.) (2020), Variation linguistique et enseignement des langues, le cas des langues moins enseignées, Presses de l’Inalco ( p : 68 )

[4] Université di Corsica Pasquale Paoli, UMR 6240 LISA, Territoires et démocratie culturelle : vers un nouveau contrat éducatif, Corti, 4 – 7 juillet 2011, Vcongrès international, (Jean-Marie Comiti, p : 255)

L’image en Une figure un travail avec un élève de Fomboni à partir d’un livre (Les bêtes de la mer deAnnick Gondard, éditions Komedit), écrit dans les trois langues officielles du pays: shiKomori, français et arabe.