Streaming & co. à Moroni

La scène musicale est gagnée par la révolution du numérique. Les jeunes artistes comoriens diffusent leur musique sur les plateformes d’écoute en ligne. Se posent des questions liées à leur rémunération et à l’épanouissement d’un écosystème local, à l’heure où le streaming avale tout sur son passage. Cette scène est-elle capable de s’inventer là un modèle d’existence, garantissant son indépendance économique ?

Ailleurs le débat reste ouvert sur la rémunération des artistes par les plateformes d’écoute en ligne, telles que Deezer, Spotify et Apple Music. Des inégalités liées au modèle de rétribution – approche data centric – sont ici ou là pointés du doigt. On parle d’une logique de rémunération, ne favorisant que les artistes extrêmement populaires, avec de très hauts taux de stream. « Sur 1,6 millions d’artistes dont la musique a été mise à disposition sur les plates-formes en 2019, 1% a capté 90% des écoutes globales […] Et parmi ce 1% d’élus, 10% ont concentré 99,4% des écoutes », s’inquiète Le Monde[1]. Il faudrait le succès d’un Soprano – il a rempli plus d’un Vélodrome – pour prétendre gagner de l’argent dans ces nouveaux boulevards de la musique. A Moroni, les jeunes artistes misent de plus en plus sur ces plateformes pour diffuser leurs titres. Qu’y gagnent-ils ?

C’est devenu systématique. Chaque nouvel opus, comme par souci de gloriole, est suivi de la mention : « dispo sur les plateformes de streaming ». Ni abus, ni esbroufe, la tendance est montante, même si personne n’explique cet enthousiasme récent pour l’outil web. « Je pense que c’est ce qu’il y a de plus simple pour faire exister ses sons », lâche Zoubs Mars, nouvelle révélation pop dans l’archipel. Pour les jeunes, Spotify, Deezer et Apple Music seraient un moyen rapide d’exister, sans devoir passer par la case classique de l’album physique. Ils y balancent single, EP, et se contentent de communiquer sur les réseaux sociaux, afin d’élargir la fanbase« Un album, c’est beaucoup de travail, poursuit Zoubs Mars. Je prévois, bien sûr, d’en sortir un. Mais là, j’essaie d’abord de sortir des singles. Un album sans engouement autour, c’est des sons perdus, je trouve. En plus, les gens ont tendance à consommer plus les singles que les albums ». Le « Mohelian boy », comme il se surnomme, se montre, cependant, sceptique, quant au fonctionnement des plateformes de streaming.

Sur Deezer, Spotify ou Napster, non seulement l’artiste n’y gagne pas pour son argent, mais il doit en plus payer : « Quand tu mets ta musique sur Spotify, tu paies pour qu’elle soit distribué. Il y a des plateformes de distribution qui s’en chargent. Moi, j’utilise Tunecore », explique-t-ilCette dernière plate-forme propose un modèle d’abonnement annuel, adapté au type de contenu[2], sans toucher de commission par mois, contrairement à d’autres. Parlant des jeunes artistes, le « Jamaïcain » de la ville de Moroni, Da Most Wanted, déplore : « Ils ne gagnent pas grand-chose, voire pas du tout. A part faire un concert et gagner un cachet. Ils ne gagnent rien en distribution ». De leur musique sur le net, s’entend. Ce chanteur de reggae dance-hall signale un manque de vision certain : « Parce que la plupart font de la musique juste pour le buzz, ou par amour pour la musique ou par amour de ce qu’apporte la musique. Leur succès ? Su’ils soient plébiscités dans les quartiers ». D’où la logique du single et du succès immédiat, favorisée par la nouvelle culture du stream.

Zoubs Mars, ainsi qu’un artiste du label Watwaniya.

« Itunes et Deezer ne sont pas nos amis », tance Chébli Msaïdié, artiste et producteur. Riche d’une longue expérience dans le secteur des musiques du monde en France, il s’avoue quelque peu vaincu : « Nous n’avons aucun moyen de contrôle. C’est nouveau ». Soulignant l’absence de garde-fous dans la jungle du streaming, il avance un exemple : « Les radios ont l’obligation d’avoir une playlist, de la communiquer à la SACEM, mais les Deezer et autres, c’est eux-mêmes qui nous disent combien de fois ça a été écouté. C’est tellement sophistiqué. Les structures ne sont pas assez organisées, aujourd’hui, pour pouvoir contrôler ces gens-là. Ils ont créé le supermarché et la caisse et aussi le contrôle. Comment voulez-vous faire ? » Pour Moroni, Chébli rappelle que si le streaming attire les artistes, il n’en est pas de même du côté des auditeurs. « Le streaming, c’est un abonnement. Et très peu de gens ont les moyens de s’abonner ». Si le public « naturel » ne paie pas pour écouter les productions locales, peut-on encore discuter du principe d’une économie sur le web ?

« Ceux qui streamentle plus la musique aux Comores, c’est les gens de la diaspora. Ils ont Deezer et Spotify dans leur voiture. Si ta musique n’est pas dedans, c’est dommage. Ils iront streamer celle de Kaaris », articule Da Most Wanted, qui prévoit de sortir un album dématérialisé, prochainement. Pourquoi pas un album physique ? « C’est plus coûteux de faire un album physique, actuellement. Et les gens ne l’utilisent pas. Même les radios de voiture n’ont plus de lecteur cd. C’est fini ! Ils fonctionnent par Bluetooth et par clés USB ». Une sentence que Chébli partage, tiraillé qu’il est entre deux époques. L’ancien disquaire du Virgin Mégastore (France) discute le principe : « Il ne faut pas revenir au disque. Il faut revenir au live. Au spectacle ». A ceux qui voient le retour au vinyl comme une réponse possible, avec le principe du collector qui valorise le produit :« Le vinyle est revenu, mais c’est une mode de riches. Vous ne pouvez pas demander non plus à mon neveu, qui écoute de la musique sur son portable, d’aller s’acheter un cd à 5 euros. Alors que s’il le recharge pour 2 euros, il peut écouter tout ce qu’il veut pour le mois ».

Il faut donc repenser le modèle, en tenant compte de ce mode de consommation. Revenir au live permettrait, selon Chébli, de redessiner les contours d’une scène locale avec son économie propre. L’idée de la musique en disque passe ainsi à la trappe, sans crier gare. Pour Da Most Wanted, certains artistes « voient mieux les choses, comme Dadiposlim, Cheikh Mc, ou Zoubs Mars, maintenant. Ils ont quand même une vision de commercialisation de leur musique ». Comprendre par là le fait que ces artistes misent sur le succès pour se forger une image à mettre aux enchères auprès d’entreprises, organismes ou sociétés. La tendance actuelle est aux ambassadeurs. Cheikh Mc l’a été pour l’Unicef, Dadiposlim l’est devenu pour la Bic (l’Atlantic Financial Group) et Zoubs Mars défend l’image de la société Telma. Ceux-là semblent s’en sortir, bien que d’autres questions viennent ensuite se dresser sur le chemin, d’ordre d’éthique.

Chebli Msaidie.

Pour gagner de l’argent, ces artistes recourent aussi à YouTube, que Zoubs Mars préfère aux plateformes classiques de streaming. C’est gratuit et ça peut rapporter, lorsque le chaîne de l’artiste remplit certains critères. Avoir plus de 1.000 abonnés, aligne plus de 70.000 vues et cumuler 4.000 heures de visionnages dans les 12 derniers mois. Zoubs Mars se rappelle : « J’avais créé une chaîne YouTube. J’y mettais certaines musiques. Ça a commencé… petit à petit. Je suis parti au Maroc, j’avais dans les 900 abonnés. Un truc comme ça. Du coup, quand j’ai mis mon Ep sur YouTube, ça m’avait encore apporté plus d’abonnés. J’ai envoyé la demande à Google. Et après, ça été monétisé. J’ai continué à mettre mes vidéos sur YouTube, tout ce que je faisais comme contenu, que ça soit clip ou audio, je le mettais sur ma chaîne pour essayer de la développer ». Sur YouTube, la rémunération varie selon plusieurs paramètres[3]. On sait néanmoins qu’avec 1 millions de vues, un artiste peut atteindre les 250.000 fc. Zoubs Mars avoue être déjà passé par là. Tout dépend de la rapidité avec laquelle on atteint ce chiffre.

Mais combien peut rapporter une chaîne – des plus suivies au pays – comme Watwaniya Muzik, de l’artiste Cheikh Mc par an ? Elle comptabilise 32.000 abonnés et plus de 11 millions de vues. Son compteur ne prend pas la pause. En cinq mois, le clip « Gombessa » a fait 118.000 vues. Trois ans après sa sortie, « Djibuwe » a fait 2,6 millions. Un vrai succès ! Sans oublier que la chaîne propose des contenus d’autres artistes que ceux de Cheikh lui-même. Certains évoluent sous son label Watwaniya, d’autres y sont justes invités. Comme Soulaiman Mze Cheikh (26.000 vues en une année), Nadia Elikia (76.000 vues), ou encore Fahid Bléd’art (150.000 vues). Une vraie machine à vues. Reste à savoir si ces artistes touchent des royalties pour leur passage sur cette chaîne. La réaction de Da Most Wanted, ancien membre du label Watwaniya, sous-entend le contraire : « C’est la chaîne YouTube d’un label monétisé. Tout ce qui est payé pour cette chaîne revient au nom à celui qui l’a mis en ligne. C’est-à-dire que, Chucky ne percevra rien du tout, s’il y a un de ses clips qui tourne. C’’est Cheikh Mc qui percevra, parce que c’est lui Watwaniya ».

Pour tous les autres cas de figure, le fonctionnement est presque le même que pour le streaming. S’ils ne gagnent pas vraiment d’argent sur la toile, les artistes arrivent à générer de la visibilité, grâce à l’outil. La jeunesse comorienne ne rate aucune occasion de se connecter sur les réseaux. Un plus grand marché est sans doute à envisager à l’avenir, avec le développement des nouvelles technologies dans l’archipel. Mais faut-il y voir un réel changement pour la condition faite à ces artistes ? « Le jeune se contente de YouTube ou du streaming, selon Chebli. C’est son monde d’aujourd’hui. Mais ça serait lui mentir que de lui dire que c’est ça le succès. C’est faux ! Un clic ne fait pas vivre». Un avis que certains photographes et réalisateurs auront du mal à partager, vu que c’est leur production qui profite le plus de la vague…

 Fouad Ahamada Tadjiri


[1] « Les précaires du streaming musicale passent à la contre-attaque », Le Monde. 

[2] Un single est distribué pour 9,99€ et pour un album cela monte à 49,99€. 

[3] La rémunération varie selon le CPM (coup pour mille) et c’est YouTube qui le fixe selon le pays, le type de contenu et la publicité. Il est calculé en fonction du nombre de visionneurs et non de visionnages. 

L’image en Une est une capture du clip Djibuwe de Cheikh Mc et Samra.